Par JP Clech
Kadhafi n’a jamais été un rempart anti-impérialiste dans le monde arabe et en Afrique. Comme nous le soulignions dès le début de l’intervention impérialiste, « avec le coup d’État de 1969, expression libyenne du mouvement de fonds nationaliste arabe et de la poussée ouvrière et populaire mondiale, Tripoli avait réussi ã juguler les prétentions de l’impérialisme, à la fois américain mais également italien. A partir des années 1990 le régime de Kadhafi, qui s’était transformé entre-temps en une féroce dictature, a tenté de se réinsérer dans le ‘concert des nations’. Tripoli a cherché ã négocier avec les capitales occidentales les termes de sa subordination semi-coloniale. Cela ne s’est pas fait sans grincements de dents pour plusieurs pays car certains partenaires ont été privilégiés au détriment d’autres.
L’intervention impérialiste actuelle est en fait une tentative de renégociation, entre les puissances centrales, de la mainmise sur les ressources libyennes [1] ».
Depuis qu’il était redevenu fréquentable, collaborant activement avec les capitales européennes et leurs multinationales, cela faisait déjà bien longtemps que le « Guide libyen » avait remisé ses ambitions « socialistes » et « tiers-mondiste ». A la fin des années 2000 le nouveau projet du clan Kadhafi était d’ailleurs « de faire de la Libye un ‘nouveau Dubaï d’Afrique du Nord’ ã travers la création d’une zone franche afin d’attirer de nouveaux investissements, une sorte de paradis fiscal pour les étrangers [2] ». Les arguments « anti-impérialistes » sous-tendant le discours pro-Kadhafi qu’on a pu entendre au cours du conflit, notamment au sein la gauche latino-américaine mais également européenne dans des courants philo-staliniens (le Parti des Travailleurs belge, certains courants actifs du syndicalisme de base italien comme Contropiano, etc.), ne tiennent pas.
De là ã saluer la chute de Tripoli comme une victoire de la révolution, il y a un pas que nombre d’intellectuels, d’organisations et courants de gauche radicale ont allègrement franchi fin août. En règle général, cette lecture optimiste et erronée de la chute de Kadhafi a accompagné une passivité et un attentisme scandaleux dans les rangs de l’extrême gauche alors même qu’elle aurait dû être le fer-de-lance de l’opposition internationaliste et anti-impérialiste au va-t-en-guerre Sarkozy.
L’extrême-gauche entre attentisme et pro-impérialisme
Pour ce qui est de l’extrême gauche en France, loin de jouer le rôle de moteur en direction du reste des organisations du mouvement ouvrier de solidarité avec les révolutions arabes et d’opposition à l’intervention impérialiste française, elle a brillé par son absence.
Lutte Ouvrière s’est manifestée de façon génériquement juste dans sa presse contre l’offensive impérialiste. Fidèle ã son attentisme habituel et ã son internationalisme limité aux articles de son hebdomadaire, LO n’a aucunement corrélé ces prise-de-position ã une orientation active. De par son analyse du printemps arabe, réduit ã une simple succession de « révoltes » et non ã une concaténation ouverte de processus révolutionnaires, on peut dire à la décharge de LO que la guerre en Libye n’apparaissait pas du coup comme une offensive contre-révolutionnaire centrale contre la dynamique initiée en Tunisie et en Egypte mais juste comme une énième intervention impérialiste. Cela n’en rend pas moins la position de LO extrêmement problématique [3].
Pour ce qui est de notre parti, son orientation par rapport au conflit libyen n’a aucunement structuré notre intervention : aucun rassemblement, aucune affiche, aucune propagande anti-impérialiste systématique. Lors de son premier meeting d’ouverture de campagne, en clôture de notre université d’été de Port-Leucate, quelques jours ã peine après la chute de Tripoli et l’euphorie impérialiste, Philippe Poutou n’a même pas mentionné la guerre impérialiste contre la Libye et n’a pas prononcé un seul mot contre le nouveau protectorat de l’OTAN sur ce pays.
Pire en fait, le NPA a d’abord malheureusement figuré au côté des signataires de l’appel ã une « intervention humanitaire » en Libye courant mars. Nous avons ensuite laissé dans nos publications la part-belle aux discours à la Gilbert Achcar, se faisant les soutiens de la rébellion, y compris « après que les éléments les plus pro-impérialistes ont commencé ã primer au sein du gouvernement de Benghazi [et que] les impérialistes ont décidé d’intervenir afin d’utiliser la Lybie comme plateforme de leur stratégie de contre-révolution démocratique contre les processus révolutionnaires de la région [4] ». Bien au contraire, on peut continuer à lire un peu partout sur les publications liées au NPA « la compréhension du fait que les rebelles de Benghazi aient pu demander l’aide du ‘diable’ pour éviter un massacre annoncé [tout en mettant] en garde les rebelles contre toute représentation du ‘diable’ comme un ange pour l’occasion, ainsi que contre toute illusion sur les motifs réels des puissances occidentales [5] ». Pourquoi en lieu et place des conseils théologiques de Gilbert Achcar en direction des rebelles le parti n’a pas défendu dans sa propagande, sa presse et dans la pratique, ã travers des rassemblements et ses meetings, une position anticapitaliste, révolutionnaire et internationaliste à la hauteur du coup porté par l’entreprise néocoloniale de l’OTAN, avec la France de Sarkozy dans le rôle de maréchal de campagne ?
