Le 14 août dernier des primaires obligatoires et simultanées ont eu lieu en Argentine. Le « Front de la gauche et des travailleurs » (FIT) a réussi ã dépasser le seuil minimal imposé par la nouvelle loi électorale mise en place par les partis bourgeois. Cette nouvelle loi oblige en effet les partis politiques ã dépasser un seuil minimal de 1,5% de voix aux élections primaires afin de pouvoir se présenter aux présidentielles du mois d’octobre. Le FIT a largement dépassé ce seuil de proscription, ce qui représente une avancée certaine pour l’extrême gauche et l’avant-garde ouvrière, populaire et de la jeunesse.
Afin de mieux saisir la portée de cette élection, par ailleurs largement passée sous silence par les journaux d’extrême gauche en France, nous avons interviewé Christian Castillo, candidat à la vice-présidence pour le FIT lors des élections d’octobre et membre de la direction nationale du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS).
Quelle est ton analyse des élections primaires du 14 août ?
Au cours de ces élections le « Frente para la Victoria » (la coalition de partis et de syndicats qui soutient la présidente Cristina Fernández de Kirchner, CFK) s’est imposé avec plus de 50% des voix tandis que les partis de l’opposition bourgeoise ont subi une cuisante défaite politique. En ce sens les élections ont représenté un plébiscite pro-kirchnériste. Avec ce résultat, CFK est quasiment assurée de sa réélection en octobre face ã une opposition bourgeoise dispersée et démoralisée.
Le gouvernement a retrouvé un certain soutien parmi les classes moyennes et a obtenu la plupart de ses voix chez les travailleurs et les couches populaires. De notre point de vue il existe une situation marquée par une certaine stabilité économique qui favorise ce vote conservateur au sens où les électeurs du « Frente para la Victoria » ont voté Kirchner dans l’espoir de défendre l’amélioration relative de leurs conditions d’existence qui a caractérisé la période Kirchner après la crise de 2001-2002. Tout ceci n’est qu’illusion cependant. Le gouvernement s’est renforcé et utilisera cette position pour assurer le maintien de l’ordre au service d’une bourgeoisie qui s’est ã nouveau réalignée dans son large ensemble avec CFK après des moments de grandes frictions, notamment en 2008. Les prémisses de cette politique, qui s’imposera certainement lors d’un deuxième mandat de CFK, sont déjà visibles : la promesse de limiter les augmentations de salaire pour l’année prochaine, l’augmentation des tarifs des services publics afin de diminuer les subventions de l’Etat, une offensive renouvelée du gouvernement et de ses alliés de la bureaucratie syndicale en direction des secteurs combatifs de la classe ouvrière, à l’image par exemple des travailleurs du métro de Buenos Aires.
C’est dans ce contexte que le FIT a obtenu 527.000 voix le 14 août, dépassant ainsi largement le seuil des 1,5%. Il pourra donc se présenter aux présidentielles au mois d’octobre. Il incarnera une alternative électorale et politique de défense intransigeante des intérêts des travailleurs et de tous les exploités face à l’ensemble des partis bourgeois, qu’ils soient kirchnéristes ou dans l’opposition.
Quelle est la portée du résultat obtenu par le FIT aux élections ?
