La seconde phase de la crise mondiale, avec son épicentre européen, ses « guerres des devises » et ses plans de sauvetage faramineux de plus en plus impuissants ã aménager une sortie de crise montrent les limites du capitalisme ã garantir sa reproduction en tant que système. Parallèlement l’impérialisme américain a accentué son recul historique sans qu’une puissance capable de le remplacer n’ait surgi. C’est dans ce cadre qu’il doit faire face aux tensions géopolitiques de plus en plus importantes provoquées par la crise.
Sur le terrain de la lutte des classes nous ne commençons ã voir que les premières conséquences de la crise mondiale. Après la Grèce la classe ouvrière a puissamment fait irruption en France sur le devant de la scène dans le cadre d’une Europe en crise. Elle vient de faire une première démonstration de force qui, malgré le vote de la loi sur la réforme des retraites au Parlement, pose les bases d’une nouvelle étape avec des caractéristiques pré-révolutionnaires en France. En même temps les tentatives de faire payer intégralement la crise aux travailleurs ouvrent des perspectives de nouveaux affrontements dans plusieurs pays d’Europe. Alors que nous écrivons cet article le processus initié par le soulèvement tunisien se répand dans tout le Nord de l’Afrique et dans d’autres pays arabes et trouve aujourd’hui son point le plus le plus aigu dans le processus révolutionnaire égyptien.
Ces premières batailles se développent après des années de recomposition sociale et de refonte des revendications du prolétariat. Cependant cette recomposition est combinée ã un retard politique du mouvement ouvrier sans précédent. Le prolétariat est traversé par une grave crise de subjectivité qui est le fruit de l’offensive néolibérale, de la restauration capitaliste dans les états ouvriers bureaucratisés et de la démoralisation produite par l’identification du stalinisme au « socialisme réel ».
Cette contradiction entre la réactualisation des prémisses objectives pour la révolution prolétarienne et la crise de subjectivité que traverse le mouvement ouvrier est le point de départ obligé pour toute compréhension profonde des tâches actuelles des révolutionnaires. L’actualité du marxisme réside dans la persistance des conditions qui lui ont donné naissance et, dans le cas du marxisme classique du XXe siècle, par la continuité des conditions de l’époque impérialiste de déclin du capitalisme. L’héritage de Trotsky en tant que fondateur de l’Opposition de Gauche et de la IV Internationale doit être entendu comme point de départ fondamental afin de comprendre la contradiction que nous vivons, entre les conditions objectives et subjectives, afin de clarifier les causes et les conséquences de cette contradiction et réfléchir aux tâches des révolutionnaires dans une situation historique où, au fur et ã mesure que la crise s’aggrave, de nouvelles conditions pour avancer vers la reconstruction du marxisme révolutionnaire se font jour, toutes liées au développement des grands événements de la lutte des classes.
PREMIÈRE PARTIE : L’ÉTAPE DE LA « RESTAURATION BOURGEOISE »
Le XX siècle a donné naissance à l’époque impérialiste avec une première période traversée par deux guerres mondiales, la victoire de la Révolution russe, la crise des années 1930 et la montée du fascisme ; une seconde marquée par l’ordre de Yalta auquel nous nous référerons plus en avant ; 1989 étant la date emblématique d’une troisième période d’une époque de crises, guerres et révolutions dont nous pourrions synthétiser les principales caractéristiques par deux mots, « restauration bourgeoise ». Aujourd’hui la crise mondiale et ses profondes conséquences historiques nous placent face ã une quatrième période marquée par la réactualisation des conditions classiques de l’époque impérialiste. Mais l’histoire ne se répète jamais. La compréhension des contradictions accumulées au cours de la période de « restauration bourgeoise » constituent un nouveau point de départ afin d’analyser les caractéristiques du théâtre des opérations et des batailles de classe qui seront à livrer au cours des prochaines années.
Restauration absolutiste et « restauration bourgeoise », une comparaison
Ce n’est pas un hasard si dans les rangs bolchevicks, vers 1926, on avait cherché des références dans le processus de la révolution bourgeoise française de 1789 pour expliquer le phénomène de la bureaucratisation du premier Etat ouvrier de l’histoire. La Révolution française avait connu différentes étapes qui permettaient de jeter un jour nouveau sur le processus en URSS. Si la discussion sur le « jacobinisme » animée par Lénine avait rempli des pages de polémiques au début du XXe siècle au cours de la montée du stalinisme le débat sur « thermidor » était au centre des discussions. L’analogie faisait référence au coup d’État de 1794 et à l’instauration de la Constitution de 1795. Dans les polémiques de 1926 on identifiait le « thermidor » à la contre-révolution elle-même. C’est la raison pour laquelle Trotsky va polémiquer contre cette comparaison avec le groupe « centralisme démocratique ». Toutefois, neuf ans plus tard, il va revenir sur le débat pour spécifier que le « thermidor » dans la Révolution française n’avait pas représenté la contre-révolution, mais, plus précisément, « la réaction sur les bases de la révolution », et dans ces termes, il va reprendre et faire sienne l’analogie historique.
On pourrait continuer cette analogie, quant au processus, avec la restauration bourbonienne de 1814-1815 qui donna lieu à l’implantation d’un néo-absolutisme et à la formation de la Sainte-Alliance. En étendant l’analogie on pourrait appeler « restauration bourgeoise » la contre-offensive que l’impérialisme a entamée dans toute la planète après la poussée révolutionnaire du cycle 1968-1981 et à laquelle il met un terme par une combinaison de défaites physiques et de déviations.
Cette progression réactionnaire qui a porté le nom de « néo-libéralisme » s’est exprimée dans un premier temps dans les pays impérialistes ã partir de l’arrivée de Reagan au pouvoir aux États-Unis et de Thatcher en Grande-Bretagne, ã travers la mise en œuvre de toute une série de « contre-réformes » économiques, sociales et politiques ayant pour objectif de détruire les acquis arrachés par le mouvement ouvrier pendant les années du « boom » d’après-guerre (la sécurité sociale, les services publics, les conditions de vie et de travail), et ce au nom du marché, afin de garantir les profits capitalistes. Ceci a ensuite été étendu aux pays semi-coloniaux ã travers le « Consensus de Washington », son expression dans les Etats ouvriers bureaucratisés ayant été la restauration du capitalisme avec, comme nous le verrons, des conséquences différentes en URSS et en Chine.
Le processus d’ensemble a constitué une véritable « contre-révolution-restauration » qui a modifié le rapport entre les classes en renforçant l’impérialisme. Ce processus a pu être mené ã bien par des méthodes essentiellement pacifiques sur la base de l’extension de la démocratie libérale ã de vastes zones du monde. L’extension de ces démocraties a coïncidé avec leur mutation par rapport ã celles qu’avaient connues les pays impérialistes ã d’autres moments du XXe siècle et qui se basaient sur la spoliation des colonies et des semi-colonies. Plus étendues géographiquement elles ont été constituées comme des démocraties dégradées en ayant comme base fondamentale les classes moyennes urbaines et même certains secteurs privilégiés de la classe ouvrière (notamment dans les pays centraux) qui ont eu un plus fort accès à la consommation. La désidéologisation du discours politique sous la combinaison de l’exaltation de l’individu et de sa réalisation dans la consommation ont été les bases de ce « nouvel accord », beaucoup plus élitiste que celui de l’après-guerre, qui a coexisté avec l’augmentation de l’exploitation et de la dégradation sociale de larges couches de la classe ouvrière, accompagné de forts taux de chômage et de la prolifération exponentielle de la pauvreté et des « slums » (bidonvilles) qui se sont multipliés ã travers le monde en faisant du clientélisme la marque politique fondamentale du néo-libéralisme n direction de ces secteurs.
Ce « nouvel ordre » a été imposé sur la base de la défaite de la montée ouvrière précédente et dans un certain nombre de cas directement, ã partir de dictatures. C’est ce que nous appelons des « démocraties post-contrerévolutionnaires »23. Mais la base principale demeure une atomisation sans précédent du prolétariat. En plus de la division traditionnelle imposée par le capital entre la classe ouvrière des pays impérialistes et celles des semi-colonies et des colonies, on en a ajouté d’autres qui ont donné lieu, parallèlement, à la prolifération de chômeurs permanents, à l’apparition de travailleurs « de seconde zone » (CDD, intérimaires, travailleurs sans contrat légal, « sans-papiers », travailleurs exclus des conventions collectives, etc.) qui forment presque la moitié du prolétariat mondial45., ce qui contraste avec le secteur de la classe ouvrière « déclaré », syndicalisé, avec des salaires et des conditions de travail nettement supérieurs à la moyenne.
La restauration dans la restauration
La restauration capitaliste ã proprement dite dans les Etats ouvriers bureaucratisés a été au centre de la configuration de ce schéma. Avec l’offensive néolibérale contre les acquis obtenus par la classe ouvrière pendant le « boom » d’après-guerre le gouvernement de Reagan va redoubler la confrontation avec l’URSS comme nouvelle orientation suite à la défaite au Vietnam. Cette politique agressive, qui a eu pour axe principal la course aux armements, va accélérer le déclin économique et le processus de désorganisation de l’économie en URSS incarnés par la Pérestroïka de Gorbatchev qui a eu des conséquences terribles pour les conditions de vie des masses. Dans ce cadre les mobilisations des années 1989-91 ont conduit à la chute des régimes staliniens mais avec un niveau très bas de subjectivité, fruit des défaites précédentes des processus de révolution politique6. Ainsi ces mobilisations ont pu être canalisées par des directions pro-capitalistes aboutissant à la restauration du capitalisme en URSS et en Europe de l’Est et à la réunification capitaliste de l’Allemagne7.
Les résultats obtenus par l’impérialisme ont dépassé largement les objectifs initiaux. De cette manière la réaction impérialiste, initiée au début des années 1980, est devenue une contre-révolution. Cet élément marquerait la caractéristique définitive de l’étape de la « restauration bourgeoise » dans son ensemble. En reprenant la comparaison avec la Restauration absolutiste cette marque distinctive de la « restauration bourgeoise » est déterminée par le fait que la relation entre le capitalisme et le socialisme est fondamentalement différent de celle entre le féodalisme et le capitalisme. Le socialisme n’a aucune forme déterminée d’existence historique en tant que mode de production en dehors de la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière. Les relations capitalistes elles se reproduisent pour ainsi dire « automatiquement », et ce jusqu’à l’explosion des crises qui lui sont inhérentes.
Trotsky remarquait cet élément dans sa comparaison avec le « thermidor » bourgeois lorsqu’il soulignait combien « Le renversement de Napoléon n’est assurément pas passé sans laisser de traces sur les rapports entre les classes ; mais au fond la pyramide sociale de la France conserva son caractère bourgeois. L’effondrement inévitable du bonapartisme staliniste met maintenant même un point d’interrogation sur le maintien du caractère d’État ouvrier de l’U.R.S.S. L’économie socialiste ne peut s’édifier sans pouvoir socialiste. Le sort de l’U.R.S.S., en tant qu’État socialiste, dépend du régime politique, qui viendra remplacer le bonapartisme staliniste8 ».
En ce même sens par rapport à la restauration bourbonienne, bien que celle-ci ait rapidement reconfiguré la carte de l’Europe et réinstallé des versions renouvelées de l’absolutisme, en ce qui concerne l’aspect économico-social, elle a été incapable de restaurer le féodalisme. Les rapports capitalistes ont continué ã se développer sous les nouveaux régimes, l’illusion du « retour au passé » n’a été en cela qu’une illusion. Contrairement à la restauration bourbonienne donc « la restauration capitaliste » a impliqué non seulement la chute de la bureaucratie en tant que dictature « sur le prolétariat » mais également la destruction des acquis qui restaient encore de la révolution dans les Etats ouvriers bureaucratisés (secteurs de l’économie soustraits aux lois du capital et nouvelles relations de propriété sur les moyens de production). C’est ce qu’ont montré l’évolution plus « ordonnée » vers le capitalisme de la bureaucratie du PC chinois, l’application dans la plupart des cas de plans d’ajustement du FMI, le recul des droits sociaux ainsi que la régression sociale exprimée, dans le cas de l’ex-URSS, par la chute abrupte de l’espérance de vie de la population.