Un front unique entre les opprimés, les impérialistes et leurs laquais serait souhaitable ?
Illustrant assez bien notre manque d’initiative politique sur une question aussi centrale en France autant qu’une orientation politique catastrophique, le parti s’est contenté de deux communiqués, le premier au début du conflit et le second à la suite de la chute de Tripoli. D’une part nos prises de position générales contre l’intervention de l’OTAN sont restées lettre morte dans la pratique, en dépit des propositions faites en CPN par les camarades de l’ex-Position 4 [6]. Le parti d’autre part n’a pas défendu de position anti-impérialiste conséquente puisqu’il s’est prononcé pour le soutien militaire aux « rebelles », alors même que les « insurgés » agissaient dès le mois de mars comme les troupes au sol de l’aviation de l’OTAN : « notre solidarité pleine et entière va au peuple libyen auquel il faudrait donner les moyens de se défendre, les armes dont il a besoin pour chasser le dictateur, conquérir la liberté et la démocratie [7] ».
Fin août, lors de la chute de Tripoli, le parti essayait de justifier ce soutien de fait en expliquant qu’au cours des « six derniers mois, la révolte s’est développée et en même temps, sous couvert d’une résolution de l’ONU, un mois plus tard, les pays membres de l’OTAN ont voulu s’accaparer le processus en cours par une intervention militaire aérienne [8] ». L’argumentation consiste ã affirmer que la « rébellion » se serait développée parallèlement à la guerre menée par l’OTAN, c’est-à-dire qu’il pourrait y avoir unité d’action entre les opprimés et l’impérialisme. Elle est assez proche de la lecture profondément erronée de la guerre en Libye qu’ont certains courants d’extrême gauche au niveau international comme la LIT moréniste, dont la principale organisation est le PSTU brésilien. La LIT dépasse certes le NPA dans l’enthousiasme puisqu’elle parle d’une « fabuleuse victoire politique et militaire du peuple libyen et de l’ensemble du processus révolutionnaire qui secoue le monde arabe (…) et qui évoque les plus grandes victoires de notre classe [9] ». A l’image du NPA cependant, la LIT moréniste développe l’idée selon laquelle « la contradiction réside en ce que, sur le terrain militaire, il a existé une unité d’action entre l’impérialisme et les masses pour renverser Kadhafi mais avec des objectifs de fond totalement opposées : les masses veulent libérer le pays de l’oppression et l’impérialisme freiner la révolution afin de poursuivre le pillage des richesses libyennes [10] ».
Cette définition, qui fait abstraction du rapport entre facteurs objectifs et subjectifs et se transforme en une caractérisation anti-marxiste de la situation repose sur une logique objectiviste au sein de laquelle le facteur subjectif (le secteur social et le programme qu’il porte) n’a aucune conséquence sur les résultats. C’est ainsi que le NPA peut donc affirmer que « c’est une nouvelle vie qui s’ouvre pour le peuple libyen. La liberté, les droits démocratiques, l’utilisation des richesses dues aux ressources naturelles pour la satisfaction des besoins fondamentaux du peuple sont maintenant à l’ordre du jour », en faisant pleinement abstraction de la manière dont la « libération » de la dictature de Kadhafi s’est déroulée et du caractère de classe bourgeois et pro-impérialiste du gouvernement libyen de facto. De façon très problématique, certains analystes de la bourgeoisie ont le mérite d’avoir une vision beaucoup plus claire de ce qui se joue en Libye que celle que véhicule le parti. Sans détour, Richard Haas, ancien conseiller de Bush et partisan de l’envoi de troupes au sol pour faire régner l’ordre impérialiste dans la Libye post-Kadhafi souligne ainsi que les « 7.000 sorties des avions de l’OTAN ont joué un rôle central dans la victoire rebelle. L’intervention ‘humanitaire’ censée sauvée des vies soi-disant menacées a, de facto, été une intervention politique afin de mener ã bien un changement de régime. C’est maintenant à l’OTAN de gérer sa victoire [11] ».
