Par Marc Barois
Après deux longs mois de lutte et de mobilisations les paysans des communautés indigènes du TIPNIS (Territorio Indígena y Parque Nacional Isiboro – Secure) dans le Nord-est de la Bolivie, sur le piémont andin, ont réussi ã faire reculer le gouvernement du MAS, ouvrant une situation politique nouvelle au pays d’Evo Morales et d’Álvaro García Linera.
Aux origines de la mobilisation
Morales et ses ministres avaient pourtant assuré fin août que l’autoroute Villa Tunari – San Ignacio de Moxos qui devait éventrer de part en part le TIPNIS serait construite « que les indigènes le veuillent ou non ». Cette autoroute faisait partie de l’IIRSA (Iniciativa para la Integración de la Infraestructura Regional Suramericana), une initiative de la Banque Interaméricaine de Développement (BID) et de la Corporación Andina de Fomento destinée ã moderniser les infrastructures, favoriser l’intégration régionale par le biais du commerce et désenclaver certaines régions. Entre les lignes, il faut bien entendu lire mettre en place des projets pour le plus grand bénéfice du patronat impérialiste et régional, notamment brésilien, en ayant cure de l’avis des populations locales. Les projets portés par l’IIRSA concernent ainsi tant la construction d’autoroutes, de terminaux portuaires ou d’aéroports que la question de l’exploitation des ressources naturelles (gaz, pétrole, bois), et ce parfois sur des territoires indigènes, comme dans le cas du TIPNIS.
L’acharnement du gouvernement dans ce projet de construction d’autoroute tenait en partie au fait que ce sont de grands capitaux transnationaux et particulièrement brésiliens qui financent sa construction. Effectivement l’autoroute du TIPNIS ouvrirait la côte Pacifique aux exportations brésiliennes tout en faisant de la Bolivie un lieu de transit et de sortie de ressources naturelles. Ceci explique qu’après l’annonce de l’abandon du projet, du côté brésilien, les investisseurs seraient disposés ã élargir le financement de 420 millions de dollars, mais ã condition que Morales leur offre de véritables garanties en ce qui concerne l’aboutissement des projets mis en œuvre.
La mobilisation des paysans indigènes du TIPNIS dépasse et de loin le cadre folklorique, indigéniste ou strictement écologiste dans lequel certains journalistes ici en France ont voulu l’enfermer. Il s’agit d’un exemple de résistance de secteurs populaires contre l’impérialisme et la politique du gouvernement du MAS. Ce qui fait la force de ce conflit tient notamment au fait qu’il a démasqué la rhétorique faussement indigéniste, anticoloniale et populaire du gouvernement Morales. La mobilisation et le soutien populaire qu’elle a reçue a mis en lumière les très fortes limitations de la soi-disant rupture avec la politique néolibérale des gouvernements passés qu’aurait opéré Morales et qui maintenait la Bolivie dans une position de pays pourvoyeur de ressources naturelles, une politique vieille de plusieurs siècles maintenant et à l’origine de la destruction des peuples originaires, de leur culture, de l’environnement, et ce pour le plus grand bénéfice de l’impérialisme et de ses alliés de la bourgeoisie locale.
Les indigènes marchent sur la capitale
C’est pour toutes ces raisons que le 15 août une caravane de quelques 2.000 paysans indigènes se met en branle depuis le TIPNIS pour se rendre au siège du gouvernement ã La Paz, ã 600 km de là . Entre temps le gouvernement était en pleine campagne dans le cadre des premières élections judiciaires sensées représenter un pas en avant dans la « démocratisation » de l’État bolivien, avec des magistrats élus au suffrage direct.
Craignant que cette mobilisation indigène n’écorne l’image « indigéniste » de Morales et de son parti, le gouvernement n’a pas hésité alors ã déchaîner une campagne de calomnies et mensonges contre la caravane. Les marcheurs ont tour ã tour été accusés d’être manipulés par l’impérialisme américain ou d’être à la solde de l’opposition de droite bolivienne visant ã déstabiliser le gouvernement avant les élections (la caravane devant arriver dans la capitale peu avant le 16 octobre).
