Si la presse et la bourgeoisie ont tendance ã dire que la Grèce a été « sauvée » de la faillite, ce qui est plus que discutable [1], personne ne peut se cacher du fait que les travailleurs et le peuple, eux, n’ont pas été sauvés du tout. Salaires de misère, chômage technique, entreprises qui ferment ã tour de bras, voilà le quotidien des Grecs, que personne ne peut occulter. Mais par delà les journées de grève et de manifestations pour contrer la brutale offensive des capitalistes locaux et de leurs tuteurs de la Troïka, la résistance s’organise, par en bas, de façon parfois extrêmement radicale. C’est ce que nous raconte Dina Daskalopoulou, journaliste d’Eleftherotypia (Presse Libre en grec), un quotidien marqué ã gauche, fondé en 1975, qui tirait ã plus de 100.000 exemplaires… et qui se trouve contrôlé par les travailleurs et les journalistes eux-mêmes depuis février, lorsque le propriétaire, Thanassis Tegopoulos, a voulu mettre la clef sous la porte [2]…
Par Stefan Schneider
« Nous vivons dans des conditions extrêmes. Nos solutions, elles aussi, sont extrêmes »
RIO : Dina, tu travailles pour l’un des plus importants journaux de Grèce, Eleftherotypia, qui a subi les contrecoups de la crise en cours. Comment cela a-t-il affecté vos conditions de travail ?
Dina Daskalopoulou :Nous n’avons pas été payés depuis le moisd’août mais nous avons continué ã travailler sans être payés pendant plusieurs mois afin de soutenir le journal. A un moment donné, on ne pouvait plus continuer comme ça. La direction voulait nous mettre la pression pour qu’on accepte des réductions de salaire. Le 22 décembre, nous avons donc décidé de nous mettre en grève reconductible. Pour pouvoir nous en sortir, nous avons fait appel à la solidarité autour de nous, pour solliciter un soutien financier et même alimentaire. Mais la grève n’a pas fait changer d’idées ã nos patrons !
Nous avons aussi décidé de publier un journal de grève, Oi Ergazomenoi, (Les travailleurs- d’Eletherotypia -),sous notre propre contrôle, pour continuer ã payer nos salaires, mais aussi pour ne pas perdre le contact avec nos lecteurs et puis parce que nous voulions parler des grèves et des luttes de tous les travailleurs grecs. Aujourd’hui, la Grèce est un terrain d’expérimentation pour les néolibéraux. Et c’est un champ de bataille pour nous tous.
RIO : Comment fonctionne la production du journal de grève ?
Dina : Tout d’abord, nous nous réunissons en AG assez régulièrement pour prendre toutes les décisions qui concernent la grève. Chacun des 870 travailleurs du journal - le personnel du nettoyage, les journalistes et les imprimeurs - représentent une voix, ce qui a permis d’installer une nouvelle forme de solidarité parmi nous qui n’existait pas avant. Afin de mettre en place les décisions prises par l’AG, nous avons élu un comité composé de 15 membres (dans lequel malheureusement il n’y a que trois femmes) qui possède un mandat direct et révocable ã tout moment par décision d’AG. Ce comité est en charge de rester en contact avec nos avocats, mais aussi avec les gens qui nous soutiennent, pour organiser des conférences de presse, etc.
Lorsque nous avons décidé de publier notre journal de grève, nous avons également mis en place un comité de rédactionqui est en charge de mettre au point les numéros que nous éditons. Pour l’instant nous avons réussi ã éditer deux numéros. Le premier a été publié avec l’aide des journalistes, photographes et imprimeurs qui ont collaboré de manière gratuite pour que nous puissions l’imprimer. Nous avons vendu plus de copies du premier numéro que n’importe quel autre journal en Grèce ! Et ce grâce à la solidarité et à la diffusion. Avec l’argent que nous avons récolté, nous avons pu produire le deuxième numéro et aider ã financer la grève. Nous n’avons pas de revenus publicitaires et nous ne pouvons pas non plus utiliser les infrastructures de l’entreprise : lorsqu’ils ont su que nous produisions un journal de grève, d’abord ils ont coupé le chauffage, interdit l’accès ã notre système de publication et après ils nous ont empêché d’entrer dans nos bureaux. Mais finalement, avec la solidarité de ceux qui sont autour de nous, nous avons réussi ã prouver que nous pouvons produire un journal sans patrons.
