Par Andrea D’Atri[1]
A la fin des années 1970 Heidi Hartmann revenait dans un de ses articles sur les controverses entre féminisme radical et marxisme et qui avaient donné lieu, selon elle, ã un « mariage malheureux entre le féminisme et le marxisme ». La théorie féministe, selon l’auteure, était largement « aveugle » ã une analyse historique et matérialiste. Le marxisme, quant à lui, avait certes apporté une vision des lois du développement historique. Il n’en restait pas moins « aveugle » à l’égard des catégories de genre. Dans cet article, Hartmann proposait une « union plus progressiste » entre marxisme et féminisme de façon ã dépasser les controverses qui avaient émergé au cours des années 1970, à la suite notamment de l’émergence du féminisme de la différence [2].
C’est au cours de ces années de contestation que la féministe italienne Carla Lonzi et le collectif « Révolte au Féminin » [« Rivolta Femminile »] avaient dénoncé combien, selon elles, « l’égalité est une tentative idéologique pour soumettre encore plus la femme. Identifier la femme à l’homme signifie annuler les dernières possibilités de libération. Pour la femme, se libérer ne veut pas dire accepter la même vie que celle de l’homme (…) mais au contraire exprimer son propre sens de l’existence » [3]. Le féminisme revendicatif, avec sa politique égalitariste, était critiqué dans la mesure où on l’accusait de proposer l’assimilation ã un ordre social et symbolique qui rendait la femme invisible. Le nouveau féminisme, au contraire, proposait de créer un nouvel ordre symbolique. Il s’agissait de partir de la pensée de la différence sexuelle et de la matérialité de la condition féminine.
Egalité et différence
Les féministes de l’égalité, comme le souligne Celia Amorós, se défendaient en soulignant qu’elles ne réclamaient aucunement « la même idiosyncrasie que l’identité masculine, quelle qu’elle soit, mais la part qui est due aux femmes et que les hommes se sont attribuée de façon exclusive » [4].
Les féministes de la différence, elles, insistaient sur le fait qu’il n’existerait aucun « universel humain » désirable par delà la différence sexuelle. Certaines féministes de la différence ont ainsi soutenu que l’ordre social et symbolique phallocentrique auquel les femmes étaient subordonnées s’était construit sur un matricide originel qui soumettait les femmes à la loi du père. Pour les féministes de la différence, il fallait donc restituer aux femmes une généalogie qui leur était propre. Certaines proposaient le lesbianisme comme modèle symbolique de rapports entre femmes. Il fallait, selon Luce Irigaray par exemple, découvrir la singularité de l’amour avec d’autres femmes, un amour nécessaire pour ne pas continuer ã être prédisposée au culte phallique, ã être des objets d’usage et d’échange entre les hommes, objets rivaux sur le marché. Luisa Muraro et d’autres féministes milanaises développaient, quant ã elles, le concept « d’affidamento », une pratique commune entre les femmes, opposée à la loi du père. La féministe américaine Adrianne Rich conceptualisait le « continuum lesbien », une façon de se rapporter aux autres femmes sans intervention masculine, mettant radicalement en question l’hétérosexualité normative basée sur la suprématie de l’homme.
Un contexte particulier propre à l’époque de la « restauration bourgeoise »
Comment une telle critique du féminisme de l’égalité a-t-elle vu le jour ? La toile de fond de cette controverse entre les différents courants de la pensée féministe est la controffensive brutale lancée à la fin des années 1970 et durant les années 1980 contre l’insubordination sociale des « années 1968 », les organisations du mouvement de masse et du mouvement ouvrier et les acquis sociaux. C’était l’époque de la réponse impérialiste ã ces « années 1968 » au cours desquelles le mouvement de masse, ã échelle internationale, avait remis en cause l’ordre social existant, de Mai 68 en passant par l’Automne chaud italien, du printemps de Prague jusqu’à la Révolution des œillets au Portugal. Au cours de la « restauration bourgeoise » postérieure, les années Reagan-Thatcher et l’ère néolibérale qui s’ensuivit, le monde du travail fut brutalement divisé et segmenté, la majorité étant condamnée ã s’entasser dans la périphérie des grandes métropoles, survivant ã grand peine entre fragmentation sociale, chômage et misère.