Les conséquences de la restauration : plus de Trotsky et moins de Smith
Un élément fondamental pour comprendre la restauration est l’évolution différente de la restauration capitaliste en Occident et en Russie par rapport à la restauration en Orient, notamment en Chine. La restauration a signifié pour la Russie, qui était la seconde puissance mondiale, le démantèlement de son importante industrie et de sa transformation en un pays hautement dépendant de l’exportation de gaz et pétrole. Pour une Chine où au début des réformes de Deng Xiaoping en 1979 80% de la population était rurale, cela a signifié un développement industriel sans précédent qui fait d’elle aujourd’hui la seconde économie du monde en termes de PIB.
Cette montée vertigineuse a amené par exemple Giovanni Arrighi ã soutenir que l’évolution actuelle de la Chine rendrait « plus probable que jamais deux siècles et demi après la publication de La richesse des nations [d‘Adam Smith] la matérialisation de la prévision de Smith d’une société de marché à l’échelle mondiale basée sur une plus grande égalité entre les civilisations du monde9 ».
Toutefois si nous comparons la Chine avec ses pays voisins comme le Japon, la Corée du Sud et Taiwan la réalité semble bien différente. Comme l’indique Perry Anderson1011, bien que l’extension du cycle de grande croissance en Chine ait dépassé en dix années celui de ses voisins ã différents moments après la Deuxième Guerre Mondiale la dépendance de la Chine vis-à-vis de l’exportation depuis les années 1990 a été nettement supérieure ; la part de la consommation du PIB est beaucoup plus réduite ; la dépendance vis-à-vis du capital étranger est plus grande ; la brèche des revenus et des investissements entre la ville et la campagne est, en Chine, très importante ; le poids du secteur étatique de l’économie est encore plus important. Un autre élément qu’Anderson oublie c’est que la Chine, même si elle possède la multinationale pétrolière Sinopec, la banque Industrielle et Commerciale Bank of China ou bien l’entreprise étatique d’énergie State Grid qui se trouvent parmi les entreprises les plus grandes au monde, elle ne possède aucune multinationale de la taille de Toyota, Honda ou Hitachi, présentes par dizaines au Japon , ni même des dimensions de Samsung ou Hyundai en Corée du Sud ou de la Hon Hai Précision Industry de Taiwan.
Ce qui est certain c’est que la réalité de la Chine est loin de confirmer les thèses d’Arrighi. Le PIB par habitants de la Chine dépasse ã peine celui du Congo et de l’Angola, avec 135 millions d’habitants qui vivent avec moins d’un dollar par jour et 400 millions qui le font avec moins de deux dollars par jour. Parallèlement la destruction de l’environnement et le gaspillage d’énergie, si l’on tient compte des standards internationaux, avancent vertigineusement et la « comodification » de la production manufacturière est maintenue par les pressions exercées par le modèle exportateur ainsi que le retard technologique existant par rapport aux puissances impérialistes et la domination persistante des entreprises impérialistes sur le marché chinois dans les produits de technologie12.
Ce n’est pas l’hypothèse d’Adam Smith sur la plus grande égalité entre les nations qui nous permet d’expliquer tout ceci mais plutôt les catégories utilisées par Trotsky. En nous appuyant sur celles-ci nous pouvons affirmer qu’il y a un énorme processus de développement inégal et combiné en Chine où les contradictions entre la campagne et la ville s’accentuent : la Chine comprend 23% de la population mondiale et ne dispose que de 6% de la terre cultivable de la planète ; elle possède, d’une part, des villes comprenant des millions d’habitants et de bâtiments modernes, avec de grandes concentrations ouvrières où l’on travaille sans limite établie (jusqu’à 16 ou ã 18h et dans certains cas davantage), et, d’autre part, une campagne livrée ã elle-même depuis des années avec une productivité très basse, avec une infrastructure démolie et des services sociaux inexistants et où une grande partie la population survit grâce à l’argent envoyé par leurs enfants, depuis les villes13.
C’est dans ce contexte que s’est produite en mars et mai 2002 la plus grande mobilisation ouvrière en Chine après les évènements de la Place Tienanmen. Dans trois villes du Dongbei (Liaoyang, Daqing et Fushun), des dizaines de milliers d’ouvriers avec des arriérés de salaires, des retraités et des chômeurs de la métallurgie, de l’industrie minière et des hauts fourneaux sont sortis dans les rues et ont organisé des manifestations et des mobilisations pendant plusieurs semaines14. Toutefois la nouveauté est que pendant les dernières années, dans un contexte où les syndicats indépendants et le droit de grève continuent ã être interdits, la nouvelle classe ouvrière chinoise a commencé ã se mobiliser de plus en plus dans des luttes salariales et revendicatives, contre le non-paiement des salaires et pour les droits démocratiques dans la mesure où dans de nombreux cas ceux qui émigrent depuis la campagne sont considérés illégaux dans les villes15. Il s’agit d’une nouvelle classe ouvrière qui compte entre 100 et 200 millions de travailleurs qui ont migré des campagnes vers les villes au cours des deux dernières décennies.
A la mi-2010 on a assisté ã une vague de luttes qui ont eu comme emblème la lutte des ouvriers de Honda dans la province de Guangdong. Après que ceux-ci ont maintenu l’usine à l’arrêt pendant deux semaines la vague de luttes s’est répandue dans d’autres régions comme on a pu le voir par exemple avec les affrontements des travailleurs de KOK Machinery avec la police dans la banlieue de Shanghai.
Comme le remarque Richard Walker dans sa critique d’Arrighi les réserves de ce dernier pour rendre compte du développement vertigineux d’une telle classe ouvrière (terminologie qui n’est utilisée qu’au chapitre XII de son ouvrage) et du surgissement d’une classe proprement capitaliste (Arrighi restant trop centré sur les mécanismes « d’accumulation par dépossession »16) sont d’importants obstacles pour une analyse qui prétend rendre compte de la Chine actuelle17.
En partant donc de la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky nous pouvons affirmer que le processus de restauration a signifié, sur la base de l’unité nationale conquise par la révolution de 1949, un développement industriel sans précédent, motorisé essentiellement par l’importante pénétration du capital financier international, directement ou par le biais de l’État, et qui, en même temps, a exponentiellement développé les rangs de la classe ouvrière (aujourd’hui 400 millions de travailleurs urbains) et cela sans donner lieu au surgissement analogue d’une bourgeoisie de cette ampleur. La Chine a donc connu un développement où le capital financier et l’État ont eu un rôle prépondérant en donnant pour résultat un prolétariat très fort (le plus nombreux de la planète dans un seul pays) et une bourgeoisie comparativement plus faible.
En paraphrasant Arrighi, plutôt que de confirmer la prévision de Smith dans La richesse des nations, nous devrions dire que l’évolution actuelle de la Chine rend aujourd’hui beaucoup plus probable la prévision de Trotsky faite dans son livre La Révolution Permanente, il y a déjà plus de soixante-dix ans, en ce qui concerne le prolétariat chinois et son potentiel révolutionnaire en tant que classe hégémonique de l’ensemble des classes populaires et des secteurs opprimés de la société.
La restauration bourgeoise comme étape de l’époque impérialiste
Dans son ensemble la crise capitaliste actuelle se produit malgré toute une série de transformations enregistrées depuis les années 1980 en faveur du capital. On songera à la restauration capitaliste dans les ex États ouvriers bureaucratisés en Russie, Europe de l’Est et en Asie qui a signifié la reconquête de nouveaux espaces pour la valorisation du capital ; à la libéralisation extrême du système financier (après l’élimination des barrières entre les banques d’investissements, commerciales et d’assurance) ; à la nouvelle division mondiale du travail qui a intérgré à la production manufacturière internationale des pays de la périphérie capitaliste se servant de l’exploitation intensive de la force de travail ; aux avancés dans l’intégration d’un marché du travail mondial qui a augmenté la concurrence entre les travailleurs et a été la base pour augmenter la plus-value absolue extraite par le capital ; mais aussi au développement de niches d’accumulation (comme les NTIC, ce que l’on a appelé la « nouvelle économie », et la bulle immobilière qui a éclaté en 2008) ; mais aussi au cas spécifique de la Chine. Tout ceci permis de maintenir un taux de profit allant de pair cependant avec une faible accumulation de capital au cours des dernières décennies.
L’un des interprètes de cette étape en tant que restauration a été David Harvey dont nous avons critiqué la vision dans d’autres articles18. Dans A Brief History of Neoliberalism19 il reprend les élaborations de Gérard Duménil et Dominique Lévy qui définissent le néolibéralisme comme un projet de « restauration du pouvoir de classe ». Harvey analyse l’histoire du néolibéralisme comme « un ruse politique qui vise ã rétablir les conditions pour l’accumulation du capital et la restauration du pouvoir de classe »20. C’est-à-dire que si d’une part il parle de restauration il estime de l’autre que celle-ci se limite essentiellement ã une politique, ã une « ruse politique ». Cet élément n’est pas un élément mineur dans sa réflexion. C’est d’ailleurs ce qui lui permet d’envisager dans Le Nouvel impérialisme21 la possible réversibilité du processus. Harvey écrit dans ce livre que « les USA pourraient adoucir, sinon abandonner, leur trajectoire impérialiste, entamant une redistribution massive de la richesse à l’intérieur de leur propres frontières et une réorientation du flux de capitaux vers la production et le renouvellement d’infrastructures (…) Le minimum requis serait un nouveau « New Deal », mais ce n’est pas du tout sûr que cela marche réellement face à l’incroyable excès de capacité du système global 22 ». Par la suite il se voit obligé tout de même de préciser qu’« il convient de se rappeler des leçons des années 1930 : le New Deal de Roosevelt n’a pas réellement résolu le problème de la grande Dépression. Il a fallu la guerre entre les principaux États capitalistes pour faire reculer les stratégies territoriales et reconduire l’économie vers une voie stable d’accumulation de capital continue et généralisée »23.
C’est justement pour cela que le succès du « New Deal » proposé par Harvey n’est pas seulement « peu garanti » mais est tout simplement impossible dans les conditions actuelles. En effet, la Deuxième Guerre Mondiale et la destruction massive de forces productives qu’elle a provoquée n’est pas un élément parmi d’autres mais la clé pour expliquer les conditions de possibilité du boom de l’après-guerre.
La reprise économique qui a commencé au début des années 1980 a signifié la dépression des salaires au niveau international et a été accompagnée de plusieurs défaites pour le mouvement des masses. En même temps les crises successives ont effectué un « nettoyage » partiel du capital excédent. Cependant, cette reprise n’a pas eu comme base une destruction de forces productives comparable ã celle de la Deuxième Guerre Mondiale sur laquelle s’est bâti le boom d’après-guerre. C’est pour cela et non pas par une « ruse politique » qu’aucune des transformations que l’on mentionnait plus haut n’a pu empêcher la crise historique que nous vivons actuellement. Au contraire, ce sont ces mêmes transformations qui ont multiplié les contradictions d’un capitalisme de plus en plus incapable de maintenir les conditions de sa propre reproduction24.
Dans ce cadre le keynésianisme d’après-guerre, au contraire de ce que Harvey suppose, n’a pas signifié l’érosion du pouvoir de classe de la bourgeoisie mais a représenté une forme de régénération du pouvoir de classe dans les conditions imposées par le résultat de la Deuxième Guerre Mondiale. Ce qui est certain c’est que la « restauration bourgeoise » avec les caractéristiques que l’on signalait ainsi que le boom de l’après-guerre après la destruction massive de forces productives correspondent ã deux étapes différentes d’une même époque : l’époque impérialiste de déclin du capitalisme.
Si l’on revient maintenant à la comparaison avec la Restauration bourbonienne on peut dire qu’aujourd’hui l’intervention des États, d’une magnitude inouïe, pour sauver les capitalistes, montre le caractère décadent du capitalisme, où le dynamisme (et automatisme) dont jouissaient les rapports de production capitaliste au début du XIXe siècle sous la Restauration, malgré la forme des États, était infiniment supérieur ã celui du capitalisme actuel.