Le vice-président bolivien Álvaro García Linera, que beaucoup dans la gauche radicale européenne voient comme un nouveau sous-commandant Marcos de gouvernement, en est même arrivé ã accuser les indigènes du TIPNIS des pannes d’électricité dans le pays. Il n’a pas hésité un seul instant ã prendre part à la violente campagne de presse gouvernementale contre des paysans défendant leur droit ã vivre sur leurs territoires ancestraux.
Parallèlement cependant, par-delà l’offensive politique du MAS contre les marcheurs, la caravane gagnait en sympathie, notamment parmi les secteurs populaires qui constituent la base de soutien du gouvernement du MAS. Voyant sa popularité commençant ã s’éroder, Morales décide de passer à l’affrontement direct.
Malgré la répression brutale, le mouvement de contestation acquiert une dimension nationale
C’est ainsi que le 25 septembre le gouvernement choisit de réprimer brutalement les marcheurs dans la municipalité de Yucumo. Face à l’intervention musclée des forces de répression, filmée par les médias et qui passe en boucle sur les chaines de télévision nationales, plusieurs manifestants sont blessés et les autres doivent se réfugier dans la forêt.
Les jours suivants, des mobilisations spontanées de soutien ont lieu partout dans le pays et une importante crise politique nationale s’empare du pouvoir. Sous la pression de la rue et de la mobilisation indigène la direction de la COB (Centrale Ouvrière Bolivienne), principal syndicat, pourtant lié au MAS, est forcée de menacer d’appeler à la grève générale. Il ne s’agit pas pour les travailleurs de soutenir seulement les indigènes du TIPNIS mais aussi d’exiger le respect des accords salariaux de mai 2011, obtenus à la suite de la « rebelión fabril », une importante vague de grèves qui a touché au second trimestre le secteur manufacturier et industriel.
Le 28 septembre a lieu une première mobilisation et le mouvement prend une ampleur nationale. La COB formule par la suite un ultimatum de 72 heures au gouvernement pour résoudre le conflit du TIPNIS et rendre effectifs les accords salariaux de mai. Dans le cas inverse, la COB appellerait à la grève générale et au blocage des principales voies de communication. S’agissant d’une bureaucratie liée au régime et face ã une mobilisation qui pourrait la déborder, la direction de la COB ne prépare que très peu la grève nationale du 7 octobre, ce qui a pour conséquence qu’elle soit partiellement suivie. Jusqu’à l’arrivée de la caravane du TIPNIS ã La Paz elle a même été tentée ã plusieurs reprises de faire marche arrière suite ã quelques offres salariales (minimes) de la part du gouvernement.
Malgré les excuses officielles du gouvernement au sujet de la répression et malgré la démission de la ministre de la Défense, du ministre du Gouvernement et d’autres membres importants du cabinet de Morales, les marcheurs ont eux aussitôt repris la caravane vers La Paz. Parallèlement, le gouvernement jouait le tout pour le tout en mettant sur pied une autre caravane paysanne, provenant d’Oruro, organisée par la CONAMAQ (confédération d’organisations indigènes de l’Occident de la Bolivie) de soutien ã Morales, devant arriver ã La Paz au même moment que celle du TIPNIS.
Double défaite du gouvernement
Dans les urnes - Dans une ambiance tendue les élections du 16 octobre ont été un échec politique pour le gouvernement. Même s’il ne s’agissait pas d’élections majeures c’est la première fois depuis six ans que le gouvernement souffre un revers électoral. Les nouveaux magistrats ont été élus avec ã peine 37% des voix exprimées dans des élections où 45% étaient des bulletins nuls et 16 % des bulletins blancs.
Dans la rue – Ayant repoussé leur arrivée ã La Paz pour ne pas perturber les élections judiciaires, la caravane du TIPNIS a finalement fait son entrée dans la capitale le 19 octobre. Les paysans indigènes du TIPNIS ont été reçus presque comme des héros par une grande partie de la population, et ce en dépit de l’attitude timorée de la direction de la COB.