On pourrait dire que la conquête de sièges aux parlements régionaux dans les provinces de Neuquén et de Córdoba ainsi que les 527.000 voix obtenues aux élections primaires sont une expression « par en haut » ou structurelle d’une très forte campagne que nous avons développée « par en bas » sur les lieux de travail, dans les entreprises, sur les facs et les lycées. Ceci a été rendu possible par notre implantation dans différents secteurs et notre intervention au sein des luttes les plus importantes qui se sont déployées dernièrement. Tout ceci repose donc sur le développement des secteurs lutte des classes (antibureaucratiques et anti-patronaux) dans le mouvement ouvrier, ce que nous appelons ici le « syndicalisme de base », qui s’est notamment structuré pendant le « cycle kirchnériste [1] ». Il faut également souligner une certaine gauchisation des étudiants, influencés par les organisations de jeunesse des partis intégrant le FIT. Ainsi, dans les universités et lycées, nous avons mené une bagarre politique contre les courants kirchnéristes tout en laissant sur la défensive les courants de centre gauche présents dans les facultés et lycées les plus politisés. On a également assisté ã un virage ã gauche chez certains intellectuels, artistes, universitaires, lié à l’approfondissement de la crise capitaliste internationale, à l’impact des processus révolutionnaires au Maghreb et au Machrek, au virage ã droite du kirchnérisme, mêlé ã toute une série d’assassinats perpétrés par les gros bras de la bureaucratie syndicale, responsable direct de la répression contre les luttes ouvrières et populaires le plus radicales, sans oublier bien entendu, en creux, l’impuissance politique du centre gauche.
Mais ce triple mouvement se donne dans le cadre de fortes illusions, chez les travailleurs et les couches populaires, par rapport aux capacités réformistes du gouvernement de CFK. Dans certains cas, les travailleurs et leurs familles ont connu une amélioration partielle de leurs conditions de vie, ce qui fait la différence lorsqu’ils comparent leur situation ã celle des années de l’ultralibéralisme de Menem et à la crise de 2001. Mais la crise capitaliste va toucher l’Argentine tôt ou tard et les aspirations des travailleurs vont se retrouver en contradiction par rapport aux attaques qu’aura ã mener la bourgeoisie argentine comme le font ses pairs aujourd’hui dans les pays capitalistes « développés », dans le cadre des plans d’austérité.
C’est en ce sens que les 527.000 voix que nous avons récoltées expriment un courant ouvrier et populaire entendant défendre les droits démocratiques des travailleurs, qui milite de façon active dans les luttes ouvrières, un courant indépendant de l’Etat et des patrons, et ce dans un pays où l’Etat et les patrons sont à l’origine du génocide orchestré contre le monde du travail et les classes populaires à la suite du Coup d’Etat de mars 1976 qui a fait trente mille victimes. C’est le sens de la nécessité d’une extrême gauche capable de peser au sein de la classe ouvrière et défendant un programme pour que ce soient les capitalistes qui paient eux-mêmes leur crise.
Quels ont été les axes de votre campagne ?
Premièrement il faut souligner que la nouvelle loi électorale cherchait ã réduire l’influence de l’extrême gauche afin de réduire les options électorales et pour que les travailleurs soient contraints de choisir entre les différents partis bourgeois. De plus cette nouvelle loi pose des difficultés pour un parti comme le nôtre car nous n’avons pas l’argent des patrons et l’appareil de l’Etat pour faire campagne. La difficulté première était d’atteindre le seuil minimal de 1,5% des voix aux élections primaires. Pour nous, il s’agissait d’une question de principes. Il fallait mener un combat contre cette politique de proscription qui symbolise bien ce système soi-disant démocratique que nous appelons ici « démocratie pour les riches » [« democracia para ricos »] et qui est le fruit de la « transition démocratique » après la chute de la dictature.