Dans ce sens si vers la fin des années 1820 on pouvait dire que même si l’absolutisme avait réussi ã se garantir une « survie » après la défaite de Napoléon, cela n’a pas signifié la régénération des conditions qui lui ont donné naissance. Aujourd’hui nous pouvons dire quelque chose de très semblable du capitalisme : même si la défaite de la montée ouvrière de 1968-81 (où on a vu des révolutions dans le centre impérialiste, dans sa périphérie et dans les États ouvriers bureaucratisés) a ouvert la voie de la restauration en offrant une bouffée d’oxygène au capitalisme, ce dernier a été incapable de renverser les conditions historiques de son déclin en tant que système social.
L’époque de la révolution bourgeoise et l’époque de la révolution prolétarienne
Une autre interprétation de l’étape en termes de restauration est celle de Daniel Bensaïd qui dans La discordance des temps, en partant de la comparaison avec la Restauration bourbonienne réalisée Alain Badiou25, définissait le processus comme « ‘le contraire d’une révolution’. Il résulte d’une asymétrie entre les forces conservatrices et les forces de transformation. Ici se trouve le secret de ces effondrements sans geste inaugural, sans nouveauté ni promesse, où le sens se réduit ã une restauration. Non ã une restauration purement économique des « lois du marché ». Mais à la restauration sur toute la ligne26 ».
L’analogie de Bensaïd par rapport ã une « Restauration sur toute la ligne » ne respectait ni la réalité des limitations qu’a eu à l’époque la Restauration bourbonienne, ni les limites de la comparaison historique elle-même, s’adaptant ainsi à l’ambiance idéologique dominante des années 1990. Ce qui est certain cependant c’est que la défaite de Napoléon marque marqué la fin de la dernière révolution bourgeoise2728 et avec elle la fin de l’époque des révolutions bourgeoises, un cycle avait compris quatre révolutions en trois siècles, celle des Pays-Bas au XVIe siècle, la Guerre civile anglaise au XVIIe siècle, la Guerre d’Indépendance américaine et la Révolution française au XVIIIe siècle.
La question fondamentale c’est que la fin du cycle des révolutions bourgeoises n’est pas une conséquence du défi des forces féodales mais du développement du capitalisme lui-même et, en premier lieu, du surgissement du prolétariat comme nouvel acteur indépendant ã partir de 184829.
De ce point de vue il serait aussi stupide de considérer terminée l’époque de la révolution prolétarienne après deux décennies de restauration capitaliste que de considérer comme forclose l’époque des révolutions bourgeoises en 1680 parce que la Grande-Bretagne avait vécu vingt années de Restauration sous la houlette des Stuart. Bensaïd a eu tendance ã oublier cet élément fondamental dans son analogie, laissant le champ libre ã cette ambiguïté qui a nourri l’idéologie de la restauration. Ce n’est pas par hasard si dans les débats postérieurs au sein de la LCR on a considéré finie « l’ère de la Révolution d’Octobre » afin de trouver de nouveaux sujets révolutionnaires.
Aujourd’hui cependant les rapports d’exploitation capitaliste se sont étendus comme jamais auparavant dans l’histoire, atteignant les activités humaines les plus variées ; la population salariée étant de presque 3 milliards de personnes au niveau mondial. Pour la première fois dans l’histoire les travailleurs salariés, avec les semi-prolétaires, constituent la majorité de la population mondiale, avec une démographie qui pour la première fois implique que la population urbaine ait dépassé la population rurale. Loin de constituer un processus homogène le capitalisme a été incapable de prolétariser l’ensemble des grandes masses qui ont afflué dans les villes en produisant simultanément d’énormes armées de chômeurs, de vastes processus de décomposition sociale et conjointement ce que Mike Davis a appelé « la planète des slums », en référence aux bidonvilles ou favelas où s’entassent plus d’un milliard de personnes dans le monde, soit un sixième de la population mondiale. La période que nous vivons a entraîné un vaste processus de semi-prolétarisation, de ruine des anciennes classes moyennes, d’intenses exodes ruraux et de lumpenprolétarisation.
Durant les années 1990 avec la restauration capitaliste la Chine, la Russie, les États de l’Europe de l’Est (et l’Inde) ont apporté 1,47 milliards de nouveaux travailleurs au marché mondial, ce qui a doublé la force de travail dont disposait le capital qui, en excluant ces pays, disposait de 1,46 30milliards de travailleurs31. Ces nouveaux travailleurs intégrés au marché mondial incluent non seulement les travailleurs qui existaient préalablement et qui sont entrés dans l’orbite du capitalisme mais aussi une nouvelle classe ouvrière provenant des campagnes ce qui a engendré en Chine une armée de 100 ã 200 millions de nouveaux travailleurs urbains qui ont fait leur apparition en un peu plus de deux décennies. On peut signaler un phénomène parallèle en Inde, mais alors qu’en Inde une grande partie de cette nouvelle classe ouvrière se concentre dans le secteur des services (avec 14% de travailleurs dans l’industrie et 34% dans les services en 2003) en Chine c’est dans le secteur industriel qu’elle se développe (27% pour l’industrie en 2009 contre 33% dans les services). En fait, au cours des deux dernières décennies de restauration, tandis que fleurissait la publicité impérialiste sur « la fin de la classe ouvrière » non seulement se développait en « Occident » un vaste processus de « salarisation » de nouveaux secteurs dans la reconfiguration de la classe laborieuse et le développement des services mais dans des pays comme la Chine ou l’Inde émergeait une immense nouvelle classe ouvrière de centaines de millions de personnes non seulement dans le secteur des services mais aussi, comme dans le cas de la Chine, avec un grand poids de l’industrie.
D’une part l’effet de l’intégration de ces 1,47 milliards de travailleurs au marché capitaliste a été une pression énorme sur le salaire et les conditions de travail permettant une augmentation exponentielle de la plus-value absolue, fruit de la perte de pouvoir de négociation dans le cadre de la concurrence sur un marché mondial du travail beaucoup plus intégré. D’autre part une partie importante de ces 1,47 milliards de travailleurs consiste en des centaines de millions de nouveaux travailleurs qui sont venus gonfler les files de la classe ouvrière internationale. Toute analogie doit partir du fait que loin de considérer terminée l’époque des révolutions prolétariennes, comme cela a été le cas lors de l’époque des révolutions bourgeoises avec le surgissement du prolétariat comme nouvelle classe révolutionnaire, la restauration bourgeoise a fait que le prolétariat soit aujourd’hui, en termes objectifs, plus fort que jamais dans l’histoire.
On peut distinguer, dans le cadre plus général de la période de la « restauration bourgeoise » trois sous-périodes. La première, dont nous avons signalé les caractéristiques dans des paragraphes précédents, a d’abord été marquée par le triomphalisme capitaliste qui, tout en décrétant la fin de l’histoire, proclamait également la fin du travail, des États nationaux, des grands récits et du marxisme.
La deuxième période a été caractérisée par une série de crises qui n’ont pas disloqué le marché mondial (crise asiatique, défaut de paiement russe en 1998 avec la poussée antérieure et la chute de ce qui a été appelé « nouvelle économie » entre 1998-2001), par des guerres régionales et des agressions impérialistes qui n’ont pas ouvertement brisé l’ordre mondial (au Moyen Orient, dans le Golfe Persique, dans les Balkans et dans les pays d’Afrique), et pour ce qui est de la lutte des classes, comme nous verrons plus tard, par le réveil politique de millions de jeunes (de Seattle jusqu’à ce qui sera ensuite le mouvement contre la guerre de l’Iraq) ainsi que le passage à l’action directe de secteurs de masses en Amérique latine ã travers des processus sociaux qui ne se sont pas transformé en révolutions.
À partir de 2002 commence une troisième sous-période marquée par un cycle de croissance de l’économie mondiale (basée entre autres sur la « bulle immobilière », sur l’expansion sans précédent des actifs financiers et sur « un nouveau boom » exportateur de la Chine qui donnera lieu ã un saut dans le processus de surinvestissement), traversée par des tensions géopolitiques plus fortes sous le signe de la guerre en Iraq. Le mouvement « anti-globalisation » puis anti-guerre ã cette période est canalisé par des directions réformistes qui sont des variantes des directions classiques et les processus sociaux en Amérique latine cèdent la place ã une série de gouvernements « post-néolibéraux » et nationalistes3233. Pendant ce temps la classe ouvrière avance dans le processus de recomposition objective que nous mentionnions auparavant.
Aujourd’hui, la crise mondiale ouvre une nouvelle situation où les contradictions accumulées qui font le caractère historique de la crise posent les conditions pour un changement dans le rapport de forces à l’issue encore indéfinie mais souligne avec plus de force encore la validité de la définition selon laquelle l’ère que nous vivons est celle de l’impérialisme, une époque de crises, de guerres, de révolutions.
La bourgeoisie et le prolétariat après la restauration
Bien que les conditions objectives qui marquent l’époque des révolutions prolétariennes n’ont pas disparu mais se retrouvent plutôt renforcées la propagande impérialiste a réussi ã imposer non seulement l’idée de « la fin des révolutions prolétariennes », mais aussi de la fin de la « révolution sociale » en général. La forme prise par le processus restaurationniste a contribué ã cet objectif. Contrairement à la défaite historique qu’a subi le prolétariat lors de la Commune de Paris de 1871, lorsque les communards ont lutté avec courage jusqu’à la mort contre l’armée française soutenue par l’armée prussienne, ce qui a servi d’exemple et d’inspiration pour les révolutionnaires du XXe siècle (et ce bien que la défaite de la Commune a annulé toute perspective révolutionnaire pendant plus de trente ans), les travailleurs ont vu comment, pendant l’offensive néolibérale, c’étaient leurs propres organisations qui se retournaient contre eux.
Bensaïd disait que « face à l’effondrement des dictatures bureaucratiques, nous sommes menacés par la même stupeur qui a affecté Hegel lorsque Napoléon a été défait par l’Europe unie. Il savait bien, selon sa propre philosophie, que le tyran devait disparaître une fois son œuvre consommée (…) Mais ‘quand cela est arrivé’, ‘il est devenu aveugle face à la réalisation de ses propres mots’. (…) Car il avait conçu la destruction de l’ordre impérial de l’intérieur, par l’Esprit, et voilà que cela se réalisait ‘sous le poids de la médiocrité et de sa chape de plomb »34. Encore une fois cependant l’analogie a ses limites. La Restauration bourgeoise n’a pas été accompagnée d’une défaite militaire de type Waterloo. Elle est effectivement venue « de l’intérieur », mais dans un sens contre-révolutionnaire. C’est-là son trait distinctif.
On devrait plutôt comparer la restauration bourgeoise sur ce point avec la banqueroute de la social-démocratie allemande après 1914. Sur ce fait Trotsky disait que « l’histoire s’est déroulée de telle sorte qu’à l’époque de la guerre impérialiste la social-démocrate allemande s’est avérée – et l’on peut maintenant l’affirmer avec une objectivité parfaite – être le facteur le plus contre-révolutionnaire dans l’histoire mondiale. Mais la social-démocratie allemande n’est pas un accident ; elle n’est pas tombée du ciel, elle est le produit des efforts de la classe ouvrière allemande, au cours de décodes de construction ininterrompue et d’adaptation aux conditions qui dominaient sous le régime des capitalistes et des junkers. (…) Lorsque la guerre éclata, et que vint l’heure de la plus grande éprouve historique, il se révéla que l’organisation officielle de la classe ouvrière agissait et réagissait non pas en tant qu’organisation de combat du prolétariat contre l’état bourgeois, mais comme un organe auxiliaire de l’état bourgeois, destiné ã discipliner le prolétariat. La classe ouvrière, ayant ã supporter, non seulement tout le poids du militarisme capitaliste, mais aussi celui de l’appareil de son propre parti, fut paralysée3536 ».
Cette dialectique des conquêtes partielles du prolétariat qui se retournent contre lui a été le signe distinctif de l’époque de la restauration37. Non seulement les bureaucraties des Etats ouvriers dégénérés ont été mises à la tête de la restauration et se sont transformées en capitalistes mais, en plus, dans bien des cas elles ont appliqué les plans du FMI. Dans les états capitalistes la social-démocratie, qui ã partir de l’éclatement de la Première Guerre mondiale avait démontré ã de nombreuses occasions son caractère politiquement contre-révolutionnaire mais qui avait maintenu un rôle réformiste dans la sphère sociale s’est transformée en agent direct de l’offensive du patronat en appliquant les contre-réformes néolibérales. Les PC ont suivi un parcours semblable en faisant partie ã plusieurs occasions de gouvernements « sociaux libéraux » en alliance avec les PS.
