Par Juan Chingo
Si l’on tient compte du spectre d’une nouvelle rechute ou d’une récession de l’économie étasunienne, déjà bien mal en point, et de l’approfondissement de la crise financière liée à la question de la dette en Europe, les nouvelles convulsions qui secouent l’économie mondiale confirment l’hypothèse formulée par les marxistes au début de la crise actuelle : il s’agit d’une crise historique du capitalisme mondial. L’échec des plans de sauvetage qui ont été appliqués jusqu’à présent montre combien les solutions faciles visant ã « résoudre » la crise touchent à leur fin. D’un point de vue stratégique, c’est ã un phénomène de reconfiguration générale de l’Etat bourgeois face à la banqueroute capitaliste auquel nous pourrions assister : cela veut dire à l’avenir des solutions bourgeoises bonapartistes de droite ou de gauche en fonction de ce que nous réserve la lutte de classes. Cela veut dire aussi des combats de classes décisifs ainsi que des tensions et des frictions grandissantes entre Etats.
Cette perspective n’est pas encore à l’ordre du jour mais il s’agit d’une probabilité stratégique compte tenu de la profondeur et de la magnitude de la crise actuelle. En ce sens, aucun révolutionnaire ne peut en faire abstraction, en tout cas pas ceux et celles qui aspirent ã être et ã former les cadres et les soldats qui auront ã se battre dans les combats ã venir.
La Seconde Grande Dépression
Après de la forte chute de la production capitaliste mondiale fin 2008-2009 les investisseurs tablaient sur une reprise normale et cyclique de l’économie. Ils se heurtent aujourd’hui à la dure réalité : les mesures fiscales et monétaires avec lesquelles les gouvernements ont essayé de relancer l’économie ont fait long feu. La persistance de la crise ne laisse aucun doute : on ne se trouve pas face ã une crise comme les autres. C’est ce que continuent ã souligner inlassablement certains économistes bourgeois comme Kenneth Rogoff, ancien économiste en chef du FMI. Selon Rogoff « l’expression ‘Grande Récession’ répand l’idée selon laquelle l’économie actuelle suivrait les contours d’une récession classique, certes plus sévère – un peu comme l’on souffrirait d’un très mauvais rhume. C’est en cela que les prévisionnistes et les analystes qui, tout au long de la crise, ont tenté d’établir des analogies avec les récessions américaines d’après-guerre, sont dans l’erreur la plus grossière. Par ailleurs, bon nombre de décideurs politiques se sont appuyés sur la conviction qu’il s’agirait simplement en fin de compte d’une récession profonde, qu’il serait possible de maîtriser en recourant abondamment aux outils politiques conventionnels tels que les mesures budgétaires ou les plans de sauvetage massifs. Pourtant le vrai problème n’est autre que l’endettement catastrophique qui touche l’économie à l’échelle mondiale et auquel il sera impossible de remédier rapidement sans la mise en place d’un système de transfert de la richesse des créanciers aux débiteurs, en recourant soit au choix du non-paiement, soit de la répression financière, soit de l’inflation. Bien que peu rassurant, le terme plus précis de ‘Seconde Grande Contraction’ désigne la crise actuelle de manière plus appropriée. C’est le qualificatif que Carmen Reinhart et moi-même avons proposé dans notre ouvrage de 2009 ‘This Time is Different’, et qui repose sur notre diagnostic de la crise comme celui d’une crise financière classique très sérieuse, et non d’une récession classique très sérieuse. La première « Grande Contraction » remonte bien évidemment à l’épisode de la Grande Dépression, comme l’ont montré les travaux d’Anna Schwartz et du regretté Milton Friedman. La contraction ne concerne pas seulement la production et l’emploi, comme c’est le cas dans une récession normale, mais également la dette et le crédit, ainsi que le désendettement, qui nécessite généralement plusieurs années [1] ».
Autrement dit l’équilibre capitaliste que l’on a également appelé par le passé néolibéral et qui a permis une sortie partiale de la crise des années 1970 est définitivement révolu. Et on est loin d’un nouvel équilibre durable. Le Monde est entré dans une période de longues années qui seront marqués par des évènements dramatiques. Les exemples de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre Mondiale sont édifiants. La crise actuelle ne fera sans doute pas exception.