De façon ã imposer les contre-réformes sans pour autant générer d’explosions sociales d’envergure, certains Etat eurent recours à l’intégration partielle. Dans le cas des revendications féministes, une partie fut donc intégrée pour mieux les neutraliser, certains organismes multilatéraux comme la Banque Mondiale ou le FMI allant même jusqu’à créer des départements spéciaux destinés ã prendre en charge la « question féminine ». En échange de reconnaissance, un certain féminisme accepta de s’intégrer, en troquant sa propre radicalité pour la « légalité ». Ce féminisme passa donc de la critique des bases de production du système capitaliste à la légitimation de la démocratie bourgeoise comme unique régime politique sous lequel il serait possible d’obtenir, lentement mais sûrement, une plus grande égalité entre les sexes, et ce ã travers un processus de réformes ne remettant pas en cause les fondements du système.
Contre cette version du féminisme, le féminisme de la différence maintint sa radicalité, mais en remisant définitivement la question de la lutte pour le pouvoir. Il préféra se replier sur une sorte de production de contre-culture basée sur de nouvelles valeurs, issues de la différence sexuelle. C’était aussi le marxisme qui était remis en cause dans ce même mouvement, un marxisme présenté, pour ce faire, sous sa forme caricaturée, celle des pays du « socialisme réel », le marxisme du discours stérile et conservateur émaillé d’une série de dogmes qui servait de justification ã une bureaucratie qui n’allait pas tarder ã se convertir en agent direct de la restauration capitaliste, renforçant par là -même l’idéologie triomphaliste du capitalisme des années 1990.
Egales et différentes, l’alternative marxiste révolutionnaire
Cependant, ni l’intégration à la démocratie capitaliste du féminisme de l’égalité le plus réformiste, ni les résistances contre-culturelles du féminisme de la différence n’ont pu éviter qu’en dépit d’un plus grand accès des femmes aux lieux de pouvoir et la conquête de droits démocratiques élémentaires, la violence et l’oppression qui s’exercent ã échelle globale sur des centaines de millions de femmes ne continuent ã se reproduire, allant même en s’intensifiant. En ce sens, la contradiction existante entre l’ultra-radicalité théorique du féminisme de la différence et le réformisme fataliste dans le domaine de la sphère politique du féminisme de l’égalité semble aporétique. Le marxisme révolutionnaire peut néanmoins permettre, à l’inverse, d’entrevoir un horizon de libération où l’égalité n’équivaudrait pas au règne de l’identique et de l’uniformité et où la différence ne serait pas une sphère parallèle au maintien des hiérarchies sociales et de classe.
Dans une lettre ã August Bebel de mars 1875, Engels soulignait que « se représenter la société socialiste comme le règne de l’égalité est une conception unilatérale de Français, conception s’appuyant sur la vieille devise Liberté, Égalité, Fraternité, et se justifiant, en ses temps et lieu, comme phase de développement ; mais, de nos jours, elle devrait être dépassée » [5]. L’égalité dont parle Engels est une égalité abstraite. Elle ne peut exister que dans la mesure où elle accepterait de s’abstraire des éléments particuliers et « différents » qui caractérisent les formes diverses de l’existence sociale (et dont les droits universels ne sont que le reflet). Cette égalité existe dans le cadre d’une société basée sur l’exploitation d’une classe exploitée et majoritaire (et traversée cependant par de multiples différences) par une classe dominante, parasitaire et propriétaire des moyens de production. Pour s’approprier le mot d’ordre de Marx, « de chacun selon ses moyens, ã chacun selon ses besoins » (et qui articule une vision dialectique entre égalité et différence soulignant l’impossibilité de penser une des catégories sans l’autre), pour dépasser les limites de la justice et du droit bourgeois, il faut libérer les forces productives du carcan du régime de la propriété privée.
Pour les féministes révolutionnaires, le problème est de lutter pour une égalité concrète (et par conséquent différenciée) qui n’ait pas seulement ã voir avec le positionnement des femmes face ã « la loi » mais « dans la vie-même ». C’est ce que mettait en exergue Lénine dans un de ses discours de 1920, soulignant combien il restait aux travailleuses soviétiques la tâche de conquérir non seulement l’égalité face à la loi, mais également face à la vie, face aux travailleurs. La question de la domination des femmes ne peut se résoudre de façon progressive et autonome sans mener ã bien une lutte anticapitaliste et révolutionnaire. Sans cela, seule une infime minorité de femmes pourrait se penser comme réellement « libérées » à l’intérieur du système capitaliste.
Le combat est multiple et doit être mené sur plusieurs fronts. C’est en ce sens aussi qu’il est « permanent ». Pour Trotsky d’ailleurs, la révolution est permanente en ce que « tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle. (…) Les bouleversements dans l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver ã un état d’équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même » [6]. Egales et différentes donc, si l’on prend ã bras le corps le combat et qu’on le mène de façon anticapitaliste et révolutionnaire. C’est la cause des femmes qui est en jeu.
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