Ce serait une grande erreur que de sous-estimer cet élément lorsque l’on fait une comparaison entre la situation de la bourgeoisie après la Restauration absolutiste et la situation du prolétariat après la « restauration bourgeoise ». Dans le premier cas il s’agit d’un affrontement entre deux classes 38exploiteuses . Dans le second, ce n’est pas le cas. Si la bourgeoisie, sous la domination de la Sainte-Alliance, a conforté ses intérêts ã travers la continuité de l’accumulation de richesses matérielles le prolétariat ne peut pas garantir la maturation de ses intérêts historiques ã travers sa simple reproduction spontanée comme sujet d’exploitation.
Comme le disait Lénine, « la force de la classe ouvrière réside dans son organisation. Sans organisation des masses, le prolétariat n’est rien. Organisé, il est tout »3940. Dans ce sens il est extrêmement important pour la classe ouvrière que, dans le cadre de son recul général, les syndicats continuent d’exister comme organisations de masses, les plus larges de la classe ouvrière, et ce malgré toutes les limites imposées par la bureaucratie comme l’exclusion des sans-emplois, la non-représentation des travailleurs au noir et des secteurs précaires, etc. qui font que les syndicats ne représentent seulement une minorité de la classe ouvrière. Toutefois ceci est insuffisant, car pour la classe ouvrière, l’élément essentiel de la maturation de ses intérêts est déterminé par son expérience historique accumulée et par son éducation liée à la lutte des classes, par une continuité qui peut seulement être maintenue par son avant-garde organisée puisque sous les conditions du capitalisme cette mémoire de l’expérience ne pourra jamais, et encore moins dans les moments de recul, être le patrimoine de la classe dans son ensemble.
Cette continuité s’est cassée suite à la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi cela est arrivé et comment trouver les fils historiques qui permettent de la recomposer, voilà aujourd’hui, au XXIe siècle, une des tâches fondamentales pour le marxisme révolutionnaire. Sans ce lien reconstruit il est impossible de définir le cadre stratégique de l’époque puisque cette expérience est le seul « patrimoine » que le prolétariat a pu accumuler sous les chaînes du capitalisme et c’est la condition indispensable pour retourner à la lutte révolutionnaire sans repartir de zéro.
SECONDE PARTIE : LE LEGS DE TROTSKY ET DE LA IV INTERNATIONALE
Dans son essai Sur le marxisme occidental41 Perry Anderson se charge d’effectuer l’inventaire du legs de Trotsky en commençant par son Histoire de la Révolution Russe comme « l’exemple le plus éminent de littérature historique marxiste ». Ensuite il passe en revue les documents de Trotsky sur la montée du fascisme comme « études concrètes d’une conjoncture historique sans comparaison dans les annales du matérialisme historique » et comme « la première analyse marxiste vraie d’un État capitaliste du XXe siècle ». Il étudie aussi ses analyses sur la France, l’Angleterre et l’Espagne, pour finalement souligner sa théorie sur la nature de l’État soviétique et le destin de l’URSS de Staline. En même temps, tut en considérant difficile aujourd’hui d’apprécier la portée de ce legs historique, il faut suligner qu’Anderson fait un inventaire partiel de l’héritage trotskyste. Il faudrait ajouter d’une part la théorie de la révolution permanente mais aussi ses textes militaires, ses analyses sur le Mexique de Cárdenas, ses essais sur la littérature et l’art, etc.
Toutefois ce legs n’est que l’expression sur le terrain de la théorie d’un legs plus vaste de Trotsky. Après la guerre impérialiste, trois années de guerre civile et d’invasions impérialistes, avec l’isolement induit par la défaite de la révolution allemande, après le décès de Lénine et avec les creusements en termes d’inégalité sociale qu’impliquaient les premiers succès de la NEP, « Thermidor » commence ã poindre en URSS. C’est avec cette période commencera aussi la grande bataille de Trotsky contre la bureaucratisation de l’État ouvrier surgi de la révolution russe et la dégénérescence de la IIIe Internationale. Cette lutte Trotsky l’a menée avec l’Opposition de Gauche, la Ligue Communiste Internationale puis le Mouvement pour la Quatrième Internationale. Trotsky a consacré la dernière partie de sa vie ã instruire une nouvelle génération de révolutionnaires et à la fondation de la IV de l’Internationale, face aux grands événements catastrophiques dans une situation marquée par la montée du fascisme, la crise mondiale et les préparatifs pour la seconde guerre mondiale. Il s’agissait d’une tâche pour laquelle Trotsky se considérait lui-même comme irremplaçable, contrairement à la période préalable, celle de la victoire de la révolution d’octobre, quand Lénine était encore vivant.
Issac Deutscher, le grand biographe de Trotsky, a considéré au contraire cette tâche comme volontariste. Dans sa trilogie il commente ironiquement le congrès de fondation de la IV Internationale : « Pendant tout l’été 1938 Trotsky a été occupé dans la préparation du `Projet du Programme’ et des résolutions pour le `Congrès Constitutif’ de l’Internationale. En réalité il s’agissait d’une modeste conférence de trotskystes tenue dans la maison d’Alfred Rosmer ã Périgny, un village proche ã Paris, le 3 septembre 19384243 ». Selon Deutscher il aurait mieux valu pour Trotsky de se consacrer ã ses projets d’élaboration inachevés plutôt que de « perdre son temps » dans la formation des bases politico-programmatiques de la IV Internationale, de ses cadres et de ses militants. Dans le titre de l’un des volumes de sa biographie de Trotsky, Le prophète désarmé, il fait une allusion implicite ã Machiavel qui disait que « tous les prophètes armés ont été des gagnants et les désarmés battus ». De façon suggestive, si nous remontons au Prince, cette appréciation paraît être en accord avec les espoirs que Deutscher fonde sur une possible régénération de la révolution par le biais d’une aile de la bureaucratie. Pour Machiavel effectivement « il convient de remarquer, en outre, que la nature des peuples est variable. Il est facile de leur faire croire une chose, mais il est difficile de les faire persister dans leur croyance. C’est pour cela qu’il faut faire en sorte que, quand ils auront cessé de croire, il soit possible de les contraindre ã croire encore44 ». Trotsky refuse en cela de « prendre le pouvoir avec les baïonnettes » de l’Armée rouge face à la montée de Staline. Il était profondément convaincu que le socialisme était une construction consciente qui ne pouvait se faire ã travers aucun Bonaparte de substitution. C’est pourquoi selon Trotsky la théorie et le programme marxiste et l’organisation révolutionnaire sont les seuls outils sur lesquels le prolétariat peut compter par rapport ã ses objectifs.
La IV Internationale n’a pas réussi ã acquérir, malgré la grande montée révolutionnaire de l’après-guerre, le poids de masses que Trotsky prévoyait. Le meurtre de Trotsky lui-même et des principaux dirigeants de la IV Internationale ; le résultat contradictoire de la guerre déterminé par la défaite des nazis sous les coups de l’URSS, ce qui a redonné du prestige à la bureaucratie ; le blocage de la révolution dans les pays centraux, produit des accords du stalinisme avec l’impérialisme, etc., ont empêché que cette perspective ne se concrétise.
Toutefois, comme le soulignait Gramsci dans les Cahiers de prison la direction d’un parti doit être jugée en fonction de « 1) de ce qu’elle fait réellement ; 2) de ce qu’elle prépare pour le cas où elle serait détruite45 ». À cela il ajoute : « Entre ces deux éléments il est difficile d’indiquer lequel est le plus important4647 ». Si nous tenons compte de cela, depuis l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui après la restauration bourgeoise, l’héritage de la IV Internationale et les élaborations théorico-politiques de Trotsky sont sans doute le grand legs pour les révolutionnaires du XXIe siècle.
Daniel Bensaïd se devait de le reconnaître lorsqu’il indiquait que « l’héritage sans mode d’emploi [du trotskysme] est, sans doute insuffisant, mais non moins nécessaire pour défaire l’amalgame entre stalinisme et communisme, libérer les vivants du poids des morts, tourner la page des désillusions ». Si par « héritage sans mode d’emploi » on entend la revitalisation nécessaire de la théorie trotskyste de la part de ceux qui se l’approprient dans de nouvelles conditions, cela est indiscutable. Toutefois, si nous tenons compte du fait que dans les Ecrits de Trotsky on peut suivre le développement des différentes orientations politiques des bolcheviks-léninistes tant à l’intérieur de l’Internationale Communiste et ses partis jusqu’en 1933 ; puis les tactiques en direction du « Bloc des Quatre » ; l’entrisme dans les PS (« le tournant français ») afin de confluer avec des travailleurs révolutionnaires qui au cours d’une décennie agitée se radicalisaient et entraient dans la social-démocratie à l’image de la tendance Pivert en France ; les combats pour construire des organisations révolutionnaires indépendantes et la Quatrième Internationale elle-même, alors, si l’on constate l’évolution des courants trotskystes de l’après-guerre, force est de constater que nous devrions dire que le legs de Trotsky a surtout représenté un héritage très peu utilisé, plus qu’un « héritage sans mode d’emploi ».
Le trotskysme dans l’après-guerre et un héritage avec peu d’utilisation
Bien que disposant seulement d’une poignée de cadres expérimentés et militants Trotsky soutenait en 1937 qu’au « centenaire du Manifeste communiste, la IV° Internationale sera la force révolutionnaire déterminante sur notre planète48 ». C’est ce que certains retienne en prenant cette assertion au pied-de-la-lettre. La position de Trotsky était en fait basée sur un pari double : « Si le régime bourgeois sort indemne de la guerre tous les partis révolutionnaires dégénéreront. Si la révolution prolétaire prend le pouvoir, alors les conditions qui provoquent la dégénérescence disparaitront49 ».
Le résultat de la Seconde guerre a été tel qu’aucune de ces deux variantes ne s’est développée distinctement. L’impérialisme n’est pas sorti indemne puisqu’après la fin de la guerre la bourgeoisie avait été expropriée dans un tiers de la planète. La conquête du pouvoir par le prolétariat ne s’est pas donné et n’a donc pas fait disparaître les conditions de la dégénérescence. En effet la défaite du nazisme par l’Armée rouge a redonné du prestige au stalinisme qui ã son tour s’en est servi pour freiner la révolution dans l’après-guerre (Accords de Yalta et de Postdam). L’appareil stalinien a ainsi pu trahir dans les pays impérialiste la révolution : en France, en Italie, et en Grèce. Il n’a pas pu cependant contenir la révolution dans les colonies et les semi-colonies.
Si l’on considère les processus dans lesquels des révolutions ont été victorieuses au cours de l’Après-guerre, l’hypothèse que Trotsky considérait peu probable et selon laquelle, 50« sous l’influence d’une combinaison tout ã fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie51 » s’est matérialisée. Et de fait ces directions ont exproprié la bourgeoisie en Chine, en Yougoslavie, au Vietnam, et, au-delà de l’Après-guerre immédiat, ã Cuba. Il s’agissait de mesures d’auto-défense : Mao face ã Tchang Kaï-chek, Tito face ã Mihailovic, Hô Chi Minh et le Général Giap face aux français. En même temps les pays d’Europe de l’Est ont connu ce que nous avons appelé des « révolutions prolétariennes passives52 » où ã travers le contrôle exercé par l’Armée rouge on a procédé à l’expropriation de la bourgeoisie, comme mesure d’« auto-défense », en établissant une « zone tampon » entre l’URSS et l’Ouest. Ces nouveaux Etats ouvriers apparaissent dès le début comme des Etats bureaucratiquement déformés. Loin de promouvoir l’internationalisme prolétarien ces révolutions ont donné lieu au surgissement « de stalinismes nationaux », soumis ã des confrontations mutuelles (conflits entre Chine Populaire et l’URSS, conflit entre la Chine et le Vietnam, oppression nationale de l’URSS sur les états d’Europe de l’Est, etc.).