Le 24 octobre Evo Morales a donc dû céder face aux revendications. Un accord a été signé entre les dirigeants et le gouvernement qui interdit la construction d’autoroutes traversant le TIPNIS déclaré territoire « intangible ». Même si le gouvernement veut faire croire que le conflit est clos, des brèches qui annoncent de mauvais jours pour le MAS ont commencé ã s’ouvrir.
Cette double défaite a des conséquences politiques immédiates. D’abord l’opposition bourgeoise de Doria Medina (important patron du ciment), du Comité Cívico Paceñista ou du Movimiento Sin Miedo (anciennement allié au MAS) ont aussitôt essayé de capitaliser le mécontentement croissant envers le gouvernement et d’instrumentaliser la caravane. L’opposition dans laquelle pullule d’anciens tortionnaires et des fonctionnaires des dictatures des années 1970 et 1980 avait déjà déposé plainte contre le gouvernement… pour génocide et a essayé de dévier politiquement la mobilisation du TIPNIS. Ceci n’a pas été possible puisque les manifestants ont produit un document refusant la présence des partis de bourgeois dans la manifestation d’accueil.
Du coté de la majorité, des secteurs liés au MAS ou alliés de Morales sont de plus en plus critiques. Certains entendent « redresser » le parti, d’autres revenir au MAS des origines, avec un meilleur respect de la nouvelle Constitution qui serait le moyen le plus adéquat selon eux pour canaliser les phénomènes de lutte de classes qui secouent le pays de plus en plus ces derniers temps. Trois députés indigènes ont ainsi annoncé leur sortie du MAS. Mais la conséquence politique la plus dramatique pour Morales a été la rupture du Pacte d’unité acté en 2007 en soutien au nouveau gouvernement et composé par les deux confédérations indigènes et les trois syndicats paysans les plus importants du pays. La CSUTCB (Confédération Syndicale Unique de Travailleurs Paysans de Bolivie), issue d’un secteur traditionnellement allié du gouvernement, a ainsi demandé elle aussi l’arrêt de la construction de l’autoroute du TIPNIS bien qu’elle ne se soit pas associée à l’appel à la grève de la COB d’octobre.
Comme le soulignent les camarades boliviens de la Ligue Ouvrière Révolutionnaire (LOR-CI) [1] dans leur premier bilan du mouvement, « alors que la crise économique internationale avance [bien qu’elle ne se fasse pas encore pleinement sentir en Bolivie], les mécanismes de contention sociale mis sur pieds au cours des dernières années sont aujourd’hui sérieusement affaiblis. La vieille opposition de droite néolibérale formée par Unidad Nacional, les leaders régionaux de l’Est bolivien [région de Santa Cruz notamment] ou les anciens alliés du MAS comme le Movimiento Sin Miedo n’arrive pas ã se présenter comme une alternative crédible et encore moins comme de nouveaux possibles garants de la paix sociale. Face ã cette situation, (…) c’est cette faiblesse de l’opposition et l’absence d’alternative qui garantit au MAS sa stabilité (…) alors que celui-ci agite l’épouvantail selon lequel sans le MAS ce serait le chaos social dans le pays et que seul Morales aurait somme toute les clefs de la « gouvernance ». La classe ouvrière bolivienne doit intervenir comme nouveau sujet politiquement indépendant, [comme elle l’a déjà fait dans son histoire au cours de la seconde moitié du XX siècle, en 1952, en 1971, en 1985 et encore plus récemment lors des insurrections des années 2000]. Pour offrir une alternative l’ensemble des secteurs opprimés et exploités du pays il nous faut cependant disposer d’un Instrument Politique des Travailleurs basé sur les syndicats et jouissant d’une peine démocratie interne. Au sein d’une telle organisation, en tant que socialistes révolutionnaires, les militant-e-s de la LOR-CI se battront pour un programme et une stratégie de pouvoir ouvrier, le seul mécanisme ã même de garantir une victoire définitive sur l’impérialisme et les classes dominantes locales » [2].
28/10/11
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