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« Choc des civilisations » : le retour d’une idée réactionnaire

17/09/2015

« Choc des civilisations » : le retour d’une idée réactionnaire

Sous le feu de la décomposition des piliers fondamentaux de l’Union Européenne, comme l’euro avec la crise grecque et maintenant la liberté de circulation (avant tout celle des marchandises) avec la redécouverte des frontières par les bourgeoisies des pays européens, une certaine idée du cosmopolitisme, déjà réduite en miettes par la crise économique, se transforme en son contraire avec la crise migratoire.

La bourgeoisie européiste se vantait de cosmopolitisme devant le monde anglo-saxon

Le tournant bonapartiste imposé par Bush après les attentats du 11 septembre 2001, qui atteint son paroxysme avec l’intervention en Irak en 2003 sans l’approbation des Nations Unies, a donné lieu, quelques années après la création de l’euro, a une nouvelle idéologie européiste qui, face à la politique agressive du tandem anglo-saxon Bush-Blair, vantait ses vertus et capacités pour mettre en ordre le monde. Rien de mieux que les intellectuels pour refléter l’état d’esprit de l’époque. C’est ainsi que dans Après-Guerre, une longue description de l’évolution de l’Europe depuis la chute du Troisième Reich à 2005, l’écrivain britannique Tony Judt, s’exclame : « L’émergence de l’Europe à l’aube du XXIe siècle comme un modèle de vertus internationales : une communauté de valeurs défendues également par les européens et les non-européens comme un exemple pour l’émulation de tous. ».

Mark Leonard, cofondateur et directeur du Conseil Européen aux Relations Extérieures et lié à l’époque au Parti Travailliste, va dans le même sens dans un manifeste intitulé Pourquoi l’Europe prend la tête du 21e siècle , essai dans lequel il défend le projet d’intégration de l’Europe, en le présentant comme la future alternative au modèle néoconservateur nord-américain de George W. Bush. Selon Leonard, si les Etats-Unis vainquent, l’Europe, elle, convainc. Il ajoute que « l’Europe représente une combinaison de l’énergie et la liberté venant du libéralisme avec la stabilité et le bien-être qui vient de la social-démocratie. Dans la mesure où le monde est chaque fois plus riche et va au-delà de la satisfaction des nécessités basiques comme la faim ou la santé, l’European way of life va devenir incontournable ».

Autrement dit, l’Europe allait devenir le phare pour les pays émergents comme l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud, et même la Chine, dirigée de façon autocratique par la bureaucratie de Pékin. Pour parachever le tableau du climat idéologique que la prospérité du projet européen a engendré, il faut chercher du côté du principal philosophe allemand vivant, Jürgen Habermas, pour qui l’Europe avait trouvé des « solutions exemplaires » à deux des plus grandes questions de l’époque : le « gouvernement au-delà de l’Etat-Nation » et les systèmes de bien-être qui « servent de modèles » au monde. Et, optimiste, il s’aventurait à dire : « Si l’Europe a résolu des problèmes d’une telle amplitude, pourquoi ne pourrait-elle pas défendre et promouvoir un ordre cosmopolite sur la base de la loi internationale » (The Divided West, Cambridge 2006). En d’autres termes, il développe une soi-disant « utopie réaliste » dans laquelle le projet européen aurait abouti, sur toute la planète, à un modèle de société du respect humain.

La crise de la dette grecque détruit l’idée d’une Europe des solidarités

Seulement quelques années plus tard, dans la continuité de la crise de 2007-2008 dont la deuxième phase a comme épicentre le Vieux Continent en 2010-2012, l’optimisme facile s’est de plus en plus transformé en son contraire avec la crise de l’euro. Après le refus des dirigeants de l’UE de l’appel au référendum grec de 2012, Habermas commence tardivement à avertir du « déficit démocratique des institutions européennes ». Nous disons tardivement car, passé de longue date du marxisme hégélien à un kantisme pragmatique expliquant que la société de classes a disparu en laissant place à une société de citoyens, il ne tint pas compte de la rapide insatisfaction des masses européennes par rapport au projet de l’UE, comme cela s’est manifesté en France avec le Non au Traité Constitutionnel en 2005. La question de la dette des pays de la zone euro et les diktats de la Troïka l’amènent à s’effondrer sous le poids de l’évidence, l’évidence des risques pour l’Europe de s’engager dans une trajectoire « post-démocratique » pour résoudre ces problèmes économiques et financiers. Selon les termes qu’il emploie alors, le processus grec initierait le passage d’une Europe de gouvernement à une Europe de « gouvernabilité », euphémisme pour désigner une forme dure de domination politique se basant à peine sur les traités internationaux. Il présente alors comme porte de sortie la nécessité d’avancer vers une régénération démocratique fondée sur une Constitution Européenne (« Zur Verfassung Europas », De la Constitution Européenne, 2012).