L’échec des mesures de sauvetage
Jusqu’à l’année dernière, les gouvernements des principales puissances capitalistes ont appliqué toute une série de mesures ayant pour objectif de relancer l’économie mondiale. Mesures fiscales incitatives, taux d’intérêt proches de zéro, deux phases de « flexibilisation quantitative », des milliards de dollars investis dans les plans de sauvetage, l’injection de liquidités pour les banques et les établissements financiers, voilà quelques unes des mesures prises dernièrement et qui n’ont aucunement réussi ã étayer une reprise solide de l’économie. Bien au contraire, beaucoup de pays au premier trimestre de 2011 se trouvaient encore avec des niveaux de PIB plus bas qu’au début de la crise à l’image du Japon, de l’Etat Espagnol, de l’Italie ou du Royaume-Uni. Cela reflète une perte durable de la croissance. Dans le cas de pays comme les Etats-Unis, l’Allemagne ou la Suède (la France n’est pas loin) qui ont réussi ã rattraper le niveau antérieur à la crise, force est de constater que la différence entre l’actuelle croissance très modeste et leur potentiel de croissance d’avant la crise est énorme. Cela indique bien également dans quelle mesure nous nous trouvons face ã une perte de vitesse irrémédiable. Le chômage de masse qui ne recule pas est la manifestation la plus aiguë de cette situation. Les derniers chiffres étasuniens montrent par exemple que le niveau d’emploi n’est pas plus élevé qu’en 2004. La proportion de la population âgée de plus de 16 ans ayant un emploi est la même que dans les années 1950. Au niveau de la production, le recul est aussi significatif. La construction de logements neufs et la vente de voitures équivalent respectivement ã 75% et 30% des volumes de vente de 2006.
La crise mondiale : les pays de la périphérie capitaliste et la question du découplage
A la différence de la crise des années 1930 où le krach économique et financier a conduit ã une rapide progression de l’étatisme et ã une intervention de l’Etat sur les marchés financiers, dans les échanges et le commerce, à la montée du protectionnisme et à la désarticulation du marché mondial, la crise actuelle qui s’étale dans le temps a évité ce scénario. Cela a donné lieu, notamment en 2010 et en 2011, ã une inégalité conjoncturelle de l’économie mondiale : alors que les pays centraux stagnent, avec des taux de croissance maigres ou en recul, les pays de la périphérie capitaliste, c’est-à-dire les pays semi-coloniaux ou dépendants, notamment les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), après une forte chute vers la fin 2008 et la première moitié de 2009, connaissent ã nouveau une forte croissance.
Certains en ont conclu que ces économies étaient découplées de la crise mondiale. Rien n’est plus faux. Le phénomène actuel s’explique par un effet de retardement de la transmission de la crise des pays les plus touchés vers les autres. Mais dès qu’aura pris fin le boom des investissements et qu’éclateront les bulles spéculatives liées au crédit et à l’immobilier liées à l’abondance des flux de capitaux fuyant les pays centraux, les pays de la périphérie ne manqueront pas d’être durement frappés par la contraction mondiale. Etant données les faiblesses structurelles de leurs modèles de développement et leur rôle subordonné dans le système capitaliste mondial, ils peuvent devenir ã nouveau, comme cela a été le cas tout au long du XX siècle, les maillons faibles de la chaine impérialiste mondiale.
On avait déjà connu un phénomène similaire lors de la crise d’accumulation capitaliste des années 1970. A l’époque c’est le recyclage des pétrodollars qui a permis que la première grande crise capitaliste depuis la fin du boom de l’après-guerre ne frappe pas immédiatement la périphérie donnant lieu ã une « période dorée ». Avec la récession de 1980-1981 dans les pays centraux, le durcissement des conditions d’octroi de crédits et la crise de la dette qui en découle, la plupart de ces pays de la périphérie n’ont pas tardé ã verser dans ce que certains économistes ont appelé de façon assez significative « la décennie perdue ». Cette phase a été plus durement ressentie dans les pays qui s’étaient porté le mieux pendant la période de boom à l’image du Brésil, passablement secoué après la période du « miracle brésilien ».
