Par Philippe Alcoy
Il nettoie avec patience les verres de ses lunettes. Puis il réfléchi un petit moment et décide d’ouvrir la petite boîte en bois et sort des cloches. Les examine deux ou trois secondes et avec un geste élégant et rythmé commence à les faire retentir. Pas trop fort. Il ne faut pas déranger les vacanciers. Mais il les fait retentir quand même car ce sont des cloches d’alerte ; d’alerte contre « un mal nouveau et contagieux ». C’est ainsi que l’éditorialiste nous prévient du mal qui menace l’Union Européenne en ces temps troubles. Mais ce mal « a un nom : la régression de la démocratie chez certains des membres de l’Union issus du bloc communiste » [1].
En effet, depuis quelques jours plusieurs articles ont été écrits dans les journaux des principales puissances économiques de l’UE sur les « dérives anti-démocratiques » du nouveau gouvernement roumain de centre-gauche (issu de l’Union Sociale Libérale -USL). Celui-ci en quelques jours seulement a effectivement réduit les pouvoirs de la Cour Constitutionnelle, modifié les règles permettant de valider la destitution du président par référendum [2], mis la main sur des secteurs clés de l’appareil d’Etat et fait voter au Parlement la destitution du président Traian Basescu, du Parti Démocrate Libéral (centre-droit -PDL) et rival politique de l’USL. Certains, notamment des dirigeants et commentateurs des pays impérialistes, ont même parlé de « coup d’Etat institutionnel ». Victor Ponta, nouveau premier ministre, s’est même entretenu d’urgence avec José Manuel Barroso qui lui a fait part de ses « inquiétudesconcernant la démocratie roumaine ». Soit dit au passage que les « inquiétudes » de son excellence M. Barroso arrivent avec un peu de retard puisque depuis au moins deux ans l’ancien gouvernement PDL dirigé par Emil Boc a fait passer tout un tas d’attaques, imposées par le FMI et l’UE, contre les conditions de vie des masses sans débat au parlement, grâce ã une procédure dite d’urgence. On peut alors deviner que les « inquiétudes » de M. Barroso et des autres dirigeants impérialistes de l’UE portent sur le fait de savoir si le nouveau gouvernement USL lui sera aussi servile que son prédécesseur du PDL du tandem Basescu-Boc. Mais sur ce point là , Victor Ponta s’est lui-mêmechargé de rassurer « les partenaires européens » : « "J’ai demandé ã M. Barroso de me dire quels étaient les points concrets ã propos desquels il avait des inquiétudes (…) Je lui ai dit : je ne vais pas contester, je ne vais pas me battre avec vous, je vais immédiatement prendre les décisions pour dissiper vos inquiétudes" » [3].
L’USL est arrivée au pouvoir grâce ã un changement de majorité au Parlement fin avril. Cela a fait suite à la perte de popularité de l’ancien gouvernement du PDL ã cause des mesures d’austérité imposées aux masses depuis deux ans et au retournement de veste qui s’en est suivi de plusieurs parlementaires du PDL qui sont passés à l’opposition. Maintenant, l’USL veut, tout comme le gouvernement précédent, créer les conditions favorables pour « gouverner sans entraves », une caractéristique typique des régimes bonapartistes dans les semi-colonies qui en temps de crise ne fera pas l’exception. Par contre, la célérité avec laquelle on a procédé aux différentes réformes répond sans doute à la nécessité de détourner l’attention des masses. En effet, depuis quelques jours on a révélé que le premier ministre V. Ponta a plagié une bonne partie de sa thèse doctorale en droit. Alors que pour les mêmes raisons deux ministres de son gouvernement ont dû démissionner peu de temps avant, Ponta refuse de le faire. Détourner les regards vers le détesté Basescu était devenue une nécessité impérieuse.
Derrière les discours sur la « démocratie », du mépris occidentaliste…
Mais ici ce qui m’intéresse n’est pas tant de faire une analyse de la situation politique et sociale roumaine, ce qui mériterait de s’arrêter un peu plus, mais de montrer le cynisme et l’hypocrisie des réactions dans les pays impérialistes de l’UE. En ce sens, l’édito du Monde du 16 juillet en est un bon exemple, aussi bien de cynisme que de mépris envers ce que l’on appelle avec un certain dédain « les pays de l’Est », cette « arrière coursemi-coloniale » de l’UE.
Comme on a vu plus haut, on commence l’article en mettant en garde contre une menace « nouvelle et contagieuse » qui pèserait sur l’UE et en identifiant bien le vecteur de celle-ci : les pays ayant fait partie du « bloc communiste », ces terres de peuples semi-barbares, aux « valeurs démocratiques » douteuses ou, dans le meilleur des cas, n’ayant appris la « démocratie » que très récemment après l’effondrement des « dictatures communistes » et la « victoire du monde libre ». Ainsi, le nouveau gouvernement roumain, et Viktor Orbán en Hongrie [4], avec leurs « dérives autoritaires » viennent dégrader davantage l’image de l’UE déjà fortement frappé par les conséquences de la crise économique internationale. On peut deviner ce ton même dans le titre de l’édito : « La Roumanie contre l’Europe ? ».