Pendant ce temps la IV Internationale avait été décimée, ses principaux dirigeants, en commençant par Trotsky, assassinés par le stalinisme ou les nazis. Dans ce cadre ce qui a subsisté du trotskysme a dû faire face ã de grandes pressions centristes. D’une part le renforcement du stalinisme, fruit du résultat de la guerre et de la prolifération des « stalinismes nationaux » dans les nouveaux Etats ouvriers bureaucratisés, créait l’illusion d’une lutte entre différents « camps » annulant la lutte des classes. D’autre part les tendances réformistes dans les pays centraux se renforçaient, confortées par un développement partiel des forces productives au cours du « boom » d’Après-guerre, produit de l’immense destruction préalable de forces productives. Enfin il fallait également tenir compte de l’apparition des mouvements « tiers-mondistes » dans les colonies et les semi colonies, qui niaient le rôle révolutionnaire du prolétariat dans les pays centraux.
Rien ne dit que les trotskystes n’auraient pas pu résister ã ces pressions, en réactualisant les bases stratégiques du legs de Trotsky pour les nouvelles conditions de l’Après-guerre afin de construire des ailes révolutionnaires au sein du mouvement ouvrier. Pourtant, ils ont fini par s’adapter ã ces pressions.
Après les ruptures de la fin des années 40 (Rousset, Shachtman, C.L.R. James, Dunayevskaya, Castoriadis, Tony Cliff, etc.), Mandel et Pablo gagnent la majorité au sein de la IV Internationale. Dans Où allons-nous ? Pablo� commence ã contredire une des définitions centrales de Trotsky, ã savoir le caractère instable des formations sociales transitoires surgies de la révolution prolétarienne et son instabilité additionnelle ã cause de la domination de la bureaucratie bonapartiste. Il se met ã soutenir que « la transition occupera probablement une période historique de plusieurs siècles ». En fonction de cette définition et d’une vision campiste du monde (avec d’un côté le capitalisme et de l’autre le stalinisme) et en raison de l’imminence supposée d’une nouvelle guerre mondiale, Pablo soutient la ligne d’un « entrisme » généralisé dans les partis de masses (sociaux-démocrates, staliniens, et même dans les partis nationalistes des semi colonies comme le MNR bolivien). Le fondement ne pouvait pas être plus étranger ã Trotsky : « Essayer de remplacer - disait Pablo - depuis l’extérieur la direction bureaucratique des masses en lui opposant nos organisations indépendantes propres, dans ces conditions, comporte le risque de nous isoler de ces masses ».
D’autre part le Comité International formé par le SWP américain, la SLL, le PCI-OCI en France et le courant de Nahuel Moreno, résistera correctement à la politique liquidationniste du Secrétariat International. Moreno en même temps, dénoncera la politique de « soutien critique » au gouvernement de Paz Estensoro en Bolivie. Toutefois ces secteurs n’ont pas non plus été capables de présenter une alternative stratégique. Moreno lui-même propose en 1952 comme « réarmement programmatique » le Front Unique anti-impérialiste et avancera ensuite dans son adaptation avec l’« entrisme dans le péronisme ».
Ce qui est certain c’est qu’après 1951-53 la IV Internationale est devenue un mouvement centriste qui perd son orientation stratégique de parti indépendant en s’adaptant de façon éclectique ã chaque direction qui se renforçait au sein du mouvement de masses (de Tito ã Mao en passant par Castro, etc.), rompant ainsi la continuité du marxisme révolutionnaire. Dans ce cadre la dynamique de certaines résistances partielles correctes face aux adaptations les plus ouvertes (comme celle que nous évoquions du Comité International) fait que, dans le cadre d’une continuité révolutionnaire rompue, nous soutenons qu’il puisse exister néanmoins des « fils conducteurs » ténus qui sont autant de points d’appui pour la reconstruction de la stratégie trotskyste.
Trotsky indiquait ã propos du développement du prolétariat après la Commune de Paris de 1871 que la « longue période d’essor capitaliste qui suivit entraîna, non l’éducation d’une avant-garde révolutionnaire, mais au contraire, la dégénérescence bourgeoise de la bureaucratie ouvrière, qui devint ã son tour le frein principal de la révolution prolétarienne� ». En paraphrasant Trotsky, nous pourrions dire ã propos du trotskysme dAaprès-guerre que l’évolution réformiste de la classe ouvrière dans les pays centraux, le développement des nationalismes bourgeois et petit-bourgeois dans les colonies et les semi-colonies et surtout la succession de révolutions triomphantes avec des directions petite-bourgeoises ou staliniennes qui sont allées, dans des conditions exceptionnelles, jusqu’à l’expropriation de la bourgeoisie, ont créé l’illusion d’une progression du socialisme au moyen « de n’importe quel type de révolutions » par le biais de « n’importe quel type de directions� ».
Cependant rien ne pouvait être plus éloigné de la pensée de Trotsky. Celui-ci en 1940 soulignait combien la plus grande réalisation de la IV Internationale était de s’être maintenue « ã contre-courant » après avoir redéfini le cadre stratégique du marxisme révolutionnaire face à la deuxième guerre mondiale, dans le cadre de la bureaucratisation de l’URSS, de la dégénérescence de la IIIe Internationale, de la montée internationale du fascisme, etc. Loin de toute téléologie, Trotsky aurait adhéré à l’affirmation de Walter Benjamin selon laquelle il n’y a rien qui n’ait plus corrompu le prolétariat allemand que l’idée selon laquelle il avançait avec le courant�. On pourrait dire quelque chose de semblable du trotskysme d’après-guerre : rien n’a plus contribué ã sa dégénérescence centriste que l’idée selon laquelle il avançait avec le courant, comme si ã mesure ou le planisphère se teintait de rouge stalinien le socialisme international avançait progressivement.
La montée ouvrière de 1968-81 et le poids des années d’adaptation
Vers la fin des années 1960 avec la fin du « boom » capitaliste et la montée ouvrière des années 1968-81 la lutte du prolétariat en Occident contre les gouvernements impérialistes, dans le glacis de l’Est contre la bureaucratie stalinienne et dans les semi-colonies contre les bourgeoisies pro-impérialistes se rouvre la perspective d’une remise en question des piliers de l’ordre de Yalta. La conséquence de cela se lit dans les tendances à l’indépendance de classe exprimée dans les bastions industriels au Chili avec les Cordons, l’Assemblée Populaire bolivienne, les Conseils des locataires et de soldats au cours de la Révolution des œillets, etc. Au cours de ce processus cependant, bien que l’ordre de Yalta et les directions qui le soutenaient aient été secoué, l’ordre mondial n’a pas été transformé.
Dans Sur le marxisme occidental Perry Anderson indiquait que la combinaison de la montée révolutionnaire initiée par Mai 68 et la première crise capitaliste depuis la Deuxième guerre mondiale en 1974, le rétablissement de l’unité entre la théorie marxiste et la pratique de masses ã travers les luttes de la classe ouvrière industrielle redevenait possible. Face ã cette possibilité il mettait en exergue l’existence du trotskysme comme tradition alternative au sein du marxisme : « tout au long de cette période [précédente] avait subsisté et s’était développé en marge du feu des projecteurs une autre tradition d’un caractère très différent et qui pour la première attirait l’attention politique pendant et après l’explosion française [de Mai 1968]. Il s’agissait évidemment de la théorie et du legs de Trotsky� »
Mais les années qui précèdent cette montée n’avaient pas été mises ã profit par les différents courants du trotskysme afin de se réapproprier ce legs et pour définir le cadre stratégique et construire des courants révolutionnaires dans le mouvement ouvrier. L’unification de 1963 autour de la révolution cubaine s’était effectuée sans aucun bilan sérieux des divergences précédentes et des activités de chaque courant. À propos de l’Amérique latine le IX Congrès de 1969 approuvait ainsi la lutte armée comme stratégie dans la « Résolution sur l’Amérique latine » présentée par Livio Maitan. D’autre part, ceux qui n’étaient pas entrés dans le processus d’unification connaissaient un processus accéléré de dégénérescence à l’image du lambertisme, refusant de prendre part ã « la nuit des barricades » en mai 1968, ou du healysme, boycottant la grande manifestation contre la guerre au Vietnam en Angleterre en octobre 1968.
Bien qu’au début de la poussée 1968-1981 les forces des courants du trotskysme se trouvaient dans leur majorité dissoutes dans le stalinisme et la social-démocratie les tendances à l’indépendance de classe qui venaient de la confrontation avec les directions officielles du mouvement ouvrier ont renforcé les courants du centrisme trotskyste qui dans plusieurs cas sont devenus des courants de quelques milliers de militants à l’image de la Ligue Communiste (puis LCR) en France, le SWP américain ou le PST argentin.
En 1974 avec la Révolution portugaise on assistait ã un grand processus révolutionnaire de caractéristiques classiques dans un pays central dont le surgissement était directement lié aux conséquences des processus révolutionnaires dans les colonies d’Angola et du Mozambique. En même temps s’y développaient des tendances au double pouvoir avec les comités de locataires et de soldats. Les courants qui faisaient partie du Secrétariat Unifié (né de l’unification de 1963) se trouvaient réduits à la plus extrême faiblesse face ã ce processus. Il est certes vrai que dans les grandes lignes le SU a mis en avant la nécessité du développement des comités et celle de combattre la subordination que le PC et le PS voulaient imposer au mouvement de masses par rapport au Mouvement des Forces Armées (MFA). Le plus grave c’est que le SU n’a pas pas traduit les leçons stratégiques du processus portugais sur le plan de l’orientation de chacun des groupes nationaux.
Ceci a été plus important si nous tenons compte du fait que le processus portugais a aussi été un laboratoire pour l’impérialisme qui, affaibli avec la défaite au Vietnam, impulsera comme politique destinée ã freiner les processus révolutionnaires les « transitions à la démocratie ». Reprise en Espagne et en Grèce cette orientation, après avoir été appliquée défensivement, prendra un caractère offensif dès le début des années 1980 en se transformant en une composante clé de la « restauration bourgeoise ». Entre 1978 et 1981 se rouvrait le cycle de révolutions après que le premier ait été dévié dans les pays impérialistes et écrasé dans le sang en Amérique du Sud. La défaite de ce second cycle sera constituée par l’écrasement de la révolution polonaise, étape charnière de la poussée 1968-1981.
La dernière grande occasion de freiner la restauration a été perdue en Pologne
Nous nous demandions dans un article précédent jusqu’à quel point l’affirmation d’Anderson selon laquelle « le processus ‘classique’ de la révolution portugaise de 1974-1975 a offert la dernière grande possibilité de reconstituer les bases stratégiques du trotskysme » était juste ou si l’histoire n’avait pas présenté une « autre occasion lors de la dernière grande ‘répétition générale de la révolution politique’ dans la Pologne de 1980 qui aurait permis à la IV Internationale d’émerger comme une grande force et d’anticiper les processus de 1989-1991 en Europe de l’Est, en URSS et en Chine ?� »
Nous sommes persuadés que la dernière occasion de freiner la restauration s’est jouée et a été perdue en Pologne. La restauration capitaliste, loin d’être un processus tombé du ciel ou un simple produit des mobilisations de 1989, a été précédée d’une série de soulèvements contre la bureaucratie et de révolutions politiques défaites. On pensera au soulèvement de RDA et de Berlin-Est en 1953, à la révolution hongroise de 1956, au printemps de Prague de 1968. La Pologne était sans aucun doute un des foyers les plus importants de la contestation du stalinisme après la révolution défaite de 1956, les processus de lutte des années 1970, et la dernière grande révolution politique qui commence avec la vague de grèves de 1980, avec pour centre emblématique les chantiers navals de Gdansk. Cette vague de grèves a donné lieu à l’apparition du syndicat Solidarnosc qui est parvenu ã rassembler jusqu’à dix millions de membres. Au cours de ce processus se sont développés d’importants éléments de démocratie directe tout en subissant une influence très forte de l’Eglise catholique qui s’est attelée ã renforcer les ailes pro-capitalistes du mouvement.