Aujourd’hui la chute structurelle de la demande productive et de la consommation dans les pays centraux remet en question l’actualité des patrons de développement de plusieurs pays semi-coloniaux ou dépendants dont la croissance repose sur l’exportation. Pour l’instant cette chute a été masquée par l’expansion du crédit et par le boom des investissements et l’augmentation du prix des actifs et des matières premières qui en découle. Mais l’augmentation ã des niveaux excessifs de la composition organique du capital et les fortes tendances à la suraccumulation qui se développent actuellement menacent de miner fortement les prévisions de croissance de ces pays en mettant un frein à leur expansion. C’est notamment ce qui menace le dernier « miracle économique » en date, la Chine.
De plus en plus d’analystes s’accordent sur le fait que tôt ou tard la Chine aura ã faire face ã une croissance bien plus réduite. Son économie, basée sur les exportations et les investissements pourrait essayer de se rééquilibrer en se tournant un peu plus vers la consommation intérieure, ce qui ne se fera pas sans difficultés [2]. En fait, le surinvestissement et l’accumulation de dettes qui en découle constituent une vraie vulnérabilité pour le modèle chinois. Dans ce cadre, selon le calcul de certains économistes, si la consommation chinoise progresse ã un rythme égal ã celui de la décennie passée la croissance devrait chuter ã 3 ou 4% pour retrouver un équilibre. Si cette hypothèse se concrétise tout le discours sur le « découplage » des BRIC restera dans les mémoires comme une mode idéologique de plus, à l’image des discours dominants sur la « nouvelle économie », ou des nouveaux paradigmes de croissance basés sur internet, qui ont fait long feu. Le discours sur le « découplage » des BRIC aura tout juste permis aux capitalistes, pendant le temps qu’il aura duré, de faire des affaires et de spéculer, sans que cela n’ait aucun fondement solide dans l’économie réelle.
Qui va payer les coûts de la crise sur le plan national ?
En termes capitalistes, il n’y a de solution pour une crise de la dette qu’à travers un ajustement. Ce processus est hautement politique puisqu’il s’agit de décider qui paye le plus gros de la crise. Evidemment, pour tous les secteurs capitalistes, ce sont avant tout les travailleurs qui doivent payer. C’est ce que démontrent, des deux côtés de l’Atlantique, l’augmentation du chômage, l’attaque contre les subventions versées aux chômeurs, les baisses de salaires, l’augmentation de la charge de travail et toutes les mesures déflationnistes. Mais l’ajustement touchera-t-il aussi les classes moyennes ã travers la confiscation de leurs épargnes ? Est-ce que ce seront plutôt les petits patrons qui devront aussi payer ã travers l’augmentation des impôts ? Quelles fractions du grand capital sortiront perdantes, que ce soit ã travers l’augmentation d’impôts et/ou ã travers des nationalisations ? Touchera-t-on aux intérêts du capital étranger et/ou ã ceux des créanciers ?
Etant donné que les intérêts en jeu sont extrêmement importants et que personne ne veut céder, ce processus s’annonce complexe et tortueux, risquant d’éroder la base sociale des partis et des médiations politiques traditionnelles, de faire entrer en surchauffe les mécanismes de la démocratie bourgeoise. Tout ceci empêche une prise de décisions rapide. C’est ce ã quoi nous sommes en train d’assister avec toute une série de « crises à l’intérieur de la crise » : les disputes paralysantes entre démocrates et républicains aux Etats-Unis ; la fragilisation de quasiment tous les gouvernements européens ; les difficultés dans la conduite des affaires parlementaires dans le cas en Allemagne, etc. Les institutions normales de la bourgeoisie ont des difficultés ã concilier des intérêts opposés, ce qui rend impossible la résolution de la crise et en même temps augmente ses coûts. C’est précisément ce qui peut faire que le processus politique dégénère. En effet, cette dynamique peut radicaliser le processus de sortie de la crise capitaliste poussant la bourgeoisie ã adopter des variantes extrêmes, des variantes aujourd’hui politiquement impensables comme des régimes de type bonapartiste ou un programme bourgeois « d’Etat autoritaire ». Mais si nous réfléchissons à la crise en termes stratégiques et si les difficultés actuelles de la bourgeoisie pour arriver ã un consensus de sortie de crise s’étalent dans le temps, un approfondissement de la crise économique et/ou financière peut provoquer un approfondissement de la crise politique, obligeant la bourgeoisie ã opter pour des solutions « extrêmes ».
