Stefano Tassinari, écrivain italien qui nous a quittés le 8 mai, nous livre ici quelques réflexions très éclairantes au sujet du rapport entre littérature, culture, théorie et pratique chez les marxistes révolutionnaires.
C’est avec une grande tristesse que nous avons appris, le 8 mai, le décès à l’âge de 57 ans du camarade Stefano Tassinari.
Stefano avait commencé ã militer très jeune dans l’extrême gauche italienne, d’abord au sein d’Avanguardia Operaia, à la fin des années 1960, l’époque de « l’automne chaud », puis au sein de Democrazia Proletaria (DP). Entré dans les années 1990, comme beaucoup d’anciens de DP, dans Refondation Communiste, il avait quitté le parti lorsque celui-ci est entré au gouvernement Prodi, en 2006.
Journaliste au Quotidiano dei Lavoratori, le journal de DP, il avait en parallèle très tôt commencé ã travailler ã plusieurs romans et adaptations d’œuvres littéraires pour le théâtre. Un de ses derniers écrits, Vento contro, publié en 2008, est plus qu’une biographie de Pietro Tresso [1], le trotskyste italien assassiné par des résistants FTP dans un maquis de la Haute-Loire, pendant la dernière guerre, sur ordre de Moscou. C’est un très bel hommage littéraire rendu aux idées du trotskysme aux côtés desquelles Tassinari aura cheminé toute sa vie.
C’est ã notre tour de saluer sa mémoire en publiant une traduction d’un de ses articles écrit en novembre 2010 pour la revue qu’il a dirigée jusqu’à sa mort, Letteraria, au sujet, précisément, du rapport entre littérature, culture, théorie et pratique chez les marxistes révolutionnaires.
Ciao compagno Stefano ! [2]
Je me suis toujours demandé comment avait fait Trotsky, alors qu’il combattait en première ligne les armées blanches du général Kornilov ou qu’il cherchait ã résister à la monstrueuse machine de répression de Staline pour trouver le temps et la présence d’esprit pour s’occuper également de Dante et de Shakespeare, de Byron et de Pouchkine, mais aussi de Blok, Essenine, Maïakovski ou encore D’Annunzio et Silone.
Un peu banalement, j’ai toujours eu tendance ã penser que cela tenait à la génialité du personnage. Mais, et c’est ce qui nous intéresse ici, je crois aussi que Trotsky avait compris, avant bien d’autres,que la sphère culturelle était décisive, à la fois pour la formation d’une conscience critique large, une valeur décisive en soi, mais également afin de permettre un développement cohérent d’une révolution qui, pour être réellement une révolution, ne peut rester confinée ã sa dimension purement économique.
Malheureusement, la négation systématique de la figure et de l’œuvre de Trotsky par les dirigeants staliniens des partis communistes (une opération particulièrement réussie dans l’Italie togliatienne et post-togliatienne [3]) a fait que des générations entières de militants et d’intellectuels de gauche n’ont pas été ã même d’affronter des positions et des propositions spécifiques (inhérentes ã ce que l’on appelle le « monde de la reproduction ») ã travers lesquelles Trotsky avait forgé une orientation politique ; une orientation politique qui, si elle avait été victorieuse, aurait peut-être empêché l’utopie communiste de se désagréger dans les formes que nous avons tous connues, submergée par des décombres qu’il semble toujours plus difficiles ã déblayer afin de construire quelque chose de radicalement différent.
Nous raisonnons bien entendu ã partir d’hypothèses mais il est clair que si les positions de Trotsky s’étaient enracinées et avaient triomphé, ses théories sur l’autonomie (autonomie partielle, a minima) de la sphère culturelle par rapport à la sphère politique, sur les possibilités que, dans la pratique artistique et culturelle, il soit possible de développer une conscience critique, et sur le lien entre la dimension collective (la révolution) et la dimension individuelle (la vie quotidienne), alors on aurait évité les désastres du socialisme réel. Tout ceci ne veut pas dire que, surtout au cours des années immédiatement après la Révolution d’Octobre, Trotsky n’ait pas défendu des positions à la fois ambigües et graves. Il suffit de penser ã sa justification de l’exil forcé imposé à l’écrivain dissident Mikhaïl Artsybachev, décision prise par le gouvernement bolchévique [4]. Selon Trotsky, « le bien de la révolution est pour nous la loi suprême » [5], et par conséquent quiconque la mettait en discussion devait « justement » être soumis à la répression, en l’occurrence l’exil [6].