RIO : Quel type de débat vous avez parmi les travailleurs du journal ?
Dina : Au sein de l’AG, à laquelle participent, selon les moments, entre 150 et 550 personnes, nous discutons de la grève, mais également de la situation politique en général. Les réunions sont souvent longues, mais elles nous permettent d’exprimer clairement nos opinions et de réfléchir ã notre situation et ã nos possibilités d’action. Nous discutons de notre futur professionnel, mais également du type de journal que nous voulons produire, et plus généralement, de la façon dont on veut vivre. Le débat au sein de l’AG reste ouvert. Il y a encore des travailleurs qui soutiennent nos patrons. Il y en a également qui pensent que nous devrions conclure un accord monétaire avec eux et quitter l’entreprise, ou ceux qui croient que nous devrions trouver de nouveaux patrons. Mais il y en a, comme moi, qui pense qu’il faut se battre pour le contrôle ouvrier du journal. La plupart pense qu’il faudrait suivre la voie légale et faire pression pour que nos patrons nous cèdent le journal. Je crois, et je ne suis pas la seule, qu’il faut aller plus loin, qu’il faudrait occuper le journal et prendre le contrôle de la production.
Au début de la grève, les gens qui soutenaient le contrôle ouvrier étaient très minoritaires, mais ce n’est plus le cas. Et cela n’est pas arrivé parce que du jour au lendemain nous sommes devenus révolutionnaires, mais parce que le contrôle ouvrier est devenu une nécessité pour nous : c’est la seule façon de survivre. La plupart des travailleurs ne sont pas des révolutionnaires. Il y a quelques mois encore, nous vivions « normalement », comme n’importe quel grec issu des classes moyennes, et tout ã coup, tout ã explosé. Nous vivons dans des conditions extrêmes, ce qui rend nos solutions extrêmes aussi.
RIO : Qu’est-ce que cette expérience à Eleftherotypiasignifie pour toi ?
Dina : Nous sommes en capacité de prendre toutes les décisions par nous mêmes. Nous avons démontré que nous pouvions faire marcher un journal sans nos patrons, tout en respectant la démocratie interne. Cette expérience témoigne d’un nouveau processus en Grèce. Avant, la démarche était de voter pour un représentant syndical tous les deux ans et de lui laisser prendre toutes les décisions. Maintenant, nous pouvons prendre nos vies en main !
Cette orientation n’est pas commune dans l’extrême gauche grecque. Le plus grand parti à la gauche de lasocial-démocratie(PASOK) est le Parti Communiste Grec (KKE), ne s’intéresse pas du tout ã nous. Ils soutiennent d’autres grèves, comme par exemple celle ã Hellenic Steel (une usine qui produit de l’acier), qui d’ailleurs est en conflit depuis plus de 5 mois, mais ils ne veulent pas discuter de contrôle ouvrier, car… ils ont peur de ne plus pouvoir le contrôler. Cependant, il y a quelques partis de la gauche radicale en Grèce qui soutiennent notre lutte. SYRIZA par exemple, même s’ils sont divisés sur les orientations ã prendre.
A mon avis, la Grèce ne pourra pas surmonter cette crise sur le plan national. On ne pourra pas gagner tous seuls, en Grèce, de notre côté. Nous avons besoin d’une perspective internationale afin de combattre les soi-disant « solutions » que les capitalistes nous proposent partout en Europe. Nous avons besoin d’une solidarité internationale et d’un combat, tous ensemble, qui pourront apporter des solutions aux problèmes que nous rencontrons tous les jours et surtout faire payer aux capitalistes leur crise ! Ils n’ont pas de patrie, nous non plus !
22/03/12
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