Par Ciro Tappeste
Après cinq mois de bombardements aériens et d’opérations tactiques au sol menées par différents commandos de forces spéciales l’OTAN a fini par faire chuter le régime dictatorial de Mouammar Kadhafi en le délogeant de Tripoli, la capitale libyenne. La situation est cependant loin d’être complètement stabilisée sur le plan militaire. D’une part des poches de résistance continuent d’exister dans l’Ouest du pays, en Tripolitaine, ainsi qu’à Syrte. De l’autre le « Guide » et la plupart de ses proches lieutenants sont introuvables pour l’instant. Certains sont en fuite vers le Niger et le Burkina-Faso, deux semi-colonies françaises étroitement liées cependant au réseau clientéliste mis en place par Kadhafi grâce ã ses pétrodollars. D’autres résisteraient dans les villes qui se trouvent encore aux mains des forces loyales au « Colonel », autour de Beni-Walid, Sebha et Syrte.
La chute de Tripoli aux mains des « rebelles » liés au Conseil National de Transition (CNT) de Benghazi met néanmoins un terme ã des mois d’incertitudes et d’enlisement militaire, des mois au cours desquels, le front Est, en dépit de tout le soutien apporté par l’impérialisme, peinait ã avancer. La presse occidentale essaie maintenant de nous vendre des images de Libyens libérés et publie des témoignages effrayants sur les sévices et la répression systématiques sous le régime Kadhafi, en omettant généralement de trop s’attarder sur l’étroite collaboration entre les services secrets libyens et occidentaux dans la « lutte contre le terrorisme islamiste » depuis plus d’une dizaine d’années. L’autre enjeu, central celui-là , consiste ã vouloir placer le processus libyen dans la dynamique du printemps arabe ouvert par la chute de Ben Ali et de Moubarak, afin de donner le beau-rôle à l’Occident qui se trouverait, ce coup-ci, du bon côté.
La chute de Tripoli marque en fait un changement de saison. Après avoir été désarçonnés dans un premier temps par les processus populaires ayant conduit à la chute de leurs plus proches laquais en Tunisie et en Egypte, les impérialistes ont marqué un point dans leur tentative de reprise en main de la situation. Comme l’a montrée la « Conférence des amis de la Libye » qui s’est tenue ã Paris début septembre les impérialistes essaient de transformer leur victoire en Libye en un facteur de stabilisation de la région, précisément contre la dynamique qui s’était ouverte avec le printemps arabe. C’est d’autre part pour eux l’occasion de redéfinir la carte de leurs intérêts dans le pays ã travers le gouvernement fantoche qu’ils essaient de mettre en selle. Mais par-delà les discours triomphalistes de nos Sarkozy et Juppé, épaulés par des socialistes et une gauche française qui, dans son ensemble, a soutenu l’intervention, un certain nombre d’inconnues continuent ã planer sur l’avenir de la Libye. Un avenir auquel est lié dans les pays impérialistes, et en France notamment, la capacité du mouvement ouvrier et de la jeunesse ã contrer les plans d’austérité ã travers lesquels les gouvernements mènent sur le plan intérieur leur guerre de basse intensité contre le prolétariat et les classes populaires.
La réalité de la chute de Tripoli
Les images reprises en boucle par les médias occidentaux, empruntées aux chaines de télévision arabes ayant soutenu l’intervention telles que Al-Arabiya et Al-Jazeera, ont beau montrer que ce ne sont pas des GI américains qui ont pénétré dans le bunker de Kadhafi ã Bab al-Aziziya mais bien des « insurgés », que ce sont des Libyens qui ont entrepris dès la chute de la capitale de déboulonner les statues du « Guide », les miliciens ont en fait agi comme troupes au sol de l’OTAN, opérant sous le commandement d’une direction politique, le CNT, pieds et poings liées à l’impérialisme.
Deux versions dominent ã propos des raisons de la chute de Tripoli après des mois d’enlisement militaire. Certains insistent sur le rôle prépondérant de l’OTAN. L’attaque de la capitale se serait passée en trois temps. Le premier acte a été mené par des troupes spéciales, notamment françaises, britanniques et qataries, visant ã déstabiliser les forces loyalistes dans la capitale et ses environs. Le second moment a été marqué par une campagne généralisée de désinformation menée par l’Alliance et donnant pour finie avant même qu’elle ait commencée la bataille de Tripoli [1]. Ce n’est que par la suite que les « rebelles » de l’Ouest sont entrés dans la capitale, l’ensemble de ses trois moments étant chapotée par une intensification des bombardements de l’OTAN [2].