Face au processus en cours, le « Programme d’action pour la France » (écrit en 1934 lorsque la crise frappe avec un certain retard mais une grande brutalité l’Hexagone) retrouve toute son actualité « Pour essayer de sortir du chaos où elle plonge le pays, la bourgeoisie française doit d’abord résoudre le problème monétaire. Les uns veulent le faire par l’inflation, c’est à dire l’émission de papier” monnaie, l’avilissement des salaires, la hausse du coût de la vie, l’expropriation de la petite bourgeoisie, et les autres la déflation, c’est”‘Ã ”‘dire les économies sur le dos des travailleurs (baisse des traitements et salaires), l’extension du chômage, la ruine des petits producteurs paysans et de la petite bourgeoisie des villes. L’un comme l’autre signifie pour les exploités, la misère accrue. Choisir entre ces deux méthodes capitalistes serait un choix entre les différents instruments avec lesquels les exploiteurs s’apprêtent ã couper la gorge aux travailleurs. La déflation brutale est la première étape du plan des capitalistes français. Les ouvriers se voient retirer les allocations de chômage ; les assurances sociales sont menacées ; les salaires sont diminués. Les fonctionnaires sont frappés et les petits paysans vont l’être. Cela n’empêchera pas demain la bourgeoisie de passer à l’autre méthode, si elle lui est utile. L’Allemagne hitlérienne en montre l’exemple. À la réalisation, de ce plan de la bourgeoisie, les exploités doivent s’opposer avec une énergie farouche ! Au programme de déflation, de diminution de leurs moyens d’existence, les travailleurs doivent opposer leur programme de remaniement fondamental des rapports sociaux par la « déflation » totale des privilèges et profits de [ceux] qui exploitent le pays ! Telle est la seule voie de salut ».
Le bloc hégémonique néolibéral résistera-t-il à la crise actuelle ?
out ce qui a été dit auparavant est lié ã cette question. Jusqu’à présent, malgré le fait que depuis l’éclatement de la crise nous avons vu les gouvernements étasunien et européens appliquer un large éventail de politiques anti-crise, fruit de leur expérience passée liée à la contraction des années 1930, mais pas seulement. Celles-ci ont été appliquées dans un cadre bien défini visant ã ne pas remettre en question l’alliance de classes « néolibérale », dominée par les institutions financières [3] ainsi que par les multinationales.
La façon dont ont été menés les plans de sauvetage, sauvant les banques mais sans toucher à la valeur de leurs actifs, les politiques trop scrupuleuses en matière monétaire, cherchant ã contenir l’inflation dans un moment où c’est plutôt le danger déflationniste qui menace, délimitent bien les frontières du bloc dominant actuel. Ce bloc dirigé par le « capital financier » pourra difficilement continuer ã dicter les grandes lignes des politiques économiques si la situation se détériore qualitativement, notamment aux Etats-Unis. La poursuite d’une politique néolibérale peut entrer en contradiction avec le plan nord-américain visant ã continuer ã se maintenir en tant que principale puissance hégémonique ou du moins ã freiner le déclin qui frappe les Etats-Unis. Voilà une des grandes différences avec l’effondrement de la bulle financière et immobilière au Japon qui a opté pour un processus déflationniste lent n’ébranlant pas son système politique et social conservateur au prix de perdre des positions sur l’échiquier international. Dans le cas des Etats-Unis, il est peu probable que Washington accepte cette solution et se résigne ã une perte qualitative de sa position. Dans le cas de l’Europe, pour d’autres raisons, il est aussi impensable que la classe ouvrière et les secteurs populaires acceptent les mesures déflationnistes sans quasiment réagir comme cela a été le cas du Japon dans les années 1990.