A la lumière de l’histoire du mouvement ouvrier et des révolutions du XXème siècle, sans aller plus loin même que les leçons que l’on peut tirer des soulèvements d’Europe de l’Est contre les régimes staliniens en 1989-1990 le renversement d’un gouvernement réactionnaire ou la chute d’une dictature ne signifie pas automatiquement une avancée pour la révolution ouvrière et socialiste, bien au contraire.
Dans le cas de la Libye, ne donner qu’une importance secondaire au fait que l’OTAN a été un acteur prépondérant dans le renversement du régime du Colonel est extrêmement dangereux. Cela alimente l’illusion selon laquelle les ennemis des peuples opprimés pourraient défendre leurs intérêts, du moins partiellement, ou qu’il pourrait y avoir unité d’action entre exploités, opprimés et l’impérialisme et ses laquais. Cela permet aussi de passer sous silence que le conflit libyen renforce une des limitations principales du printemps arabe, ã savoir que la dimension anti-impérialiste des soulèvements a été largement secondaire [12] . Cette limitation ne dédouane pas pour autant les courants du mouvement ouvrier dans les pays impérialistes, ã commencer par l’extrême gauche, d’être à la pointe d’un soutien inconditionnel aux processus arabes, qui passe aussi par une dénonciation politique et pratique des crimes et des complicités de « son » propre impérialisme (ce qui a été largement absent en France depuis le début du soulèvement tunisien). Cette limite anti-impérialiste des processus arabes est d’ailleurs un des ressorts facilitant actuellement les politiques réactionnaires de contention du printemps arabe ã travers les soi- disant « transitions démocratiques ». Enfin la victoire de l’OTAN en Lybie et les rodomontades de Juppé sur la question syrienne sont une occasion inespérée pour le régime Assad dans sa tentative de forcer le parallèle entre l’opposition populaire syrienne et le CNT afin de sous-tendre son discours contre toute ingérence étrangère.
Une victoire populaire contre Kadhafi était-elle possible ?
A la différence de ce qu’affirme Azeldin El Sharif, dont se fait l’écho Inprecor, la seule perspective pour la Libye n’était pas seulement « la résolution 1973 (…) au service du peuple libyen et de la protection des civils [qui] s’est heurtée à l’opposition de nombreux courants socialistes et de gauche à l’étranger [très minoritaires dans la pratique en France en tout cas !] qui pensent que le peuple libyen ne sait pas ce qu’il veut et qui ne proposent en contrepartie aucune alternative en termes de protection [13] ».
Il y avait une possibilité pour que le soulèvement populaire né ã Benghazi le 17 février dans le sillage du printemps arabe et de la chute de Ben Ali et Moubarak s’étende à l’ensemble du pays et renverse de façon autonome la dictature de Kadhafi, ce qui aurait ouvert des perspectives bien différentes pour le pays. Dans un premier temps d’ailleurs, avant la reprise en main de la rébellion populaire par le CNT avec un programme économique et social calqué sur celui du Guide, le soulèvement de la jeunesse et les classes populaires avait réussi ã secouer fortement le régime, jusqu’à Tripoli même. L’absence de rôle social du mouvement ouvrier organisé dans cette première phase du soulèvement, pire encore même, la violente mise au pas des travailleurs immigrés qui représentent la grande majorité du prolétariat en Libye, a compromis cette possibilité.
Comme le note Richard Seymour très justement, « la prépondérance d’élites relativement conservatrices et l’absence d’une force de pression ã même de contrebalancer cet état de fait a déformé la rébellion. [Pour les représentants du CNT] la Libye n’était pas une société divisée par des lignes de classe dont beaucoup avaient tiré profit. Elle était uni contre un usurpateur (…) soutenu par des forces étrangères. Plus Kadhafi réussissait ã stabiliser la situation [après la première phase de la révolte], plus [la direction du CNT et les « rebelles »] l’expliquaient en disant que ‘Kadhafi est en train de nous tuer avec ses Africains’. Une déformation supplémentaire advient avec l’alliance avec l’OTAN. La révolte de février a été le fait de centaines de milliers de personnes dans tout la Libye. Début mars le mouvement connaissait un reflux, des forces spéciales occidentales faisaient leur entrée en territoire libyen et des dirigeants importants de la rébellion faisaient appel à l’intervention étrangère. Tout d’abord isolés, [ces dirigeants] gagnaient en crédibilité ã mesure où Kadhafi gagnait du terrain. Dans les faits, l’initiative passait [d’un mouvement de révolte] ayant une très large base populaire ã un nombre relativement réduit de combattants armés sous la direction du CNT et de l’OTA. C’est ã ce moment-là que l’armée rebelle a pris la relève des pogroms contre les travailleurs africains immigrés. Dans des conditions différentes peut-être l’unité entre les opprimés aurait pu être possible. Mais cela aurait rendu nécessaire une alliance beaucoup plus radicale qui aurait été potentiellement beaucoup plus dangereuse, tant pour ceux qui voulaient remplacer Kadhafi que pour le Guide lui-même. Dans l’état actuel des choses, la victoire des rebelles repose sur une défaite tragique. La dynamique émancipatrice originelle du 17 février repose, pour l’instant, sous les corps sans vie des travailleurs africains immigrés de Tripoli [14] ».