Un des éléments les plus importants de l’héritage de Trotsky reste le programme de la révolution politique, un type de révolution qu’il a anticipé mais auquel il n’a jamais assisté. Cette orientation, reflétée dans le Programme de Transition, était la seule ã même de répondre à la situation ouverte en Pologne en 1980 en avançant la nécessité d’une remise en cause du pouvoir de la bureaucratie et de ses privilèges ainsi que la constitution d’une démocratie soviétiste, comprenant la liberté d’organisation de syndicats et partis soviétiques ou qui défendent les conquêtes de l’Etat ouvrier, mais en liant de manière indissoluble ce programme démocratique aux consignes telles que la révision complète du plan dans l’intérêt des producteurs et des consommateurs, une plus grande égalité salariale dans tous les secteurs, etc., visant donc ã préserver les conquêtes structurelles. Il s’agit-là de points centraux afin de ne pas confondre les drapeaux des révolutionnaires avec ceux de leurs adversaires, les restaurationnistes.
Cependant, aucun des principaux courants du trotskysme de l’époque n’a été capable de maintenir cette unité du programme. Le débat central a tourné autour de comment renverser la bureaucratie : avec la consigne « tout le pouvoir ã Solidarnosc » et l’armement du syndicat comme le soutenait Moreno ou avec le surgissement de soviets indépendants de Solidarnosc comme le soutenait Lambert. Ni l’un ni l’autre n’a soulevé la nécessité, par exemple, de revoir le plan au profit des producteurs et des consommateurs ou toutes les revendications qui pouvaient à la fois répondre aux exigences des masses et soutenir la défense des conquêtes afin de se distinguer des courants restaurationnistes qui dirigeaient Solidarnosc. Ceci a conduit tant les morénistes que les lambertistes ã une adaptation aux courants restaurationnistes conçus comme faisant partie d’un bloc antibureaucratique. Le Secrétariat Unifié, contrairement aux courants précédents, a soutenu une politique d’« autogestion » pour les entreprises nationalisées, mais qui, dissociée de la défense du plan et du monopole du commerce extérieur, n’était pas contradictoire avec le cours de la restauration capitaliste. Comme le souligne Jan Stutje dans sa biographie d’Ernest Mandel Walesa était tout sauf trotskyste, et pourtant on l’identifiait alors comme partie intégrante du bloc antibureaucratique : « Qu’importe Walesa s’il y a des millions de travailleurs dans la rue ; nous ne devons pas rester occupés ã chercher de petits groupes purs. Nous devons soutenir simplement la dynamique révolutionnaire d’ensemble� ».
Ainsi le legs du programme de la révolution politique a été dissous dans un « anti-stalinisme générique » capable de confluer avec la direction du mouvement alors que celle-ci préparait les conditions pour négocier la restauration capitaliste. Les courants du trotskysme des années 1980 n’ont pas été capables de présenter une position indépendante, même si du point de vue de l’intervention, sans préparation ni organisation, celle-ci était très limitée. Aucune leçon de cette dérive stratégique n’a été tirée a posteriori.
Le fait de ne pas avoir présenté d’alternative, et ensuite de ne pas avoir été capables de comprendre les causes de la défaite a eu des répercussions bien au-delà de la Pologne. Cela a effectivement complètement désarmé les courants du trotskysme face au processus de restauration qui se développait, la bureaucratie soviétique accélérant d’autant plus le processus de restauration dans les États ouvriers bureaucratiquement dégénérés.
Le degré zéro de stratégie trotskyste
Les conséquences de la dérive stratégique post-Pologne ne se sont pas fait attendre. Mandel confirmera de plus en plus son adaptation à la bureaucratie, d’abord par ses expectatives à l’égard de Gorbatchev, soutenant la glasnost d’abord puis Eltsine ensuite. Le SWP américain, sous la direction de Barnes, va directement abandonner le trotskysme en 1983. Dans son document « Leur Trotsky et le nôtre� » il va désigner les thèses de la révolution permanente comme un obstacle pour renouer avec la tradition de Marx et Lénine en effaçant la révolution politique comme élément du programme et en réhabilitant la formule « dictature démocratique des ouvriers et paysans ». De son côté Lambert appellera ã voter pour Mitterrand en France et développera « la ligne de la démocratie » avec laquelle il confirmera son adaptation au régime républicain et se diluera dans une déviation syndicaliste, d’abord avec le « mouvement pro-PT » et ensuite dans un Parti de Travailleurs autoproclamé. Pour ce qui est de Moreno qui vers 1977 définissait correctement comme « une contre-révolution démocratique » la politique qu’avait mis en œuvre l’impérialisme ã partir du Portugal, il changera par la suite de catégorie pour parler de « révolutions démocratiques » en révisant la théorie de la révolution permanente.
C’est ainsi que la chute du Mur de Berlin et les mouvements « démocratiques » et pro-capitalistes de 1989-91 ont trouvé ces courants dans un virage ouvertement droitier, de plus en plus éloigné du legs de Trotsky, se laissant porter dans le sens du courant, distillant espoirs et illusions vis-à-vis de Gorbatchev, Eltsine, le castrisme, les « révolutions démocratiques », le PS, etc., alors que tout ceci aboutissait irrémédiablement à la restauration capitaliste.
Bensaïd disait des intellectuels de gauche comme Foucault ou Deleuze qu’ils en étaient arrivés au « degré zéro de la stratégie� ». Si l’on tient compte du changement dans la situation mondiale de la fin des années 1980, de la restauration capitaliste et de la dérive stratégique dans laquelle se trouvaient les courants du centrisme, on pourrait dire qu’à la même époque on en était arrivé « au degré zéro » de la stratégie trotskyste. C’est dans ce cadre, face à l’approfondissement de la dégénérescence centriste de la LIT moréniste et au beau milieu des bourrasques réactionnaires de l’époque, que le noyau de ce qu’est aujourd’hui la FT-QI a fait ses premiers pas, se constituant au début comme un petit pôle principiel dans le mouvement trotskyste international.
Ce qui est resté du morénisme, loin de réaliser un examen profond de sa tradition, a approfondi contre toute évidence les thèses de la révolution démocratique. Dans le récit des morénistes les processus de 1989-1991 deviendront ainsi de grandes révolutions qui ont donné lieu non pas à la restauration capitaliste qui avait déjà eu lieu (selon la nouvelle lecture qu’en donne Martín Hernández et la LIT)� mais ã une des plus grandes victoires de la classe ouvrière internationale. Selon Hernández toujours le grand problème du trotskysme (et de toute marxiste plus ou moins sensé) aurait été d’avoir vu une défaite profonde où il y avait en fait une victoire. Cela se serait traduit par la suite par une incapacité ã rendre compte de la succession presque ininterrompue de « révolutions de février » victorieuses que nous aurions connues ces dernières années et qui vont des processus qui ont secoué l’Amérique Latine au début du XXI siècle, avec l’« argentinazo » de 2001, jusqu’aux révolutions de couleur dans l’est européen. Devraient succéder ã ces « février victorieux » des « révolutions d’octobre » ã un moment ou ã un autre. Force est de constater que si l’on considère 1989-1991 comme un « février victorieux » cela fait plus de vingt ans qu’Octobre se fait attendre. La LIT applique aujourd’hui ce même raisonnement ã Cuba où le capitalisme aurait déjà été restauré, la tâche du moment étant de démolir la dictature capitaliste.
A l’opposé de cette obstination irréfléchie on trouve la réflexion plus docile du Secrétariat Unifié qui lui a largué les amarres par rapport au trotskysme. A la suite du décès de Mandel ce sont les principaux dirigeants du SU qui ont poursuivi la réflexion, sans faire de bilan critique du mandélisme (la même chose caractérisera le morénisme). C’est ainsi qu’on a commencé ã considérer « l’hypothèse de la grève générale insurrectionnelle » et avec elle « l’époque de la révolution d’octobre » comme complètement révolues. À partir des réflexions de Mandel lui-même sur la « démocratie mixte », basées sur la révision du rapport entre les soviets et l’assemblée constituante, la « double représentation » serait la formule enfin trouvée pour en finir avec les dangers de la bureaucratisation des sociétés post-capitalistes. C’est cette orientation qui a fait troquer au SU l’héritage trotskyste pour ce dont parlaient déjà les eurocommuniste il y a plus de vingt ans, abandonnant définitivement la perspective de la dictature du prolétariat pour une soi-disant « démocratie jusqu’au bout » ã travers les institutions existantes du régime démocratique bourgeois.
Le trotskysme au temps de la restauration
Si la guerre impérialiste de 1914 a marqué le début de l’époque de crises, guerres et révolutions avec les plus grandes convulsions du XXème siècle, c’est aussi l’époque du resurgissement du marxisme révolutionnaire avec Lénine, Trotsky et de la III Internationale. Avec la fin de la Seconde guerre mondiale, c’est l’ordre de Yalta qui se structure, en bloquant partiellement la dynamique « permanentiste » des processus de révolution prolétarienne (dans son aspect international et de lutte pour la transformation des relations sociales à l’intérieur des états ouvriers). C’est également l’époque de la dégénérescence centriste des organisations de la IV Internationale.
Dans le même sens la troisième étape de « restauration bourgeoise » une seconde involution dans la dégénérescence des courants issus du trotskysme, subissant une sorte de « social-democratisation ». Certains maintiennent leur caractère centriste alors que d’autres passent au liquidationnisme ouvert. C’est ainsi que nait la tendance à l’adaptation profonde aux instances du régime bourgeois (syndicalisme « normal », élections, manifestations « folklorisées », vie universitaire, etc.). Cela se lit tant dans la distanciation par rapport à l’héritage trotskyste, déjà ã l’œuvre dans les années 1980 mais également dans le défaitisme à l’égard du mouvement ouvrier.
Après la « fin de l’histoire », avec la défaite la révolution polonaise et des processus de résistance à l’offensive néolibérale dont les emblèmes ont été la lutte des contrôleurs aériens américains et des mineurs anglais, la déviation des processus de la période 1989-1991 vers des objectifs restaurationnistes et la restauration capitaliste dans les états ouvriers bureaucratisés de l’Est européen, de la Russie, d’Asie, un nouveau tournant a été symbolisé par les grandes grèves de novembre et décembre 1995 en France contre le Plan Juppé. Cette tendance a trouvé un écho également dans les « guerres ouvrières » de Corée du Sud de 1996, la grève d’UPS de 1997 aux USA, l’irruption sur le devant de la scène de la paysannerie avec le soulèvement zapatiste de 1994, et en Argentine, le développement du mouvement des chômeurs piqueteros�.�
Un second moment a commencé ã partir des mobilisations de Seattle de 1999. L’apparition du mouvement « anti-globalisation » a impliqué le réveil politique de millions de jeunes. Ce mouvement s’est massifié ultérieurement avec le mouvement contre la guerre impérialiste en Irak. Parallèlement, en Amérique latine, on a vu le passage à l’action directe de secteurs de masse, avec prééminence de la paysannerie et des secteurs de classe moyenne, contre les gouvernements qui avaient incarné l’offensive néolibérale, provoquant la chute de gouvernements en Équateur, Bolivie et Argentine.
Ensuite, dans un troisième temps, le mouvement « anti-globalisation » a été finalement canalisé par les variantes réformistes voulant « humaniser le capitalisme » ã travers les Forums sociaux, etc. Les processus latino-américains ont été déviés par le surgissement de différents gouvernements au discours réformistes, donnant lieu ã des phénomènes politiques comme le « chavisme » ou « l’evo-moralisme » au Venezuela ou en Bolivie.
De leur côté les « partis ouvriers-bourgeois », grand exécutants des programmes néolibéraux, vont connaître une crise qui va aller en grandissant. Cela va être le cas des sociaux-démocrates allemands, du Parti Socialiste français, du Parti Travailliste britannique, du PC italien et français, des directions nationalistes bourgeoises comme le péronisme argentin mais aussi des « partis ouvriers-bourgeois » plus récents comme le PT brésilien.
Si ã partir de la fin du XX siècle et au début du XXI siècle il y a eu, de façon générale, comme l’affirmait Bensaïd, un « retour du débat stratégique », du point de vue du centrisme trotskyste ceci n’a pas signifié un retour de la stratégie révolutionnaire mais ã différentes variantes d’adaptation aux phénomènes nouveaux, sans avoir pour axe central l’indépendance de classe. C’est ainsi qu’une aile liquidationniste est apparue avec la LCR française et le SWP anglais aux avant-postes, s’alignant derrière le projet de construction de « partis anticapitalistes larges » à l’image de l’alliance électorale RESPECT en Grande-Bretagne en 2004 ou en 2009 la liquidation de la LCR française dans le Nouveau Parti Anticapitaliste sans délimitation de classe, après avoir abandonné toute référence à la dictature du prolétariat et ã Trotsky. Cette tendance s’est également exprimée en Amérique du Sud avec fondation du PSOL au Brésil ã partir de la rupture d’un secteur de la gauche du PT, l’entrée dans le PSUV chaviste de secteurs entiers issus du trotskysme ou encore en Argentine avec la tentative manquée du MST. Ces projets ont accompagné dans la majorité des cas l’abandon explicite du trotskysme par ceux qui en étaient à l’initiative�.