Tout au long de notre campagne donc nous avons dénoncé cette volonté de faire taire l’extrême gauche ouvrière et socialiste tout en articulant cette question autour des principales revendications de notre programme : contre la surexploitation, la sous-traitance et la précarité du travail, pour un salaire minimum égal au coût de la vie pour une famille ouvrière, pour le rétablissement des retraites ã hauteur de 82% du salaire, contre le paiement de la dette extérieure avec l’argent de l’ANSES, [la sécurité sociale argentine], pour que les députés gagnent le même salaire qu’un enseignant, contre les bavures policières et pour Julio López [2] , pour le droit à l’avortement légal et gratuit. Nous avons été les seuls ã parler de la répression ã Jujuy [3]]. pendant la campagne électorale, ã travers un spot télévisé notamment qui disait « Halte à la répression ! Pour le droit au logement, au travail et ã un salaire digne ! ». Il s’agissait d’une campagne « défensive » dans un sens, mais principielle et que l’ensemble de la gauche radicale ne pouvait pas ne pas défendre. Proyecto Sur [4] en sait quelque chose et a payé cher le fait de ne pas vouloir dénoncer le piège de la proscription mis en place par la bourgeoisie. Le succès du FIT a trouvé sa traduction dans la campagne massive que nous avons réussie ã mener. Nous avons réussi ã dialoguer avec des millions de travailleurs et de jeunes et ã introduire dans le débat politique national la question de la loi sur la proscription que personne ne voulait remettre en cause. Si Pino Solanas et Proyecto Sur, courant auquel s’est intégré le MST [5], n’ont pas réussi ã dépasser le seuil minimal de 1,5%, c’est notamment parce qu’ils ont refusé de mener cette bataille, en raison de leur là¢cheté politique.
Le FIT au contraire a réussi ã enthousiasmer des pans entiers du militantisme radical dans les usines, sur les lieux de travail, dans les universités et les quartiers afin de nous appuyer dans cette campagne et aider l’extrême gauche ã dépasser le seuil minimal de proscription. Tous ces camarades ont milité activement pour que l’extrême gauche, qui se situe toujours du côté des travailleurs dans les bagarres contre le patronat et la bureaucratie syndicale, ne soit pas réduite au silence.
Les camarades indépendants [non encartés] et du PTS qui construisent le courant politico-syndical autour du journal ouvrier Nuestra Lucha se sont emparés du débat politique tel qu’il se posait à l’extrême gauche, sur la question de la défense politique des intérêts des travailleurs et des travailleuses mais également sur la question du parti qu’il faut construire. Ça a notamment été le cas dans plusieurs usines où ces camarades ont un poids dirigeant comme ã Zanon, Stefani et dans d’autres usines de carrelage, ã Kraft, Pepsico et Stani dans l’industrie agro-alimentaire, chez les travailleurs du métro de Buenos Aires et chez les cheminots, chez Donneley et dans l’industrie graphique, chez Alicorp et d’autres usines de la chimie, chez les métallos, dans l’industrie automobile, chez les profs, les fonctionnaires, les travailleurs de la santé, les travailleurs des aéroports et des télécoms et même chez les ouvriers agricoles, notamment dans la région de Mendoza. Ce sont eux qui ont réussi ã construire un vaste réseau de soutien militant au FIT sur les lieux de travail, là où nous avons des responsabilités syndicales. Mais ce n’est pas seulement parce que de nombreux dirigeants ouvriers étaient des candidats du FIT dans plusieurs villes et provinces. Ce soutien est également le fruit d’un militantisme ouvrier qui est fondamentalement politique. Une telle dynamique ne se voyait pas en Argentine depuis des dizaines d’années. Un autre élément important a été la construction de l’Assemblée de soutien au FIT avec de nombreux intellectuels de renom, d’artistes célèbres et d’universitaires qui est à l’origine d’une déclaration qui a récolté plus de cinq cents signatures.
Quelles sont les perspectives après la victoire politique aux élections primaires ?
Le défi immédiat que nous avons est de renforcer la campagne pour les présidentielles d’octobre. Nous voulons dialoguer avec des millions de travailleurs et de jeunes pour leur montrer quel est notre programme de lutte et dans quelle mesure il serait important de pouvoir compter sur une représentation parlementaire ouvrière et socialiste. Ce serait une tribune depuis laquelle nous soutiendrions et nous impulserions les mobilisations et l’organisation ouvrière pour la lutte des classes, pour l’indépendance politique des travailleurs, contre la démagogie « nationale et populaire » du kirchnérisme, contre la droite des Duhalde, Alfonsín et De Narvaez et le centre gauche de Binner.