Quelques années plus tard, comme nous le savons, ce sera Trotsky qui sera, ã son tour, victime d’un odieux exil. C’est cela, également, qui influa sur ses vues par rapport à la question de la dissidence politique. Mais même au cours de la période la plus controversée, lorsque Trotsky occupa des fonctions dirigeantes centrales au sein du pouvoir soviétique, ses positions sur la culture furent toujours les plus avancées dans la sphère du bolchévisme. C’est lui, par exemple, qui s’opposa le plus fortement aux idées des « napostovicy », [écrivains regroupés autour de la revue Na Postou [« En garde »], défendant une conception extrêmement étroite et « partisane » de la littérature] selon lesquels les auteurs devaient se plier aux canons d’une soi-disant « littérature prolétarienne ». Il s’agissait d’une position que Trotsky jugeait d’autant plus erronée qu’une telle littérature, selon lui, n’existait pas. C’est en ce sens d’ailleurs qu’il s’adressa de façon très sarcastique ã Liéliévitch, le directeur de la revue en lui répondant :« ‘Par littérature prolétarienne, j’entends une littérature qui regarde le monde avec les yeux de l’avant-garde’, etc. Voilà ce que dit le camarade Léliévitch. Définition excellente, que nous sommes prêts ã adopter. Cependant, il faudrait nous donner non seulement une définition, mais aussi la littérature. Où est-elle ? » [7].
Pour Trotsky donc, il n’y avait aucun sens ã subordonner la créativité artistique aux exigences d’un parti ou d’un gouvernement. Il considérait également qu’aucun Comité Central du Parti Communiste n’avait ã tracer les orientations thématiques ou stylistiques de la littérature, ce qui sera par la suite la norme sous Staline et Jdanov [8]. Ce n’est pas un hasard si Trotsky fut le seul, parmi les dirigeants bolcheviques ã prendre ouvertement le parti de ceux que l’on appela les [premiers] « compagnons de route ». Ils étaient la cible, pour certains d’entre eux, d’attaques très dures en raison de leur attachement au symbolisme ou à la poésie figurative, de la part des petits bureaucrates, ã commencer par les écrivains médiocres, qui essayaient de consolider leur carrière dans le monde des lettres en ne pouvant fonder leur « talent littéraire » uniquement sur leur fidélité à l’appareil du parti.
Lorsque, par exemple, le poète Sergueï Essenine [9] se suicida, Trotsky, qui le définissait comme « un poète magnifique, si authentique et si vrai », posa la question suivante : « comment est-il possible de critiquer le plus lyrique de nos poètes, que nous n’avons pas su conserver ? ». C’est son lyrisme et ses références au monde paysan et rural qui avaient fait d’Essenine une des cibles de la critique officielle. Trotsky, en revanche, se situait ã des années lumières de certains positionnements manichéens. C’est également ce dont il avait fait preuve, quelques années auparavant, lorsqu’il avait défendu le poète Alexander Blok, décédé en 1921 à l’âge de 41 ans. Blok avait d’abord été un poète chéri par les intellectuels proches de l’aristocratie tsariste. Il était par la suite tombé en disgrâce en raison de son poème « Les Douze », qualifié par ses anciens amis de « poème bolchévique » [10]. Il ne fut cependant jamais vraiment accepté dans les cercles révolutionnaires. On critiquait sa poésie, écrite en bonne partie avant la Révolution de 1917. Ceux qui rêvaient ã une « littérature de parti » qualifiaient son style tour ã tour de symboliste, de mystique ou de romantique. Trotsky avait tort de penser que la partie de son œuvre la plus lyrique ne lui aurait pas survécu. En revanche, c’était un des seuls ã exalter non seulement « Les Douze » mais également ã épouser la thèse de Blok selon lequel il était nécessaire de « rassembler les faits qui me tombent sous les yeux, ã un moment donné, dans tous les domaines de la vie, et je suis sûr que tous ensemble ils forment toujours un accord musical » [11]. Pour Trotsky, cette thèse réfutait l’idée d’une esthétique qui serait auto-suffisante, liant de façon étroite art et vie sociale, une conviction qui sera toujours au centre de ses préoccupations.