Pour un virage du parti ã 180° sur le terrain de l’internationalisme révolutionnaire et de l’anti-impérialisme !
En dépit de cette victoire de l’impérialisme et d’une des fractions de la réaction bourgeoise locale au cours de ce premier acte de la guerre civile libyenne dont les combats semblent pour l’heure s’atténuer, on ne peut exclure qu’un bon nombre de contradictions affleurent prochainement au sein de la nouvelle élite dirigeante, plombant la « gouvernance » tant souhaitée par les impérialistes. Les aspirations des masses libyennes ne peuvent coïncider avec celles d’un gouvernement qui s’apprête ã renforcer la soumission du pays aux multinationales. La nécessité de rétablir l’ordre au moyen de l’ancien appareil de sécurité kadhafiste, purgé de ses officiers les plus encombrants, pourrait également compromettre les chances de discipliner la population. Le nouveau pouvoir en place pourra toujours essayer de faire jouer le rôle de boucs-émissaires aux travailleurs immigrés qui ont été persécutés et massacrés pour certains ou qui ont dû fuir en masse comme le demi-million d’ouvriers égyptiens qui ne tarderont pas ã revenir, il n’est pas dit que cette recette fonctionne ã nouveau.
Autant la victoire actuelle de l’impérialisme et du CNT menace les processus révolutionnaires en cours en Tunisie et en Egypte, autant l’approfondissement de ces mêmes processus dépendent des contradictions qui surgiront du nouveau protectorat libyen où pourrait émerger une alternative de classe. En tant que marxistes révolutionnaires nous savons que c’est uniquement cette force sociale et sa capacité ã combattre pour un programme indépendant ainsi que l’émergence révolutionnaire de la classe ouvrière et de la jeunesse du Maghreb et du Machrek qui permettra d’ouvrir le chemin de la révolution.
C’est en ce sens que l’extrême gauche, si elle entend se battre pour un programme réellement anticapitaliste et révolutionnaire, ne peut continuer ã maintenir un silence complice alors que l’impérialisme est en train de refaire vivre la Libye à l’heure des protectorats. Cela nécessite une clarté programmatique que le NPA n’a pas, entretenant la confusion. Cela nécessite également une orientation internationaliste et anti-impérialiste qui a fait cruellement défaut au parti jusqu’à présent. On ne peut dire, comme le fait croire Yvan Lemaitre, « hors de Libye les puissances impérialistes ! » tout en affirmant que « la démocratie et la liberté ne pourront venir que de l’intervention directe de la population pour prendre en main sa révolution [15] ». Il n’y a pas révolution mais bien contre-révolution armée portée par les canons de l’OTAN et les armes légères des « rebelles ».
Thawra ! Hattâ Al-Nasr ! Vive la révolution ! Jusqu’à la victoire !
C’est en revanche de sa capacité ã s’opposer ã « son » impérialisme de la part du mouvement ouvrier et de la jeunesse que dépend pour partie le sort des processus révolutionnaires arabes, d’où l’importance de l’orientation que peuvent défendre les révolutionnaires. Cet anti-impérialisme et cet internationalisme relèvent non seulement du devoir politique élémentaire de tout anticapitaliste révolutionnaire conséquent mais découle également d’une nécessité stratégique. Il en va du rapport de force politique et social entre les classes populaires et la bourgeoisie dans les pays impérialistes qui ont été à l’initiative de l’intervention. On sait désormais clairement que Sarkozy ne se contentera pas simplement d’avoir une rue ã son nom sur le front de mer ã Benghazi mais fera tout son possible pour transformer cette victoire coloniale en un renforcement des positions de l’impérialisme français dans son arrière-cour semi-coloniale mais aussi, pour ce qui est de l’Hexagone, afin de consolider l’offensive que le gouvernement est en train de mener sur le front de l’austérité et de sa politique anti-ouvrière et antipopulaire.
C’est en ce sens aussi que le NPA a besoin d’un virage politique ã 180°, sur le front de l’anticapitalisme révolutionnaire et de l’internationalisme, s’il veut être à la hauteur des enjeux de la situation actuelle, et non une pâle copie de l’ouvriérisme de LO et du réformisme verbeux de Mélenchon.
09/09/11
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