Quel sera donc l’élément déclencheur d’une crise dans le bloc hégémonique « néolibéral », un bloc responsable de la crise actuelle mais qui dans les premières années de celle-ci s’est renforcé (comme le montrent sa pression spéculative contre la dette souveraine en Europe ou sa critique à l’accord entre Obama et les républicains pour réduire le déficit) ? On ne peut le savoir. Mais l’élément déclencheur de cette crise pourrait se trouver du côté d’une nouvelle récession dans les pays centraux, d’une nouvelle catastrophe financière à l’image de la faillite du Lehman Brothers (la chute du Bank of America ? Le défaut grec et la faillite de grandes banques européennes ?), d’un saut dans la crise du dollar ou de l’accélération de la perte de prééminence des Etats-Unis au niveau international.
Dans ce cadre d’accumulation de difficultés et sous la pression des évènements, on ne peut écarter la possibilité d’interventions beaucoup plus importantes et offensives de la part des Etats sur leur propre économie dont les formes particulières seront liées dans une large mesure aux rythmes de la lutte de classes.
On n’en est pas encore-là , certes, et pour l’instant on essaye de continuer ã « bricoler » ã travers des plans ajustements de type néolibéraux qui donnent de moins en moins des résultats. La perte de contrôle de la gestion de la crise de la part de la bourgeoisie et de ses gouvernements rouvrent cependant la possibilité d’interventions étatiques de type New Deal ou à l’extrême opposée, à la Mussolini ou à la Hitler ou encore tout type de forme intermédiaire ou hybride de ces programmes extrêmes de sortie de crise.
La durée et la profondeur de la crise actuelle qui dure depuis quatre ans, nous oblige ã penser stratégiquement. Suivant en cela la méthode de Marx qui affirmait que les formes supérieures de tout phénomène donnaient la clé des formes inférieures, nous devons analyser comment aujourd’hui les leçons historiques de la crise des années 1930 (même si la crise actuelle n’atteint pas cette gravité) sont une source d’apprentissages pour réfléchir à l’avenir de l’économie, de la lutte de classes et des rapports entre les Etats. Sous la pression de la détérioration prévisible de la principale économie mondiale et de l’aggravation de la lutte de classes il faut envisager « l’impossible » : on ne peut analyser les politiques bourgeoises faisant face ã une crise extrêmement profonde uniquement en termes de blocs économiques existants et de leur reconfiguration pacifique. Pour ne donner qu’un exemple dans les années 1930 Roosevelt qui était étroitement lié au capital financier a dû entreprendre un tournant bonapartiste affrontant ce même secteur du capital financier et d’autres secteurs bourgeois qui ne l’ont appuyé que plus tard, en constatant les « succès » du New Deal.
C’est en ce sens que nous devons avoir une vision plus large qui aille au-delà des configurations économiques actuelles des classes dominantes. Face ã une éventuelle aggravation de la crise et à l’impuissance et aux échecs réitérés des politiques appliquées jusqu’à présent, on assistera sans doute ã des tentatives de remettre en selle des phénomènes qui semblaient avoir disparu ã jamais de la scène historique comme les « capitalismes d’Etat », que ce soit de type bonapartiste-fasciste ou ã travers une espèce d’alliance avec les syndicats (ce qui dépend évidemment du développement de la lutte de classes). Dans ces conditions, il est prévisible que les différends entre les puissances augmentent, et ce plus encore si l’on tient compte du déclin des Etats-Unis.