Pour Trotsky en effet, l’autonomie, parfaitement justifiée, de la sphère culturelle par rapport à la sphère politique n’a jamais signifié indépendance de l’art par rapport à la dimension sociale (deux choses bien différentes). Il s’agissait, à l’inverse, de pouvoir utiliser la culture comme un instrument capable de mettre en discussion le quotidien tel qu’il se donne ã voir. C’est ce que Trotsky illustrait en disant que « l’art n’est pas un miroir, mais un marteau ». Si l’on tient compte du contexte historique, cette prise de position très audacieuse de Trotsky de l’art comme outil de remise en question culturelle et sociale (développée par la suite, sur un plan plus directement politique, ã travers l’idée de la « révolution permanente ») est à la base de son intérêt pour les mouvements artistiques d’avant-garde de son époque. On pensera bien entendu au futurisme mais également au surréalisme.
Pour Trotsky, « le futurisme russe, ã ses débuts, fut (…) la révolte de la bohème, c’est-à-dire de l’aile gauche semi paupérisée de l’intelligentsia contre l’esthétique fermée, de caste, de l’intelligentsia bourgeoise ». Il constituait « la lutte contre le vieux vocabulaire et la vieille syntaxe de la poésie », ã savoir « une révolte bénéfique contre un vocabulaire étriqué et artificiellement fabriqué afin que rien d’étranger ne vienne le perturber » [12].
Il afficha en revanche à l’égard du surréalisme une adhésion plus enthousiaste au point de créer un réel rapport d’amitié avec un de ses principaux animateurs, André Breton. C’est avec lui qu’il écrivit le « manifeste pour un art révolutionnaire indépendant » [en 1938] [13]. C’est dans ce manifeste que Trotsky et Breton soulignent qu’art et poésie doivent rester parfaitement libres, une conception qui aujourd’hui peut nous sembler parfaitement naturelle (sauf pour certains dirigeants communistes qui ne se sont jamais réellement affranchis de la tutelle stalinienne). Il s’agissait, en revanche, à l’époque, d’une position parfaitement minoritaire [14]. Pour quelqu’un comme Trotsky, le surréalisme ne pouvait provoquer que de la sympathie, d’entrée de jeu, considérant que le mouvement, dès ses débuts, avait mis l’anticonformisme au centre de sa raison d’être. Dans le second manifeste surréaliste, [fin 1929], la question du régime social est posée de façon explicite.
Mais pour Trotsky, la sphère artistique a son importance, par delà son caractère « politique » ou non. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir les pages qu’il a consacrées à la poésie ou à l’art figuratif pour comprendre son intérêt pour les questions formelles ainsi que sur le renouveau esthétique, qu’il considérait comme une grande conquête. C’est en ce sens qu’il écrivait, dans les années 1920, ã propos des futuristes et de leur style, que « la poésie est beaucoup moins une affaire rationnelle qu’émotionnelle, et l’âme qui a absorbé les rythmes biologiques, les rythmes et les combinaisons rythmiques reliés au travail social, cherche à les exprimer sous une forme idéalisée en sons, en chants et en paroles artistiques. Aussi longtemps qu’un tel besoin sera vivant, les rimes et rythmes futuristes, plus souples, plus audacieux et plus variés, constituent une acquisition sûre et valable. Et celle-ci a déjà exercé son influence au delà des groupes purement futuristes. Dans l’orchestration du vers, les conquêtes du futurisme sont tout aussi indiscutables. On ne doit pas oublier que le son est l’accompagnement acoustique du sens » [15].
A la bureaucratie bolchévique qui croyait qu’il fallait combattre les futuristes parce que leurs œuvres étaient « inaccessibles aux masses », Trotsky répliquait que « le Capital de Marx est également inaccessible aux masses. Il est évident que les masses manquent encore de culture et de formation esthétique, et qu’elles ne s’élèveront que lentement » [16]. Sur cet aspect aussi, Trotsky insiste sur la question de l’élévation du niveau culturel du prolétariat. Il s’agit, selon lui, d’une question décisive si l’on veut qu’après avoir changé de mains, le pouvoir ne reste pas la chasse gardée de quelques uns.
