Par Yann Le Bras
Pendant une semaine, le Nigeria, le pays le plus peuplé d’Afrique, s’est trouvé paralysé par une grève générale convoquée par les syndicats contre l’augmentation du prix de l’essence. Des milliers de personnes ont manifesté contre le gouvernement dans les principales villes du pays. Ce même jour, 10000 personnes sont descendues dans les rues de Lagos, capitale économique du Nigéria, ã travers l’épaisse fumée noire des pneus en flammes.
On pouvait voir des manifestants portant des cornes de diable et des dents de Dracula et brandissant des pancartes avec une photo du président Goodluck Jonathan, tout en répandant de l’essence dans une station-service. Les forces de répression ont répondu avec brutalité et il y a eu au moins un mort ã Lagos et deux autres ã Kano, la deuxième plus grande ville du pays, où la police a tiré directement sur les manifestants. Mercredi 11, « de violentes émeutes ont éclaté dans la ville de Minna, dans le centre du pays, où un policier a été tué. Un couvre-feu de vingt-quatre heures a été imposé par les autorités locales ‘dans l’ensemble des vingt zones administratives, à la suite de la rupture de la loi et de l’ordre ã Minna’, annonce un communiqué du gouvernement local »[1].
Un plan dicté par le FMI pour préserver les relations avec l’Europe au milieu de la crise de l’euro
Le mouvement de contestation est né de l’opposition à l’augmentation du prix de l’essence après la décision de l’Exécutif de mettre un terme aux subventions aux carburants, annoncée le jour de l’An.
Cette mesure a provoqué une hausse immédiate du prix de l’essence de 0,40 dollars (65 nairas, monnaie nigériane), dont le prix du litre atteint désormais 1,30 dollars (140 nairas). Cela a évidemment entrainé l’augmentation des prix de la grande majorité des produits et des services, notamment le transport. Cette augmentation a été l’étincelle qui a fait exploser le mécontentement de la population. En effet, au Nigéria la majorité de la population vit avec moins de 1,5 euros par jour et beaucoup de foyers n’ont pas accès à l’électricité ni à l’eau courante.
Jonathan et son ministre de l’Economie et des Finances, l’ex-directeur de la Banque Mondiale Ngozi Okonjo-Iweala, ont présenté la fin des subventions aux carburants comme l’une des réformes nécessaires à la modernisation de l’économie du pays. Le mois dernier, la directrice du FMI Christine Lagarde était en visite au Nigéria où elle a fait l’éloge de l’engagement de Jonathan vis-à-vis des réformes de « libre marché ». En même temps elle a estimé « qu’il est vital que les revenus des ressources naturelles soient utilisés de manière plus efficace ã travers l’investissement nécessaire pour la croissance et la création d’emplois »[2]. C’était une façon élégante de faire référence à la « mesure choc » d’élimination de la subvention aux carburants. Au milieu d’un des pics de la crise actuelle de l’euro, sa première visite en Afrique est très claire : « Aux lendemains de la crise qui secoue la zone euro, compte tenu de la teneur des relations commerciales entre l’Union européenne et la plupart des pays africains qui y comptent leurs premiers fournisseurs et leurs premiers clients, la directrice générale du FMI arrive sur le continent pour s’enquérir des attentes des différents Etats »[3].
Augmenter la dépendance semi-coloniale
Ce plan draconien cherche ã augmenter davantage la dépendance et l’oppression que subit le Nigéria de la part des principales puissances impérialistes. En effet, alors que le pays est le principal producteur de pétrole d’Afrique, il doit importer le combustible de l’étranger ã « prix du marché »[4] par manque de raffineries. Cette relation de simple fournisseur de matières premières pour les grandes multinationales signifie que celles-ci engrangent la plus grande partie des profits, alors que l’Etat nigérian n’en touche que quelques miettes. Voilà le fameux « développement » auquel le capitalisme impérialiste condamne ce pays d’Afrique.
En même temps, le fait de posséder d’énormes réserves de pétrole[5] constitue la base de l’existence d’une élite minoritaire ultra-corrompue[6], qui vend à l’impérialisme le meilleur offrant, et qui a soutenu les dictatures militaires, les assassinats et les guerres, comme celle du Biafra qui s’est soldée par 1 ã 3 millions de morts entre 1967 et 1970.
Un test clé : les bureaucraties syndicales contre les grévistes
Le résultat final de cet important conflit de classes au Nigéria sera déterminant pour le sort des politiques d’ajustement promues par l’impérialisme en Afrique sub-saharienne. En effet, comme le Nigéria, la Guinée, le Cameroun, le Ghana et le Tchad ont été poussés ã couper les subventions aux carburants pour satisfaire les politiques d’ouverture et de dérégulation du FMI. L’élite financière mondiale suit le conflit attentivement. Antony Goldman, un spécialiste du Nigéria et conseiller du Premier Ministre ã Londres, déclarait que « cette grève est le premier vrai test en termes politiques pour la présidence de Jonathan (...). Si le gouvernement l’emporte, les perspectives de réforme dans d’autres secteurs délicats - la constitution, le pétrole et le gaz, les salaires - pourront s’éclaircir. Si la grève l’emporte, la crédibilité de l’administration sera fortement affectée ». De l’autre côté de la barricade, depuis les pays impérialistes où nous militons, nous devons exprimer tout notre soutien à la lutte des travailleurs nigérians. Etant donnés la pression et le mécontentement ambiants, les syndicats se sont vus obligés d’appeler ã cette grève indéfinie, mais ils essayent par tous les moyens de limiter son impact et sa radicalisation, cherchant un compromis. Le 12 janvier, le président Goodluck Jonathan participait déjà personnellement aux négociations avec les leaders des syndicats dirigeant la grève, le Congrès des Syndicats (TUC) et le Congrès du Travail du Nigéria (NLC). Celles-ci ont eu lieu ã Abuja, la capitale administrative du pays, dans le but de freiner la grève par un compromis nauséabond.