Nous sommes conscients du fait qu’il y a des millions de travailleurs qui croient qu’en soutenant CFK ils vont garder leurs acquis et défendre leurs conditions de vie. Mais il existe aussi une petite partie assez significative du monde du travail dont font partie nos 527.000 voix qui commence ã s’organiser dans les usines et les entreprises sur la base de l’indépendance politique de classe. Cette petite fraction de travailleurs est très importante car elle se développe dans un contexte national qui est assez conservateur. Cette avant-garde a déjà fait son expérience avec la bureaucratie syndicale et connaît les aspects les plus réactionnaires du gouvernement. Elle a vécu et connaît la répression qu’il y a eu ã Jujuy ou au Parque Indoamericano, elle connaît les rapports de CFK avec la droite du péronisme ou sa subordination à l’impérialisme américain. Nous faisons le pari que cette expérience aura tendance dans la période qui s’ouvre ã s’étendre ã d’autres secteurs de notre classe. De plus le monde du travail n’est pas homogène. Beaucoup voteront pour le gouvernement avec une certaine méfiance.
Afin d’établir un dialogue avec ces secteurs nous voulons discuter de la nécessité de pouvoir disposer d’une organisation politique des exploités, un parti des travailleurs basé sur les organismes de la lutte. Il nous faut un outil politique pour mener les bagarres, pour imposer notre programme et donner une réponse aux nécessités des travailleurs, des couches populaires et de la jeunesse. Plusieurs fois nous avons proposé aux organisations de l’extrême gauche ouvrière et socialiste de lutter pour cette perspective au sein des syndicats, dans les Commissions Internes [syndicats de base], au sein de toutes les instances ouvrières combatives, et ce afin de tirer ensemble les leçons de toutes les batailles menées contre le patronat, la bureaucratie et le gouvernement. Il est très important que le FIT assume cette tâche afin construire dans les syndicats des courants qui se battent une telle perspective. Ce serait un pas en avant précieux pour les travailleurs.
En tant que PTS, nous menons cette bataille dans la perspective de construire un parti révolutionnaire pour être en capacité de renverser les capitalistes et leur système. Une telle organisation de combat ne se construit pas que chez nous, en Argentine, mais fait partie d’une bataille plus globale pour la reconstruction du parti mondial de la révolution socialiste, la IV Internationale. Nous menons cette bataille dans plusieurs pays d’Amérique Latine et d’Europe avec les camarades de la Fraction Trotskiste-Quatrième Internationale. Au Chili, où les étudiants se sont révoltés contre le gouvernement de droite de Piñera, nos camarades du PTR interviennent de façon courageuse et offensive dans la lutte de classes, en défendant un programme radicalement alternatif à la politique manœuvrière et de dialogue que défendent les principales directions des organisations de jeunesse, souvent liées au Parti Communiste.
Quelle est le rapport que vous avez avec le PO (Parti Ouvrier) dans le cadre du front électoral ?
Comme je te le disais auparavant un résultat électoral peut montrer dans quelle mesure l’extrême gauche gagne en influence au sein de l’avant-garde ouvrière et de la jeunesse. Le fait de gagner cette « portion de territoire » à l’ennemi est le défi que nous entendons relever dans les prochains mois. Cela ne veut pas dire mettre entre parenthèses la lutte politique fraternelle par rapport ã nos divergences au sein du FIT sur le programme ã défendre et la pratique politique ã avoir, un aspect selon nous fondamental de la stratégie, c’est-à-dire comment mener la bataille pour le programme. Ceci n’est évidemment pas un obstacle au moment de mener le combat commun contre le gouvernement, l’opposition bourgeoise et le centre gauche. Si tu jettes un coup d’œil ã notre presse, tu verras les discussions que nous avons avec les camarades du PO ou de Izquierda Socialista. C’est une méthode que nous revendiquons face à l’abstentionnisme politique ou à la fausse diplomatie qui caractérise les relations entre les courants d’extrême gauche au niveau international, et plus encore lorsqu’ils sont dans un front de lutte commun.
16/09/11
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