Malheureusement, Trotsky connaîtra la défaite sur ce terrain également. Il serait juste, en revanche, de reprendre aujourd’hui les pistes qu’il nous a laissées dans la mesure où elles restent d’une brûlante actualité. Soit dit en passant d’ailleurs, pour qu’on en soit-là , est-ce l’Histoire qui a si peu progressé, ou sommes nous revenus en arrière ?
Cet article n’a pour objet d’aborder toutes les polémiques et les réflexions consacrées par Trotsky ã des artistes et écrivains aussi divers que Cervantes, Wedekind, Pouchkine, qu’il aimait tant, Tolstoï, Boris Pilniak, Nicolaï Kliouïev, Albin Egger-Lienz ou Karl Schulda. Pour cela, nous renvoyons le lecteur ã son magistral Littérature et Révolution.
Nous ne pouvons pas ne pas aborder, cependant, la polémique entre Trotsky et Fiodor Raskolnikov au sujet de la Divine Comédie de Dante [17]. Elle me semble paradigmatique de la pensée de Trotsky vis-à-vis de l’art. Pour Raskolnikov, « ce qui fait la valeur de La Divine Comédie (…) c’est qu’elle permet de comprendre la psychologie d’une classe déterminée ã une époque déterminée ». Pour Trotsky en revanche, « poser la question ainsi, c’est tout simplement effacer La Divine Comédie du domaine de l’art. (…) En tant qu’œuvre d’art, la Divine Comédie s’adresse ã mon propre esprit, ã mes propres sentiments, et doit leur dire quelque chose » [18].
Il me semble que cette petite polémique reflète parfaitement la conception trotskyste de la culture et de l’art. Pour le grand révolutionnaire, la culture est avant tout un phénomène social, qui a besoin de la langue, en tant qu’instrument le plus précieux de communication. Elle doit être récupérée intégralement par celles et ceux qui ne la connaissent pas. Selon Trotsky en effet, « l’assimilation de l’art du passé est donc la condition préalable non seulement à la création du nouvel art, mais encore à la construction de la nouvelle société » [19]. Si l’on fait exception de Gramsci, aucun révolutionnaire à l’époque ne soutenait de telles positions. Leur marginalité explique peut être une des raisons de la défaite du communisme, du moins dans sa version que nous avons connue, ã savoir stalinienne et poststalinienne. Derrière le manque de dialectique culturelle se cache en fait l’absence de dialectique politique, première source de l’autoritarisme qui est, en soi, la négation même de la société socialiste.
Repartir de la question trotskyste de la culture et concevoir la « question culturelle » comme une priorité est peut-être une des manières (la seule ? la principale ?) pour commencer ã repenser une pensée critique, débarrassée de bien de scories héritées du XX siècle et fondée sur un axiome qui nous semble évident et qui l’était déjà pour Trotsky il y a presque un siècle : notre libération, mais aussi notre libération culturelle, ne peut dépendre uniquement de la transformation économique et structurelle de la société. Elle dépend de cette transformation, mais elle doit s’exprimer également de façon complètement autonome, comme une valeur en soi.
Pour poursuivre cette orientation, il faut éviter certains mécanismes traditionnels de la pratique politique qui ont paradoxalement triomphé (entrant dans la tête de beaucoup) et qui provoquent mécaniquement une défaite historique. Pour ce faire, il serait utile de repartir de certaines réflexions et théories de Trotsky, que Maurice Joyeux [20], un grand penseur et militant anarchiste français (par conséquent très éloigné politiquement de Trotsky) a défini en ces termes : « On peut certes discuter les positions politiques de ce dernier, lui reconnaître une certaine responsabilité dans l’évolution du communisme en Russie, mais il est ã ma connaissance le seul marxiste qui se soit refusé ã mettre l’expression littéraire ou artistique à la remorque d’un parti » [21].
Novembre 2010
|