Cette perte de références de classe s’est aussi matérialisée ã travers l’adaptation complète aux nouveaux gouvernements bourgeois latino-américains, notamment le chavisme. Toutefois, le chavisme et l’evo-moralisme n’ont pas seulement eu un impact sur l’aile liquidationniste du centrisme trotskyste mais ont aussi un impact certain sur des secteurs du « centre » du mouvement, comme le Parti Ouvrier (PO) en Argentine ou même la LIT. Tant le PO que la LIT avaient maintenu dans ses grandes lignes le programme trotskyste. Tant le PO que la LIT ont cependant réutilisé de vieilles théories dépassées par le mouvement révolutionnaire comme le Front Unique Anti-impérialiste pour donner leur soutien politique ã ces gouvernements. Ils sont postérieurement passés, sans davantage d’explication, à l’opposition ã ces mêmes gouvernements sans baser, dans le cas du PO ou de la LIT, sur une indispensable délimitation de classe.
Actuellement tous ces projets de « partis larges » ont montré leurs limites. Ils se sont écroulés ou ils se retrouvent plongés dans une crise totale non seulement parce qu’ils se sont montrés impuissants pour offrir une alternative face à la crise mais y compris du point de vue de leurs propres objectifs. RESPECT a explosé, le PSOL après s’être divisé sur le thème des candidatures, s’est révélé être un phénomène électoral en recul aux élections de 2010, le NPA a montré les limites de sa démarche électoraliste non seulement dans les urnes mais aussi ã travers son rôle limité dans les évènements récents de la lutte de classes en France, la « nouvelle gauche » du MST argentin a fini par intégrer au projet de centre-gauche petit-bourgeois dirigé par « Pino » Solanas.
Il en va de même avec le chavisme et l’evo-moralisme qui, face à la crise, se trouvent de plus en plus opposés ã des secteurs de travailleurs qui luttent. Dans le cas de Chávez en essayant d’avancer dans le contrôle et la discipline du mouvement ouvrier comme le montrent les tentatives de restreindre le droit de grève, la répressions contre les conflits d’avant-garde et sa passivité à l’égard de la violence mafieuse contre le mouvement ouvrier avec l’exécution de syndicalistes combatifs, de nouvelles mesures bonapartistes ont été mises en place. Evo Morales, qui pendant toute l’année 2010 s’est activé contre les augmentations de salaires des travailleurs faisant face ã des grèves et mobilisations, a commencé l’année 2011 par une attaque contre les conditions de vie des masses. Il a dû, face au « gazolinazo », ã savoir un intense processus de mobilisation ouvrière et populaire, retirer son projet.
Le défaitisme à l’égard du mouvement ouvrier
Parallèlement aux phénomènes auxquels nous faisons allusion le dernier cycle de croissance mondiale a abouti ã un renforcement social de la classe ouvrière, avec des millions de nouveaux travailleurs partout dans le monde, ce qui a eu son expression aussi dans le terrain de la lutte, dans la majorité des cas revendicative). Cette recomposition relative du mouvement ouvrier n’a pas suscité de réorientations stratégiques de la part du centrisme. Le dénominateur commun a été l’abandon de la perspective de construire des ailes révolutionnaires dans le mouvement ouvrier capables combattre dans les organisations de masses pour un programme transitoire d’indépendance de classe contre la bureaucratie et la subordination des organisations du mouvement ouvrier aux différentes fractions de la bourgeoisie.
Au sein de l’aile liquidationniste du centrisme cela s’est exprimé dans l’abandon de toute perspective stratégique liée au développement de la classe ouvrière, de sa lutte et de son organisation, toute l’attention étant captée par l’arithmétique de l’expression électorale de phénomènes polyclassistes. Au sein de l’aile « centre » de ce même centrisme, cela s’est exprimé, soit dans la séparation absolue entre syndicalisme et politique (Lutte Ouvrière) soit dans la « collatéralisation » du travail dans le mouvement ouvrier (PSTU et PO) de façon ã éviter et ã biaiser la lutte contre la bureaucratie dans les organisations de masses. Si dans le cas du PSTU cela s’est traduit par la transformation de CONLUTAS en une « chasse gardée » du travail que conservait le PSTU dans le mouvement ouvrier, dans le cas du PO cela s’est reflété dans la constitution du Polo Obrero comme un des courants du mouvement piquetero de chômeurs sans combattre par un mouvement unique avec liberté de tendances. Avec la construction du concept de « sujet piquetero » cela a même contribué ã isoler un peu plus le mouvement piquetero du mouvement syndical. Dans le cas de la PSTU donc ce défaitisme à l’égard du mouvement ouvrier a signifié un approfondissement de sa routine syndicaliste alors que le PO s’adaptait aux mécanismes clientélistes de l’assistencialisme gouvernemental et se désengageait des syndicats.
Avec les premières conséquences de la crise en 2009 et 2010 classe ouvrière a déjà dû faire face de façon inégale aux premiers coups portés par le capital pour décharger le poids de la crise sur le dos des classes populaires. On a pu là aussi voir les conséquences du défaitisme de ces courants dans le mouvement ouvrier.
La France a été sans nul doute le plus important « laboratoire » de l’étape que nous traversons. La classe ouvrière française et le mouvement de la jeunesse (lycéen et étudiant) ont été les protagonistes du grand processus de mobilisation contre la réforme des retraites de Sarkozy. Dans les huit journées de grève et mobilisation où jusqu’à 3,5 millions de personnes ont défilées dans la rue et malgré la stratégie d’épuisement de la bureaucratie syndicale, des grèves reconductibles se sont développées (dans des secteurs stratégiques comme les raffineries, les ports, la SNCF, avec des blocages d’entreprises, de dépôts de carburants, etc. À côté de cela on a vu aussi des tendances à l’auto-organisation, avec les AG interpros en particulier. Dans leur ensemble se sont bien des tendances à la grève générale qui se sont exprimées. Cependant l’extrême gauche française n’a pas été à la hauteur. Ni LO ni le NPA ne se sont présentés comme une alternative aux bureaucraties de la CFDT et de la CGT qui pendant tout le conflit ont attendu que le gouvernement ouvre la porte des négociations, sans jamais exiger le retrait de la loi et en attendant que le mouvement ne s’épuise. LO a directement refusé de défendre le mot d’ordre de grève générale, se subordonnant aux directions officielles sous prétexte que « le rapport de force » était trop faible pour cela. Même si de nombreux militants du NPA étaient eux en première ligne des blocages, la direction du parti s’est abstenue de toute critique publique à l’égard de la bureaucratie syndicale, abandonnant par conséquent toute exigence de retrait de la loi en avançant la perspective de chasser Sarkozy du pouvoir par la grève générale. Seul le Collectif pour une Tendance Révolutionnaire (CTR) du NPA a défendu la nécessité de combattre le projet de loi par la grève générale, pour que Sarkozy s’en aille mais également l’extension des structures d’auto-organisation en alliance avec les lycéens, et ce ouvertement contre la politique d’épuisement mise en œuvre par la bureaucratie.
Cependant, ni la tendance à la grève générale ni l’attitude conservatrice de LO et de la direction majoritaire du NPA ne sont tombées du ciel. Dans les luttes qui se sont développées en France depuis 2009 (Continental, Molex, Sony, Freescale, Total, Philips, New Fabris, la SNCF, Toyota, Goodyear, Caterpillar, etc.) nous en avons eu les premiers exemples. On a pu voir d’une part comment le lambertisme se fondait là où il était présent avec la bureaucratie de FO pour freiner le développement des luttes et de l’autre comment LO était incapable de proposer une alternative face à la fermeture de Continental.
Dans le cas de LO on peut ajouter leur intervention dans la grève générale en Guadeloupe où ils faisaient partie, ã travers leur groupe Combat Ouvrier, de la direction du « Collectif contre l’exploitation outrancière » -LKP- (front unique d’organisations politiques et syndicales) mais sans constituer une alternative face aux secteurs nationalistes-bourgeois de l’UGTG, sans développer les tendances à l’auto-organisation ou la remise en question de la domination colonialiste française. Cela a permis en dernière instance que la grande potentialité du mouvement puisse être contenue une augmentation salariale sans que ne soit proposée le développement de la grève un sens révolutionnaire.
On a pu voir en même temps comment la direction majoritaire du NPA négligeait les luttes alors même que ses militants y intervenaient. C’est le cas par exemple qu’il y avait des militants son parti dans la direction même du conflit comme ã Phillips Dreux. Ce n’est pas par hasard si le dirigeant de l’aile gauche de cette usine est un des membres fondateurs du Collectif pour une Tendance Révolutionnaire du NPA, constitué pour lutter pour une alternative face à la dérive électoraliste de la direction majoritaire. Nous parlons donc d’une série de conflits où les travailleurs ont mené des luttes très dures et où aucune de ces directions n’a été capable d’être à la hauteur.
Tous ces exemples nous montrent sur le terrain de la lutte de classes non seulement le refus de ces courants ã transformer chacun de ces conflits ouvriers en des grands combats de classe qui essayent de modifier d’une manière ou d’une autre le rapport de forces réel ou, comme disait Rosa Luxembourg, transformer « les grèves de protestation » en « grève de lutte »ï¿½. Cela montre également le défaitisme de ces organisations face à la possibilité d’accélérer la maturation de secteurs d’avant-garde du mouvement ouvrier forgé dans ces combats. Le processus de grèves et mobilisations d’octobre-novembre 2010 en France a montré les conséquences de ce défaitisme et son poids face ã des événements plus importants de la lutte de classes qui pourraient surgir. Ces conclusions sont fondamentales non seulement pour l’Europe mais aussi pour les pays où la crise capitaliste, malgré les premières secousses de 2009, n’a pas encore frappé de plein fouet.
Dans le cas du PSTU nous avons vu comment il n’a même pas proposé de mener une lutte sérieuse face au licenciement de 4270 travailleurs d’Embraer, alors que le PSTU se trouve à la tête du Syndicat des travailleurs de la métallurgie de Sao José dos Campos, la grande banlieue de Sao Paulo où se trouve le site de production. Du côté du PO, conséquence de son désengagement des syndicats, il se retrouve à l’extérieur du principal phénomène d’organisation en marge de la bureaucratie que mène la classe ouvrière argentine pour la première fois depuis des décennies, « le syndicalisme de base ».
Un exemple tout autre que l’on pourrait citer est le conflit de Kraft-Argentine en 2009. Cette bagarre a démontré ã échelle réduite comment la combinaison entre la préparation d’un secteur d’avant-garde à l’intérieur d’une usine avec la disposition subjective du PTS de transformer un conflit ouvrier dans une grande bataille de classe, comptant sur la solidarité de secteurs du mouvement étudiant et de chômeurs, en forçant les réformistes ã un front unique en les combattant en même temps, avec un programme correct, tout cela a pu permettre de faire face à l’attaque simultanée d’une des principales multinationales américaines, de l’État argentin, de la bureaucratie syndicale et même de l’ambassade américaine. Nous considérons qu’il n’est pas exagéré de dire que la lutte de Kraft, ayant eu une grande répercussion au niveau national en Argentine, a été un facteur important pour stopper la vague de licenciements qui à l’œuvre dans l’industrie en Argentine et que les patrons justifiaient par l’impact de la crise.
Ce qui est en jeu ce n’est pas une histoire de victoires ou d’échecs. Les exemples que nous présentions, aussi bien celui de Continental que la grève générale en Guadeloupe, pourraient être catalogués comme des victoires ou des victoires partielles du point de vue des revendications de base du conflit. Le cas des travailleurs de Continental a signifié toutefois l’obtention des indemnisations et la disparition de l’usine, tandis que le cas de la Guadeloupe a signifié le déploiement d’une énergie révolutionnaire énorme, avec plus de cent jours de grève générale, pour que le mouvement n’arrache qu’une concession aussi provisoire qu’une augmentation salariale. Une question se pose donc : quel est le bilan de l’intervention de LO dans ces conflits quant au développement d’une avant-garde ouvrière révolutionnaire, ou potentiellement révolutionnaire ?
