Par Violeta Bruck et Javier Gabino [1]
En 2010 un court-métrage sur la révolte de la jeunesse grecque et l’assassinat d’Alexis Grigoropoulos, September Seeds, signé Chris Marker, paraît sur internet. Largement diffusé, le film fait polémique. Certains pensent que l’auteur est réellement Chris Marker. Pour ‘autres, il s’agit de la signature collective de jeunes vidéastes grecs. Marker, de son côté, n’a jamais rien dit, le plus important étant la lutte en Grèce, et peu importe qui aurait édité les images.
Dans Le fond de l’air est rouge, réalisé en 1977, sur la base de différents fragments filmés et glanés au hasard des processus révolutionnaires aux quatre coins du monde, Marker souligne que les véritables auteurs de ce films sont les innombrables cameramen, ingénieurs du son, témoins et les militants, dont le travail s’oppose de façon systématique ã celui du pouvoir et dont les images ne s’effaceront jamais de notre mémoire. Chris Marker travaillait et réfléchissait en fonction des propositions les plus avancées de son époque, car sa logique de travail était bien plus avancée que celle-ci.
Au début des années 1970, des réalisateurs chiliens contactent Chris Marker, qui avait connu le Chili avec Costa-Gavras, pour lui demander s’il voulait les soutenir dans la réalisation d’un film documentaire sur la révolution chilienne. Patricio Guzmán, un des jeunes réalisateurs, racontera plus tard qu’ils ne s’attendaient pas ã avoir une réponse. Elle est leur est effectivement parvenue très vite, et très concrètement. Dans plusieurs témoignages, Guzmán a dit combien, plusieurs fois pendant le tournage, ils ont senti l’élan du processus révolutionnaire, mais aussi l’engagement de Marker et son courage. Ils ne voulaient pas le « décevoir ». Fini quelques années plus tard, en exil, La Bataille de Chili a eu le succès que l’on sait.
Ces quelques « anecdotes » nous permettent de saisir le « personnage Chris Marker ». Sa pratique remet en question l’institution de « l’artiste » et du « réalisateur », deux définitions qu’il récusait comme autant de caricatures de « l’artiste par excellence ». Accusé de cultiver le mystère (quasiment aucune photo n’a été publiée de lui) il toujours répondu que celui qui refuse de passer à la télé est accusé de cultiver le mystère. Et qu’alors, il valait mieux laisser les choses en l’état. là où le marché cherche ã imposer une concurrence dans la production, sa logique de la réalisation audiovisuelle proposait la collaboration la plus désintéressée. là où le marché pousse à la défense de la « propriété intellectuelle » des images, il voyait un bien social construit collectivement.
Cet article n’a pas pour objet de dresser une liste de ses films ni d’être un obituaire. On se contentera simplement d’attirer l’attention des camarades et des militants les plus jeunes sur son œuvre de façon ã ce qu’elle soit connue, vue et diffusée. C’est sans doute le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre.
Marker s’est intéressé aux principaux conflits du XXème siècle. En 1953, un de ses premiers documentaires, Les statues meurent aussi, dénonce le colonialisme français en Afrique, raison pour laquelle Marker commence ã fréquenter la censure. Il collabore également ã Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais, un des plus beaux documentaires sur le nazisme contre lequel Marker avait d’ailleurs résisté pendant la guerre.
En quête des traces que la révolution laisse dans le monde, il voyage un peu partout et tourne en Chine, en Russie et ã Cuba. Il réalise une incursion dans la fiction avec La jetée, un court-métrage dans lequel il forge un langage propre, sorte de roman-photo fait de photomontage centré sur une histoire futuriste et avec lequel il acquiert une stature internationale, le film étant salué unanimement par la critique.
Dans les années 1950 il rejoint le groupe de cinéastes de « La rive gauche » aux côtés d’Alain Resnais, d’Agnès Varda et d’autres réalisateurs amis. Depuis cet espace, ils vont réfléchir sur le cinéma et le langage et sur son rapport avec le monde social et politique.
Dans les années 1960, Marker participe ã plusieurs expériences collectives de cinéma politique. En 1967, c’est un des promoteurs du film collectif Loin du Vietnam, film composé de plusieurs court-métrages réalisés par différents cinéastes, de Joris Ivens en passant par Claude Lelouch, Jean-Luc Godard ou William Klein, regroupés pour condamner l’agression impérialiste.