D’autres essayent de donner une lecture moins cynique et plus « libyenne » des derniers moments du régime Kadhafi comme s’en fait l’écho Le Monde Diplomatique. « Les communicants de l’OTAN et les responsables politiques français et britanniques auront beau saluer le rôle décisif de leurs bombardements, ce ne sont ni l’avancée toujours annoncée des fronts de Brega et de Misrata [l’Est] ni le délitement proclamé du régime grâce au bombardement des sites stratégiques (…) qui ont eu une incidence décisive sur le cours de la guerre. (…) La ‘rupture tactique’ annoncée pendant cinq mois comme imminente sur les fronts de Brega et Misrata par les porte-parole du CNT et de l’OTAN aura finalement été menée par la puissante tribu arabe des Zintan [de l’Ouest libyen] [3] ».
Quoi que l’on pense de la justesse de ces deux lectures, elles ne peuvent occulter au final que les troupes « rebelles » ont été les pions (décisifs ou non) de l’OTAN, résultat logique de l’étroite collaboration entre le CNT et les puissances impérialistes qui ont mené l’intervention, préparée bien avant le début formel de l’Opération « Unified Protector », lancée le 19 mars avc la bénédiction de l’ONU.
Les « amis » impérialistes des « libérateurs » libyens : les raison d’une guerre TOTAL
Ce qui se joue actuellement en Libye c’est une redéfinition, au détriment du peuple libyen, de l’emprise des différentes puissances impérialistes sur le pays mais aussi entre intérêts impérialistes et également par rapport ã ceux de puissances régionales qui essayent de tirer profit de la situation mondiale chaotique pour placer leurs pions en Afrique (Chine et Russie notamment). C’est la raison pour laquelle l’ensemble des pays ayant des intérêts en Libye (ceux qui ont soutenu l’intervention comme les plus retors ou soutiens jusqu’au dernier moment de Kadhafi) ont été contraints de se rendre ã Paris pour assister début septembre à la conférence convoquée par Sarkozy et le Premier ministre britannique Cameron. Certains n’hésitent pas ã qualifier ce sommet de « mini-Versailles » comme l’a baptisé le quotidien officiel du régime de Pékin en souvenir des traités scellés à l’issue de la Première Guerre mondiale entre les puissances impérialistes victorieuses afin notamment de redéfinir la carte du Proche et Moyen-Orient [4].
C’est ainsi que les capitales ayant orchestré l’intervention entendent bien se tailler la part du lion dans les hydrocarbures d’un pays qui dispose d’un pétrole brut d’excellente qualité et de réserves parmi les plus importantes du continent africain. Par-delà les démentis du CNT affirmant que les Français ne sont pas assurés de l’exploitation de plus du tiers du pétrole libyen il y aura bien entendu des gagnants et des perdants dans l’opération. Un des porte-paroles de la nouvelle compagnie pétrolière créée par les « rebelles » avec l’appui de l’OTAN n’a pas caché que le futur gouvernement s’apprête ã renégocier les contrats d’exploitation des gisements au bénéfice des puissances occidentales qui ont appuyé l’intervention, ã commencer par Total (France), Eni (Italie), BP (Grande-Bretagne) et Marathon Oil Corp (Etats-Unis). Cette redéfinition de la carte pétrolière et gazière risque de se faire au détriment des firmes chinoises, russes, brésiliennes et algériennes, d’où leurs inquiétudes [5].
Bien qu’occultée par une sorte d’unité de façade et de souci humanitaire sous couvert de la présence à la Conférence de Paris de Ban Ki-moon, secrétaire général de l’ONU, la lutte fait rage au sein même des alliés européens, notamment entre français et britanniques d’un côté et italiens de l’autre, et ce au moment même où la zone euro traverse une crise majeure. Déjà avant le conflit plusieurs analystes faisaient état du fait que « l’entrée [de l’Italie] dans le conflit a été décidée essentiellement pour essayer de freiner la dynamique opérée par la France et dans une moindre mesure la Grande-Bretagne, en pariant sur une rapide reprise en main de l’opération par les Etats-Unis [qui au final n’aura pas eu lieu]. [Rome] a eu recours aux armes non pas tant pour défaire un ennemi, [Kadhafi], mais plutôt pour contenir ses propres alliés [6] ». Tenant compte du risque encouru par l’ENI dans le conflit, exploitant central des ressources pétrolières libyennes jusqu’à il y a peu, « l’Italie risque d’utiliser ses propres Forces armées contre ses propres intérêts nationaux [7] ». On voit bien ici combien la côte libyenne a avant tout été le théâtre cynique d’un jeu de massacre impérialiste par armées interposées.