Si l’on poursuit avec l’exemple de Kraft et sans prendre un autre exemple important comme l’a été, et continue à l’être, le Syndicat Céramiste de Neuquén et de Zanon, la nouvelle commission interne (comité d’usine) de Kraft qui s’est construite pendant le conflit même (formée par des ouvriers du PTS et des indépendants) après que les travailleurs ont fait leur expérience avec la direction maoïste précédente qui avait trahi la lutte de 2009 mais également la commission interne de Pepsico dirigée par le même courant syndical sont le moteur du processus de rassemblement de l’avant-garde ouvrière dans la grande banlieue Nord de Buenos Aires, la plus grande concentration ouvrière du pays.
Mais encore une fois il ne s’agit pas seulement de victoires. L’expérience de Kraft aurait été impossible sans qu’auparavant, ã des moments où le gouvernement était dans une situation de force, il n’y avait pas eu des luttes emblématiques qui ont cependant été des échecs comme celle de l’usine textile Mafissa ou comme la semi-défaite de TVB-Jabón Fédéral. Ce sont l’expérience et les leçons de ces luttes qui ont permis de préparer un conflit comme celui de Kraft. Mais quelles leçons révolutionnaires pour de futurs combats peuvent être tirées d’une lutte non menée comme celle d’Embraer ?
Ces conflits peuvent non seulement être utilisés comme des « écoles de guerre », comme partie prenante de la préparation pour des processus généralisés comme celui d’octobre-novembre 2010 en France et, ã un échelon plus élevé, pour la guerre de classes elle-même qu’est la révolution. Mais ces « écoles de guerres » exigent d’être préparées auparavant pour qu’elles puissent jouer effectivement leur rôle. Cela implique la construction de fractions révolutionnaires qui puissent diriger les batailles. C’est ce qui s’est passé dans la lutte de Kraft, ã Zanon mais également en 2010 lors de la lutte des travailleurs des chemins de fer de la ligne Roca de Buenos Aires : une lutte contre la précarité et pour la titularisation de plus de 1500 travailleurs ; une lutte qui s’est installée dans l’actualité politique argentine quand la bureaucratie syndicale de l’Unión Ferroviaria a assassiné un militant du PO et de la Fédération Universitaire de Buenos Aires, Mariano Ferreyra, provoquant une crise nationale qui ne s’est désamorcée qu’à la faveur du décès de l’ex président Néstor Kirchner. Cette lutte a été le point le plus élevé d’une série de batailles entamées depuis 2002 dans le secteur. Depuis cette date le courant syndical Bordó (formés par des cheminots du PTS et des indépendants) est à la tête des luttes contre la précarité, d’abord contre les licenciements chez les sous-traitants comme Técnica Industrial et ensuite Poliservicios, puis jusqu’en 2005 quand, avec les mouvements piqueteros, on a réussi ã obtenir la titularisation des travailleurs de Catering World. C’est ainsi que l’on a réussi ã en finir avec la précarité ur la ligne Roca en parvenant même ã faire embaucher des chômeurs en CDI. 38 blocages des voies ferrées et 127 blocages de billetteries durant cette lutte ont permis de se préparer à la bataille en 2010 pour la titularisation des 2052 nouveaux travailleurs des sous-traitants depuis 2005.
Contre ceux qui considéraient « parfaitement gauchiste » la revendication de titularisation des 2052 travailleurs précaires, le courant syndical Bordó s’est mis à la tête de la lutte pour cet objectif qui a finalement été obtenu et qui constitue peut-être l’une des plus importantes victoires dans un conflit dans une entreprise depuis la chute de la dictature en 1983. Aujourd’hui cette lutte est devenue l’un des exemples pour l’avant-garde ouvrière argentine.
Pour conclure nous pouvons dire qu’en finir avec le défaitisme à l’égard du mouvement ouvrier est le point de départ fondamental pour que le trotskysme, comme continuité du marxisme révolutionnaire, puisse reprendre ce qui le différencie de toute autre tradition militante : incarner la fusion, dans la pratique, avec l’avant-garde ouvrière dans une perspective révolutionnaire.
TROISIÈME PARTIE : LES LIMITES DE LA RESTAURATION BOURGEOISE ET LES NOUVELLES CONDITIONS POUR LA RECONSTRUCTION DU MARXISME RÉVOLUTIONNAIRE
La crise que traverse le capitalisme actuellement pose de nouvelles conditions historiques placent la « restauration bourgeoise » face ã ses propres limites. Même si cette période de « restauration bourgeoise » a signifié une grande défaite pour le prolétariat mondial et a donné un nouvel élan à la domination capitaliste (et en ce sens on peut parler de « restauration » par analogie avec la restauration bourbonienne), comme nous l’avons souligné cette restauration n’a pas signifié l’instauration d’un capitalisme homogène comme aurait pu le prévoir Adam Smith repris par Arrighi mais bien un approfondissement des contradictions du capitalisme lui donnant un caractère encore plus explosif. En même temps, bien que dans des conditions de grande fragmentation interne, la classe ouvrière a regonflé ses rangs ã des niveaux sans précédents.
Aujourd’hui nous faisons face aux premières conséquences de la crise. Guerre des monnaies, frictions au sein du G20 pour définir qui paye les coûts de la crise, nouvelles tensions géopolitiques, révélations qui mettent ã nu la diplomatie impérialiste et le recul des USA comme puissance hégémonique. Nous voyons comment en Europe (alors que l’existence même de l’Euro est menacée) une succession d’attaques déflationnistes se produisent en Grèce, dans l’Etat espagnol, au Portugal, et ce dans un contexte où les deux années de crise avaient déjà commencé ã dégrader les conditions de vie des masses et plus particulièrement des plus exploités.
En 2010 nous avons vu les premières réponses de la classe ouvrière et des opprimés. D’une part, l’explosif prolétariat asiatique, qui compte en Chine avec presque 200 millions de nouveaux travailleurs qui ont migré vers les villes au cours des vingt dernières années, a commencé montrer sa force dans plusieurs conflits d’usine. D’autre part la puissante classe ouvrière européenne, avec pour centre les grèves et mobilisations massives contre les attaques de Sarkozy, a été protagoniste des premiers affrontements contre la bourgeoisie impérialiste qui prétend faire payer la crise aux travailleurs.
2011 commence avec le soulèvement des opprimés en Afrique du Nord et Moyen Orient. Les processus révolutionnaires se multiplient. De Tunisie en Egypte, d’Egypte en Libye. Ce sont les réponses les plus importantes des masses jusqu’à présent face à la crise mondiale qui font trembler la structure des dictatures pro-impérialistes dans la région.
La crise montre que le capitalisme se retrouve dans l’impossibilité de garantir les conditions du « pacte néolibéral » avec les classes moyennes et les secteurs privilégiés du prolétariat. Il menace en même temps de faire basculer dans la misère la grande majorité de la classe ouvrière et la population mondiale. Le sauvetage étatique massif des capitaux impérialistes et la nécessité de nouvelles avancées réactionnaires révèlent de plus en plus ouvertement le caractère dégradé des démocraties néolibérales, pas seulement dans les semi-colonies mais aussi dans les pays impérialistes eux-mêmes. Tout cela met également ã nu l’hypocrisie de l’impérialisme qui soutient des dictatures de tout type pour protéger ses intérêts en Afrique et au Moyen Orient.
L’évolution de ces tendances, avec des tensions géopolitiques de plus en plus fortes produites par la crise, posent les limites de l’avancée de la réaction impérialiste dans un cadre relativement pacifique. Cela pose également les prémisses de la fin de l’étape de la « restauration bourgeoise » et la réactualisation des conditions de l’époque impérialiste de crises, guerres et révolutions. Voilà les conditions pour la reconstruction du marxisme révolutionnaire au début de notre siècle.
Comme nous l’avons signalé au début pour la classe ouvrière l’élément essentiel de la maturation de ses intérêts est déterminé par son expérience historique accumulée et son éducation au cours du processus même de la lutte de classes. Cette continuité peut seulement être soutenue par son avant-garde organisée puisque sous les conditions du capitalisme cela ne peut jamais être le patrimoine de la classe dans son ensemble. Cette expérience accumulée a eu ses expressions plus importantes dans la III Internationale, dans ses quatre premiers congrès avant que ne se produise sa dégénérescence. Elle s’est poursuivie ã travers l’héritage de Trotsky et de la IV Internationale. Cette tradition comme nous l’avons dit, a été rompue après la seconde guerre mondiale, en ne se conservant que très faiblement dans le trotskysme post-Yalta ã travers des « fils de continuité » ténus ã travers les résistances opposées aux déviations les plus ouvertes. Cette rupture s’est approfondie cependant au cours des trente années de restauration bourgeoise.
Cette rupture de la tradition révolutionnaire et l’absence de révolution pendant des décennies (même si l’Egypte, la Libye et les processus dans le monde arabe marquent peut-être un changement dans cette tendance) fait qu’établir un rapport étroit avec la classe ouvrière sans reconstruire un cadre stratégique en partant du plus avancé, de ce qu’a donné l’expérience du mouvement ouvrier et de la théorie révolutionnaire, en tirant un bilan profond de l’expérience précédente, signifie inévitablement dégénérer. La classe ouvrière traîne plusieurs décennies de retard subjectif dans les conditions imposées par la restauration.
Comme l’affirmait cependant le fondateur du parti bolchevique, « une théorie révolutionnaire juste […] ne se forme définitivement qu’en liaison étroite avec la pratique d’un mouvement réellement de masse et réellement révolutionnaire ». C’est pourquoi il est impossible de redéfinir ce cadre stratégique en dehors du lien étroit avec la classe ouvrière réelle, parce que même si la théorie révolutionnaire peut être développée éventuellement dans des conditions d’isolement (comme par exemple Marx à la British Library ou Lénine en Suisse pendant la Première guerre mondiale), le marxisme révolutionnaire ne peut avancer vers ses formes vives et définitives que lorsqu’il est lié à la lutte et à l’organisation de la classe ouvrière.
Actuellement nous nous trouvons aux débuts d’une nouvelle période historique. Face aux limites de la « restauration bourgeoise » se lève de nouveaux « printemps des peuples » dont la profondeur n’est pas encore possible de mesurer. Le « printemps des peuples » de 1848 a traversé toute l’Europe et sa périphérie, depuis la France où se sont développés les premiers affrontements classiques de la lutte de classes moderne, en passant par la Prusse, l’Italie, l’Autriche arrivant même ã des pays comme le Brésil. Ce « printemps » de 1848 a marqué la naissance du prolétariat moderne.
A cette époque-là , comme le souligne Trotsky dans « A 90 ans du Manifeste Communiste », Marx et Engels croyaient voir les symptômes de l’épuisement historique du capitalisme comme système et surestimaient la maturité révolutionnaire du prolétariat. Cela a été différent à l’époque impérialiste de déclin du capitalisme où il est devenu un système absolument réactionnaire et on a vu comment la bourgeoisie a dû avoir recours à la destruction massive de forces productives lors de deux guerres mondiales pour maintenir sa domination face ã sa propre crise (bien supérieure ã celle dont furent témoins les fondateurs du marxisme) et aux révolutions qui ont traversée la planète au XXe siècle.
Aujourd’hui ce nouveau « printemps » marque le début du resurgissement de la classe ouvrière dans les conditions imposées par des décennies de restauration bourgeoise. Mais l’histoire ne se répète pas et ce n’est pas pour cela que l’on doit se préparer. On sait que dans le déclin du capitalisme impérialiste sa victoire ne peut signifier que la barbarie. Nous avons ã notre disposition l’expérience d’un siècle et demi de luttes révolutionnaires.
Pour que les nouveaux évènements de la lutte de classes, dans le cadre de la crise capitaliste, puissent rompre le continuum de l’histoire il faut réactualiser cette expérience et la transformer en force matérielle, avec des partis révolutionnaires et ã travers la reconstruction de la IV Internationale. C’est ã cela que nous nous préparons.
17 février 2011
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