Par Pierre Hodel
Les éditions Rackham ont réédité la bande-dessinée de Joe Sacco sobrement intitulée Palestine. Il s’agit des deux tomes du travail réalisé au début des années 1990 et qui avait valu au dessinateur et auteur maltais vivant et travaillant au Etats-Unis le prestigieux American Book Award, en 1996. Au fil de ces 285 pages qui sortent des canons habituels de ce que l’on appelle les « reportages dessinés » ou également « roman graphique », on (re)découvre la Palestine. Les planches sont le fruit de deux voyages effectués sur place, en Palestine occupée, par Sacco en décembre 1991 et en janvier 1992, à la fin de la première grande période d’Intifada. Il ne s’agit donc pas d’une fiction, et rien ne sera épargné au lecteur.
Le travail de Joe Sacco est un travail qui s’inscrit profondément dans l’Histoire, dans des aller-retours entre Présent et Passé, qui sait construire le contexte permettant de comprendre ce qui l’entoure et ce qu’il décrit. Utilisant des déclarations historiques officielles -telle celle de Golda Meir en 1969 affirmant :« Il n’y a pas de Palestine »- croisant témoignages, documents et recherches historiques, Sacco montre la façon dont le passé continue ã vivre dans le présent, comment la Nakba, le moment fondateur de la création de l’Etat d’Israël sur la base de l’expulsion de leurs terres des arabes palestiniens, se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
C’est sans fard, donc, qu’il assume le fait de représenter le conflit du point de vue palestinien. A la question « Pourquoi avez vous travaillé sur la Palestine ? » Sacco répond : « primo, j’étais un contribuable américain dont l’argent – mon argent – était dépensé pour perpétuer l’Occupation, et deuxio, j’étais diplômé de l’école de journalisme de l’université d’Oregon, atterré de voir la manière minable – dois-je dire détestable ? - dont les journalistes américains traitaient la question ».
Formé au journalisme, incapable d’y trouver une place sérieuse, Sacco a pu faire ce qu’il voulait grâce à la bande-dessinée, en soulignant, à l’encre de chine et en noir et blanc, ce que les « grands reporters » ne montrent plus, ou ne montrent pas, ou n’ont tout simplement jamais montré. Son dessin, sobre, de plus en plus réaliste -très légèrement inspiré du dessinateur underground américain Robert Crumb qui est à l’honneur jusqu’à la mi-août ã Paris dans une superbe rétrospective- sait peindre les visages, les émotions. En n’omettant rien des dires des uns et des autres , sans censure et sans tabou, montrant des Palestiniens se réjouissant des morts Israéliens après un attentat suicide, l’agressivité des enfants ou des colons envers tout ce qui peut être étranger, Sacco crée un étrange recul sur sa propre objectivité en rappelant d’où il parle, citoyen américano-maltais, partisan de la cause palestinienne.
De l’expérience que vivent les Palestiniens, les humiliations, les brimades, les privations, les rapports entre colons et occupés, entre l’armée d’occupation et les militants, Sacco nous fait voir l’oppression, dont on croyait tout savoir, et qui pourtant est bien pire qu’on ne l’imagine. Sacco montre que nos expériences par procuration, essentiellement télévisuelles, ne cernent pas le quart de la réalité. La torture, par exemple, n’est jamais donnée ã voir, au mieux pourra-t-on entendre un témoignage. Les bandes-dessinées de Sacco savent faire autrement. La présence dessinée de l’auteur dans ses propres vignettes rappellent à l’envi qu’il ne s’agit que d’un point de vue mais nous invitent ã réfléchir sur ce que nous voyons. Voilà une belle revanche sur les reportages télévisés, et les images en général, qui voudraient se faire passer pour la réalité, et qui –faute de réflexion et de recul– réussissent à le faire le plus souvent.
Et pourtant qui oserait dire que la réalité échappe ã Sacco ? Comme le souligne das la préface l’intellectuel américano-palestinien Edward Said, décédé en2003, « à l’exception d’un ou deux romanciers ou poètes, personne n’avait aussi bien rendu ce terrible état de faits. » Armé de sa capacité ã douter, de son talent, Sacco éclaire des lieux que plus personne ne veut voir. Les lieux, les militants, les peuples de Palestine, Sacco a voulu les peindre avec un deuxième ouvrage : Gaza 1956.
Qui a jamais entendu parler des massacres de 1956 dans les deux localités de Khan Younis et Rafah commis par l’armée israélienne ? Comment montrer ã voir qu’en 1948 le conflit entre arabes et sionistes durait déjà depuis longtemps, et que le projet sioniste était bien antérieur au génocide des Juifs européenspar les nazis ? C’est ce que fait Jose Sacco dans ses planches.
Élaborée dans le temps, après de longue recherches, des reportages sur le terrain, des photos, des croquis, des notes, l’œuvre de Sacco est riche, détaillée. Mais Sacco ne fait pas dans ces deux albums l’histoire d’une succession de défaites, ou l’histoire des victimes. Il y dresse l’histoire des perdants de l’Histoire, mais qui dans leur résistance manifestent des promesses de victoire ainsi que leur humanité, sans triomphalisme, sans paternalisme, sans mièvrerie.
16/06/12
|