De la lenteur de l’avancée impérialiste
Selon les analystes soutenant dès les premières heures la « rébellion » libyenne voire même le CNT (parmi eux certains plutôt classés ã gauche comme Gilbert Achcar), il n’y a pas trente-six raisons à la lenteur de la victoire de la coalition. L’OTAN n’aurait eu qu’une chose en tête en limitant le nombre de sorties de ses bombardiers ainsi que l’armement des « rebelles » [8]. Les capitales occidentales entendaient discuter dès le début d’une sortie négociée de la scène politique libyenne avec Kadhafi et s’assurer du contrôle complet du CNT. Une telle analyse vise ã faire passer le CNT pour ce qu’il n’a jamais été : une sorte de direction nationaliste bourgeoise anti-impérialiste que la gauche aurait dû soutenir dans sa course de vitesse avec l’OTAN pour le renversement de Kadhafi.
Il est indéniable que devant les frasques imprévisibles du « Guide libyen » certains ont envisagé de négocier sa sortie avec ses proches. Les raisons de la modération des bombardements et la lenteur de la victoire sur les troupes du Colonel sont néanmoins ã chercher ailleurs.
L’OTAN, quoique bénéficiant du soutien actif de certains Etats arabes particulièrement corrompus tels que le Qatar ou les Emirats Arabes Unis, ne pouvait se payer le luxe, quelques mois après les révolutions tunisiennes et égyptiennes, de dégâts collatéraux trop importants si elle voulait utiliser l’Opération « Unified Protector » pour redorer son blason démocratique.
L’autre raison est ã chercher du côté de l’essoufflement militaire relatif des Etats les plus impliqués dans l’opération ainsi que le contexte économique international. L’ampleur du déploiement militaire impérialiste à l’étranger (dans le cas des Etats-Unis par exemple mais également de la France, présente sur neuf théâtres d’opération extérieurs) limitait la capacité d’intervention alors que la prégnance de la crise économique d’autre part freinait les capacités d’intervention. Dans les deux cas cela ne veut pas dire que les différents Etats impérialistes, suivant en cela l’exemple étasunien, ne pourraient tabler ã moyen terme sur un renforcement de leur complexe militaro-industriel comme instrument de relance économique, avec tout ce que cela laisse présager d’un point de vue géopolitique.
Enfin l’OTAN s’est bien gardée d’intervenir trop lourdement sur une côte libyenne concentrant l’essentielle des cibles mais également du complexe pétrolier aux mains des multinationales occidentales. Il s’agit d’une industrie pétrolière et gazière bien plus moderne que l’ensemble des installations iraquiennes, largement désuètes en 2003. Dans le cadre de la renégociation des contrats d’exploitation qui se profilait pour l’après-Kadhafi il ne fallait absolument pas endommager des infrastructures dans lesquelles les compagnies étrangères avaient déjà largement commencé ã investir avant même le retour en grâce de Kadhafi dans le « concert des nations » en 2004.
Eviter un scénario à l’iraquienne : les limites du plan impérialiste pour la Libye
La stratégie de l’OTAN et des alliés vise en fait ã éviter un délitement complet de l’appareil d’Etat et de sécurité libyen. Le spectre du chaos qu’a connu l’Irak à la suite de la chute de Saddam Hussein en 2003 est bien présent à l’esprit des généraux alliés. L’idée est donc de créer un gouvernement provisoire largement basé sur le CNT mais également en capacité d’absorber des fractions importantes de l’ancienne structure d’Etat kadhafiste afin de préserver l’essentiel des appareils sécuritaires. De ce point de vue l’OTAN a tiré des leçons de la désastreuse politique de « débaasification » de l’Irak mise en œuvre après 2003. C’est précisément la liquidation de l’ancien parti-Etat de Hussein comme des principaux appareils de sécurité et de l’armée qui a alimenté le chaos ainsi que la rébellion sunnite contre l’occupation américaine. Ce n’est qu’en faisant marche arrière et en proposant l’intégration des anciens insurgés sunnites au nouvel appareil d’Etat iraquien que Washington a réussi à limiter l’insécurité généralisée en Irak et, officiellement, ã stabiliser la situation, ce qui permet aux Etats-Unis d’envisager un désengagement partiel de ses troupes.