Ensuite, après avoir expliqué toutes les manœuvres antidémocratiques du gouvernement roumain, on nous apprend qu’« ã Berlin, le gouvernement d’Angela Merkel a qualifié ces pratiques d’"inacceptables" » et que leshauts responsables de l’UE « ont fait part de leur "profonde préoccupation". Ils estiment que M. Ponta a "instrumentalisé les institutions" pour faire un coup de force ». On nous dit également que le président Basescu est certes devenu très impopulaire (entre 8% et 12% d’opinion favorable) ã cause des mesures d’austérité qu’il a, sous les ordres de l’UE et du FMI, imposées aux masses roumaines [5], mais que « les Roumains avaient l’occasion de le remercier démocratiquement en 2014, à la fin de son mandat(…) M. Ponta porte atteinte ã ce que l’Europe devrait avoir de plus sacré : la démocratie ». Et pour conclure : « Son comportement [de V. Ponta] remet sur la table la question de la pertinence de l’élargissement de l’UE conduit en 2007 - trop vite, trop désinvolte ».
Mais, puisque l’on parle de démocratie, de dérives antidémocratiques, de « coups de force » et ainsi de suite, pourquoi ne dit-on rien sur un tel Mario Monti, imposé à la tête du gouvernement italien après la chute de Berlusconi [6] par les technocrates de l’UE et des institutions financières internationales ? Ou encore, pourquoi jeter un voile de silence sur le « scandale » et la panique créés parmi les dirigeants européens, ã commencer par le couple « Merkozy », lors de l’annonce de Yorgos Papandréou sur la tenue d’un référendum pour ratifier ou non les mesures d’austérité imposés aux masses en Grèce ? Faut-il rappeler qu’à la suite de ce « pari risqué », Papandréou (qui cherchait en réalité ã améliorer son rapport de forces face à la Troïka) a été remplacé par le banquier Loukas Papadimos, choisi et assis par la Troïka sur le fauteuil de premier ministre de ce pays ? D’ailleurs, ã ce propos on peut citer un conseiller de Merkel qui a orchestré la « démission » de Papandréou et se vantait en déclarant : « on pourrait apprendre une ou deux choses aux néoconservateurs au sujet de changements de régime » [7]. Aussi, on se rempli la bouche avec des jolis mots sur le « respect des processus démocratiques », mais, malgré profondes les différences que j’ai avec SYRIZA [8], aurait-on par hasard oublié que tous les gouvernements impérialistes, notamment celui de Merkel, ont fait campagne contre la formation d’Alexis Tsipras lors des élections du 17 juin dernier ?
En fait, pour cet édito du « journal de référence » les dangers pour « la démocratie européenne » viendraient exclusivement des pays « non-Occidentaux » d’Europe, de ceux qui historiquement n’ont jamais intégré les « valeurs démocratiques ». En effet, il s’agit d’une sorte de réminiscence d’une vieille ruse imprégnée de racisme utilisée par les classes dominantes des pays d’Europe « occidentale » pour, notamment à l’époque de la « guerre froide », créer une barrièreartificielle, une « différence essentielle » entre les travailleurs des pays européens impérialistes (concentrés surtout dans la partie occidentale du continent) et ceux des pays de l’Est du continent. Evidemment, cette division avait très peu de géographique et beaucoup de politique e idéologique : en général dans « l’imaginaire géopolitique des masses » la Grèce, par exemple, n’est absolument pas considérée un « pays de l’Est », alors que géographiquement elle est « très à l’Est ». Cela s’explique sûrement par le fait que la Grèce après la Seconde Guerre Mondiale, au contraire du reste des pays de la région, est restée un pays capitaliste (notamment grâce aux accords secrets de Staline avec les puissances impérialistes, à la trahison des staliniens grecs et au débarquement de troupes anglaises pour empêcher la victoire d’une insurrection populaire) [9].
Mais non, ce ne sont pas des petits bureaucrates bonapartistes à la tête de tel ou tel pays de « l’arrière cour » de l’impérialisme européen qui constituent le principal danger pour la « démocratie ». C’est avant tout l’impérialisme et ses crises qui constituent une menace permanente non seulement pour cette « démocratie pour les riches », mais pour l’existence même de millions d’êtres humains. C’est avec la complicité ouverte ou masquée de l’impérialisme que les gouvernements antipopulaires et réactionnaires prennent le pouvoir, et y restent, dans telle ou telle semi-colonie. En ce sens, l’UE loin de représenter un « idéal de démocratie », comme on prétend nous faire croire, c’est un instrument de la domination et de l’oppression de l’impérialisme sur les travailleurs et les masses de la périphérie capitaliste ; son élargissement aux pays de l’ex « bloc soviétique » en Europe Centrale et de l’Est n’était guidé que par la soif du profit rapide et sûr. Avec l’approfondissement de la crise économique capitaliste, l’impérialisme sera prêt ã tout pour sauvegarder ses privilèges, même ã passer outre les règles de son propre régime parlementaire [10].
17/7/2012
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