Le week-end du 14/15 janvier, les deux principaux syndicats nigérians ont décrété une trêve de la mobilisation pour donner une nouvelle opportunité au dialogue avec le gouvernement. La décision de freiner la grève a été prise quelques heures avant que le syndicat stratégique Petroleum and Natural Gas Senior Staff Association of Nigeria (PENGASSAN), qui représente 20 000 travailleurs du pétrole et du gaz, soit poussé ã annoncer qu’en l’absence d’un accord, ses membres se mettraient en grève dès dimanche. La là¢cheté des leaders syndicaux est la principale entrave au développement de la grève. Comme l’affirme Al Jazeera, « le président du Congrès des Travailleurs du Nigéria Abdulwaheed Omar a déclaré samedi soir, devant le palais présidentiel, ‘nous ne nous sommes pas mis d’accord’. Interrogé pour savoir s’ils allaient suspendre l’activité sur les plateformes pétrolières, comme les syndicats avaient menacé en cas d’échec de la réunion de samedi, il a répondu : ‘‘non, nous avançons graduellement. Nous donnons encore une chance à la paix’’ ». Ainsi, le mouvement de grève se trouvait privé de son arme la plus puissante pour triompher.
Haru Mutasa, journaliste pour Al Jazeera, informait depuis Abuja : « ils ont dit que tous les syndicats allaient rencontrer ã nouveau les représentants du gouvernement dimanche. Ils semblent désireux de mettre un terme à la grève. Certains leaders syndicalistes ont déclaré qu’ils ne souhaitaient pas redescendre dans la rue lundi »[7].
Mais malgré toutes ces tentatives de faire baisser la pression, la détermination des grévistes se maintient intacte. C’est ce qui a obligé le président ã faire une concession. Le lundi 16 janvier, il a déclaré au cours d’un discours télévisé que « compte-tenu des difficultés rencontrées par les Nigérians (...), le gouvernement a approuvé une baisse du prix du carburant ã 97 nairas le litre »[8], en même temps qu’il a « refusé de céder sur le fond, affirmant que "le gouvernement allait continuer de poursuivre une déréglementation complète du secteur pétrolier". "Je demande instamment aux dirigeants syndicaux d’appeler à la fin de la grève et à la reprise du travail", a ajouté le président ». Cependant, l’offre a été considérée largement insuffisante pour les manifestants, qui sont redescendus dans les rues de Lagos et ont été réprimés par l’Armée.
Malgré cet état d’esprit de la population, les leaders syndicaux ont appelé ã suspendre la grève : « ‘Les syndicats et leurs partenaires annoncent formellement la suspension de la grève, des rassemblements et des manifestations ã travers le pays’, a déclaré au cours d’une conférence de presse ã Abuja le chef de la puissante centrale syndicale nigériane, leNigeria LabourCongress,Abdulwahed Omar »[9].
La prépondérance de la lutte de classes
Malgré les pronostics catastrophistes de plusieurs analystes sur une nouvelle partition du pays, et des déclarations du président actuel qui a affirmé que « la situation est pire que pendant la guerre civile », faisant référence à la République sécessionniste du Biafra et ã une des guerres les plus mortifères qu’a connu le continent africain, les évènements actuels montrent une prépondérance de la lutte de classes. Et cela malgré les tensions ethniques et religieuses existantes. Les récents attentats contre des temples religieux, attribués ã Boko Haram[10] et ayant tué plus de 40 victimes en pleines fêtes de Noël, sont incomparables aux pogroms de 1966 qui ont fait plus de 40000 morts dans le Nord et 2 millions de réfugiés et déplacés, notamment des chrétiens et des Ibos[11]. Selon un spécialiste des conflits armés en Afrique subsaharienne : “D’une manière générale, la structure fédérale du Nigeria a été développée et consolidée au sortir de la guerre du Biafra pour déjouer les tentations sécessionnistes. Les militaires jacobins à la tête du pays pendant plusieurs décennies ont en effet pris soin de diviser pour mieux régner en cassant les contre-pouvoirs régionaux. A l’indépendance, le Nigeria était constitué de trois régions. Aujourd’hui, il se compose de trente-six Etats fédérés qui rendent plus difficile un projet de sécession ã un contre trente-cinq, plutôt qu’à un contre deux. Encore très présente dans les esprits, la défaite biafraise joue quant ã elle un rôle dissuasif pour les groupes rebelles, qui sont moins nombreux et moins bien organisés que les Ibo en 1967”[12].
Comme le démontre l’attitude de briseurs de grève des dirigeants syndicaux et leur refus de mobiliser le secteur stratégique du pétrole, le problème du Nigéria est l’absence d’une direction révolutionnaire capable de permettre au prolétariat de devenir une force hégémonique capable d’unifier la population des différentes ethnies et religions. Alors que par le passé, la minorité oligarchique au pouvoir et les multinationales utilisaient ces différences pour mener des guerres fratricides, aujourd’hui elles continuent ã s’en servir pour éviter un mouvement large et efficace qui puisse vaincre le FMI et ses laquais locaux.
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