Quelques années plus tard, à la veille de l’humiliation de la Grèce par la Troïka en juillet 2015, Habermas se montrait cette fois sans pitié envers les politiciens européens sur lesquels il fondait tant d’espoir dix ans auparavant. Dans un article que Le Monde a appelé librement « La scandaleuse politique grecque de l’Europe », il dénonce le fait que « La faible performance du gouvernement grec ne change rien au scandale : les hommes politiques de Bruxelles et Berlin se refusent à endosser leur rôle d’hommes politiques lorsqu’ils rencontrent leurs collègues athéniens. Ils en ont certes l’allure, mais, lorsqu’ils parlent, ils le font exclusivement dans leur rôle économique, celui de créanciers. Qu’ils se transforment ainsi en zombies a un sens : il s’agit de donner à la procédure tardive de déclaration d’insolvabilité d’un Etat l’apparence d’un processus apolitique, susceptible de faire l’objet d’une procédure de droit privé devant des tribunaux. Car cela ayant été fait, il est d’autant plus facile de nier une coresponsabilité politique. Notre presse s’amuse du fait que l’on ait renommé la « troïka » – et il s’agit effectivement d’une sorte de tour de magicien.

Mais ce qu’il exprime, c’est le vœu légitime de voir le visage des hommes politiques surgir malgré tout derrière le masque des financiers. Car ce rôle est le seul dans lequel ils peuvent avoir à rendre des comptes pour un échec qui s’est traduit par quantité d’existences gâchées, de misère sociale et de désespoir. »

Autrement dit, son « utopie réaliste » s’est heurtée à l’Europe du Capital, qui n’a rien à offrir si ce n’est la réaction sur toute la ligne, comme le montre aujourd’hui la crise des réfugiés.

Les libéraux européens deviennent Bushistes : le retour des croisades contre les « maures » et les « barbares »

La crise migratoire commence à montrer un nouveau tournant à droite du débat idéologique européen. C’est en Hongrie, pointe avancée de la croisade anti-migrants, que le tournant s’est manifesté le plus ouvertement. Prenons l’exemple de György Konrád, intellectuel libéral hongrois. Dans une interview au quotidien italien de centre gauche La Repubblica, ce dernier trouve surprenant que Konrád ait défendu les plans du premier ministre Orbán pour contenir le flux d’immigrés sans papiers. L’écrivain libéral critique le gouvernement hongrois, mais admet en même temps que le premier ministre a raison d’affirmer que les frontières de Schengen doivent être défendues face à ce « tsunami » de migrants. Il refuse aussi l’idée suggérée par la gauche, qui compare le mur érigé à la frontière sud au Rideau de Fer. Konrád demande plus de compréhension envers Orbán, expliquant que l’immigration musulmane est une préoccupation qui doit être prise au sérieux. Il ajoute que contrairement à l’Allemagne, la Hongrie n’a pas besoin d’importer des travailleurs musulmans qualifiés. Si l’économie croît et que la nécessité en travailleurs qualifiés augmente, Konrád recommande de compter d’abord sur les hongrois vivant hors du pays plutôt que sur des immigrants du monde islamique.

Un autre écrivain hongrois, Rudolf Ungváry, très critique du gouvernement, qui l’a même accusé de mettre en place une sorte de régime fasciste, va encore plus loin. Il questionne la gauche et les libéraux en Europe, qui auraient toujours cherché à éviter la question de savoir si les réfugiés dont la culture est incompatible avec la culture européenne doivent être les bienvenus. Il suggère que la civilisation européenne se base sur le principe d’une égale dignité, pendant que les demandeurs d’asile « viennent du monde islamique et autres cultures africaines, où les valeurs démocratiques existent à peine ». Ungváry croit que l’Europe a été jusqu’ici favorable à l’immigration parce que les derniers venus provenaient de l’intérieur de la civilisation européenne, mais que, en revanche, « le flux de réfugiés provenant du Tiers-Monde mettraient en danger les conquêtes des Lumières ». Ungváry interprète l’expérience des Etats européens occidentaux comme étant la preuve que les migrants du monde islamique ne peuvent pas s’intégrer. La raison serait que « même les intellectuels musulmans croient en la supériorité de l’islam et refusent la séparation entre la religion et le politique ». Il va jusqu’à dire que les musulmans en Europe défendront bientôt l’instauration de la sharia.

Séparé jusqu’à il y a peu des intellectuels conservateurs face à l’attitude du gouvernement bonapartiste d’Orbán, ils se rapprochent de plus en plus de ces intellectuels, qui comme l’historienne conservatrice Mária Schmidt, soutiennent que l’Europe devra rapidement décider de la défense ou non de sa culture basée sur les valeurs chrétiennes et des Lumières. Selon elle, l’Europe est face a une crise d’identité, affaiblie par les idées post-chrétiennes et post-nationalistes, et par l’Etat-providence.

Nous savons comme marxistes que l’impérialisme est la réaction sur toute la ligne, mais nous n’imaginions pas que la barbarie signifiait un retour aux Croisades contre les « maures » et les « barbares ». Il est urgent d’arrêter ça.

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