Il n’est pas sûr cependant que cette politique de changement à la tête de la Libye et d’intégration partielle de l’appareil d’Etat issu de l’ancienne dictature soit suffisante pour éviter une dynamique de crise qui pourrait exploser ã tout moment parmi les laquais pro-impérialistes du CNT. C’est ce qui fait pencher certains analystes en faveur d’une présence militaire ã terre, soit de l’OTAN directement (ce qui semble compromis à l’heure actuelle) ou par le biais des alliés arabo-musulmans de l’OTAN ou des organisations régionales [9].
Il n’est pas dit, donc, qu’à la suite de la chute de Tripoli et la Conférence de Sarkozy et Cameron, le pari occidental de renforcer le CNT comme gouvernement légitime du pays, et plus encore comme instrument de stabilisation, soit aisé. Le principal lien unifiant les diverses forces de l’opposition bourgeoise libyenne étant la fin de Kadhafi, les divergences pourraient affleurer violemment au moment de discuter du partage des royalties découlant de la rente pétrolière. Les majors ne sont généralement pas en reste pour essayer de se tailler la part du lion en attisant les tensions régionales et en suscitant des rivalités tribales là où elles opèrent. Le fait que la Cyrénaïque, la région orientale, ayant Benghazi pour capitale, concentre ã elle seule prés des deux-tiers des réserves prouvées en hydrocarbures jusqu’à présent gérées de façon centralisée par Tripoli n’est pas un facteur qui laisse augurer d’une négociation pacifique du partage de la rente pétrolière entre la bourgeoisie de l’Est et de l’Ouest.
Déjà fin juillet l’assassinat du principal responsable militaire de la « rébellion », le général Abdul-Fattah Younès, un transfuge du régime, avait montré combien l’unité du CNT était fragile. D’abord mis sur le dos d’un commando kadhafiste il semble que l’attentat ait en fait été perpétré par une faction armée agissant au sein même du CNT [10] . Dès l’entrée en dissidence des tribus de l’Ouest et le début de leur avancée sur la capitale, nombre d’analystes soulignaient combien « les rebelles des montagnes occidentales qui ont pris d’assaut Tripoli [le 21 août] n’ont pas pleine confiance dans le CNT [largement dominée par la bourgeoisie de Benghazi]. Beaucoup se plaignent du fait que la direction nationale ne les appuie pas suffisamment, y compris après que les gouvernements occidentaux ont commencé à leur donner accès aux comptes de Kadhafi et ses proches gelés [au début du conflit] ».
Si ce n’était le sort des populations libyennes qui était en jeu on ne pourrait que sourire à la vue des plans « stratégiques » qu’essaient de déployer les chancelleries occidentales et l’Otan, ã commencer par le grand cheval de bataille de l’impérialisme, « l’instauration de la démocratie », couverture impérialiste de la contre-révolution en acte contre le « printemps arabe ». Le spectre de la guerre civile que tentent d’éviter Paris, Londres et Washington, reste plus que jamais présent en Libye, plus encore après la chute de Kadhafi. L’avenir du printemps arabe, de ce point de vue, est largement lié à la capacité qu’auront les impérialistes et leurs alliés locaux libyens ã stabiliser la situation en fonction de leurs intérêts ou, au contraire, à la capacité des processus révolutionnaires arabes actuels, ã commencer par l’Egypte et la Tunisie, ã s’approfondir et ã remettre en cause la domination impérialiste. C’est en ce sens que les forces du mouvement ouvrier dans les pays impérialistes devraient être à l’initiative d’une grande campagne contre le protectorat impérialiste sur la Libye. En lien avec la construction d’une opposition de classe aux politiques d’austérité européennes il faudrait pour cela être en capacité d’invertir l’orientation attentiste et passive (quand ce n’est pas une orientation pro-impérialiste de soutien à la « rébellion » et au CNT) que la gauche radicale européenne a soutenue jusqu’à présent dans sa grande majorité [11].
11/09/11
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