C’est cette même année qu’il connaît le réalisateur russe Alexandre Medvedkine. A partir de cette rencontre, ils ont l’initiative de baptiser du nom de « Groupes Medvedkine » les collectifs de cinéma politique qui filmeront les conflits ouvriers les plus importants d’avant, pendant et d’après les évènements de Mai 68. L’expérience de Medvekine, qui avait fait partie de l’armée Rouge et qui après la révolution avait développé le « Cinétrain » afin de parcourir le vaste territoire soviétique, pour raconter la vie des ouvriers et des paysans, est source d’inspiration pour ces jeunes cinéastes. Les groupes développés par Marker étaient constitués de jeunes réalisateurs et ouvriers de différentes entreprises. Leurs films documentaires étaient diffusés par des canaux alternatifs, étaient l’objet de débats et ont permis de montrer ce monde du salariat, occulté dans la plupart des productions cinématographiques.
En 1977, Marker réalise Le fond de l’air est rouge. Ce travail exceptionnel de montage d’images d’archive montre la force et les contradictions des révoltes et révolutions « des années 1968 ». Le regard proposé élargit celui du spectateur et permet de poser différemment un certain nombre de questions politiques. Le film montre ainsi les luttes ouvrières et étudiantes en France et le rôle du PCF, l’internationalisme et l’impact de la mort du Che, avec un Mario Monje, dirigeant du PC bolivien, expliquant pourquoi les communistes ne l’ont jamais soutenu, les images des tanks soviétiques au cours du printemps de Prague combinées ã celles d’un Fidel Castro essayant d’expliquer pourquoi il faut soutenir « d’une façon ou d’une autre » l’intervention soviétique. On découvre également comment Castro pose la nécessité de « l’institutionnalisation » de la révolution, que Marker associe de façon critique à la « stalinisation » du régime avec l’image d’un congrès du PC cubain singeant de façon caricaturale bureaucratie soviétique.
Dans Le tombeau d’Alexandre on retrouve la critique du stalinisme. Ce film sur la vie de Medvedkine montre les contradictions, les poursuites et la censure auxquelles devaient faire face les plus grands cinéastes soviétiques. Le film confronte l’élan créatif de la Révolution russe à l’indigence du réalisme socialiste stalinien. Réalisé en 1993, le film finit par des images de la chute du mur de Berlin. Loin de valider les lieux communs réactionnaires sur la « fin des idéologies » caractéristiques de l’époque, les images mettent au contraire l’accent sur l’espoir pour que les nouvelles générations puissent apporter quelque chose au cinéma du point de vue de ces « derniers bolcheviks ».
Comme nous l’avons dit, Chris Marker n’aimait pas apparaître publiquement. Il se montrait ã partir de ce qu’il faisait. Agnès Varda, son amie, l’a interviewé dans ses mémoires filmées et l’a représenté comme un chat, avec la voix d’une étrange machine. Malgré l’énorme reconnaissance de la critique, ses films n’ont jamais été diffusés massivement. Films d’agitation et de dénonciation le plus souvent, son œuvre, belle et intense, faite d’histoires ouvrières et de révolutions, nous intéresse au premier chef en tant que militant-e-s trotskystes.
Mais son œuvre est loin de se réduire ã ces deux axes. Il suffit de penser ã des films comme Sans soleil (1983), qui va au-delà du documentaire et explore la mémoire en plus de représenter un travail novateur au niveau du montage et de la mise en fiction. En 1997, il réalise Level 5, film qui s’appuie très largement sur la technologie numérique, alors qu’il a déjà 76 ans. Il poursuit par la suite son exploration de la création audiovisuelle ã partir de nouveaux formats de CD et DVD interactifs, comme dans Inmemory par exemple. Mais tout ceci n’est qu’un aspect partiel de son œuvre.
Vertov, réalisateur soviétique qui a pensé les dispositifs interactifs avant qu’ils n’existent, avait pour habitude de dire que « le champ visuel, c’est la vie ; le matériel de construction pour le montage, c’est la vie ; les décors, c’est la vie ; les artistes, c’est la vie ».
Par la suite, en raison d’une polémique qui l’accusait de ne pas être suffisamment accessible aux masses, il répondait : « tout en admettant qu’il y aurait quelques travaux difficiles ã comprendre, doit-on en déduire qu’il ne faut plus réaliser le moindre travail sérieux, la moindre recherche ? Si les masses ont besoin de brochures d’agitation faciles à lire, doit-on en déduire qu’elles ne peuvent pas lire les articles d’Engels ou de Lénine ? Vous avez peut-être parmi vous un Lénine du cinéma et vous l’empêchez de travailler sous prétexte que les produits de son activité sont nouveaux et incompréhensibles... ».
Chris Marker, l’agitateur, le philosophe de la mémoire, le jeune explorateur des nouvelles technologies est décédé. C’est un des meilleurs cinéastes du XXIème siècle qui nous a quittés.
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