Le processus d’ajustement n’est pas seulement national mais international
La politique commerciale et de change des prochaines années va définir quel est le secteur qui va assumer la plus lourde charge de la contraction du marché mondial. Les pays de la périphérie qui basent leurs patrons de développement sur un modèle exportateur et sur les excédents de la balance commerciale qui en découlent sont réticents à l’idée de changer des politiques commerciales qui leur ont plutôt réussi au cours des dernières décennies. Autrement dit, ils s’opposent ã prendre les mesures nécessaires pour s’ajuster. Mais le contrôle de la demande par les pays débiteurs ayant des déficits commerciaux comme les Etats-Unis par exemple pourrait stopper net la montée de pays comme la Chine. Il s’agirait de redéfinir avec eux les règles du jeu en échange du maintien de l’ouverture des marchés. Jusqu’à présent, l’actuel bloc dominant américain a refusé d’appliquer une politique protectionniste puisque ce sont précisément les multinationales et les hautes finances qui ont tiré le plus gros bénéfice du patron de croissance américain, ce patron qui se retrouve aujourd’hui en crise terminale et qui a conduit non seulement ã une dette et un déficit insoutenables mais aussi ã une dés-accumulation. Mais l’étalement dans le temps de la crise et la persistance et l’aggravation du chômage peuvent conduire à l’abandon de cette politique de libre-échange. C’est le choix qu’a fait la Grande-Bretagne en 1930-1931. Cela lui a permis d’amortir le poids de la crise à la différence par exemple des Etats qui, abstraction faite de toutes les différences, était un peu à l’époque ce qu’est aujourd’hui la Chine, un pays avec l’excédent commercial le plus important. Cela a également permis à la Grande-Bretagne du début des années 1930 d’imposer de fortes concessions ã ses partenaires commerciaux qui avaient besoin désespérément de continuer ã exporter vers le grand marché intérieur britannique.
Une politique dure de ce type sur le plan commercial peut changer le rapport de forces notamment avec des pays ultra-dépendants du marché mondial comme la Chine. Ceux-ci, dans le cadre de leurs propres contradictions internes et déséquilibres, pourraient ainsi se voir contraint d’adopter des mesures d’ouverture aux capitaux et de privatisation de leurs principaux actifs : les grandes entreprises d’Etat. Autrement dit, la décision de la Suisse d’adopter une parité fixe par rapport à l’euro, en dévaluant fortement le franc, chemin que pourrait suivre prochainement le Japon, sont les premiers évènements d’une guerre des change et commerciale dont les armes les plus puissantes n’ont pas encore été utilisées.
La perspective d’une crise « par en haut » et les opportunités pour la lutte de classes
Stratégiquement, dans l’hypothèse d’accumulation de contradictions dans les prochaines années, il est politiquement envisageable que se développent des scénarios aujourd’hui impensables étant donné le poids et le renforcement du bloc hégémonique néolibéral dans les premiers moments de la crise. Mais cet élément signifie que toute transition du point de vue de la bourgeoisie ne sera pas facile. La résistance du bloc hégémonique actuel ã céder du terrain peut créer de fortes crises au sommet. La difficulté et l’énormité des tâches pour rétablir un nouvel équilibre capitaliste peuvent conduire ã affaiblir l’unité et la cohésion de la classe dominante. Cela pourrait donner lieu ã une nouvelle reconfiguration du rapport de force pour la classe ouvrière et les secteurs populaires. Mal préparés ou sans une direction déterminée qui réussisse dans la période précédente ã se défaire de l’influence des directions syndicales traitres et de celle des partis de centre-gauche et/ou réformistes, le monde du travail pourrait cependant laisser passer cette grande opportunité. Les forces de classe du salariat dans son ensemble risqueraient de s’épuiser. Ce pourraient être des variantes d’extrême-droite (une variante plus radicale encore que les « néoconservateurs » ?) ou de centre-droit qui orchestreraient alors une sortie de la crise.
C’est pour cela que quatre ans après le début de la crise il ne s’agit pas seulement de l’interpréter mais également de lutter pour la transformer dans un sens révolutionnaire au service du prolétariat. Toute autre approche ne serait qu’une concession à l’économisme ou une adaptation aux régimes démocratiques bourgeois en déclin. Sans cela, on ne pourra avancer dans le sens d’une nouvelle pensée stratégique du prolétariat comparable au réarmement idéologique et stratégique opéré par Lénine au milieu de la Première Guerre Mondiale, de façon ã permette au salariat de redevenir une classe hégémonique capable d’offrir une alternative ã tous les secteurs exploités et opprimés face à la catastrophe qui nous menace.
14/09/2011
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