Par Santiago Lupe [1]
Début août, de façon ã protester contre la crise, la corruption et la dégradation des conditions de vie dans l’Etat espagnol et plus particulièrement dans le Sud de l’Etat espagnol, des militant-e-s du Syndicat Andalou des Travailleurs (SAT) ont pris d’assaut deux supermarchés Carrefour et Mercadona ã Arcos de la Frontera, dans la province de Cadix, et ã Ecija, dans la région de Séville. Immédiatement les projecteurs se sont tournés vers Marinaleda, petite commune d’Andalousie dont le maire, Juan Manuel Sánchez Gordillo, est à l’origine de ces deux « expropriations ». A la tête de la commune depuis 1979 et élu au Parlement andalou sur la liste de Izquierda Unida (IU) depuis 2008, Certains médias n’ont pas hésité ã parler de « Révolution Gordillo » pour décrire les deux expropriations. Mais qu’en est-il, réellement, de cette « Révolution », de la stratégie politique défendue par le CUT (Colectivo Unidad de los Trabajadores) auquel est lié le SAT, mais aussi de « l’utopie anti-crise d’Andalousie » que serait la petite commune « autogérée » de Marinaleda ? [2]
Gordillo, le SAT et plusieurs militants de ce syndicat sont aujourd’hui l’objet d’une campagne de criminalisation animée par le Parti Populaire de Mariano Rajoy (droite), actuellement au gouvernement, et soutenue par la plupart des médias. Ceux-là mêmes qui comptent dans leurs rangs des corrompus avérés comme Francisco Camps, ancien dirigeant de la Communauté de Valence, accusé de malversation, qui discutent aimablement avec d’authentiques voleurs comme Mario Conde, condamné dans le cadre du scandale Banesto dans les années 1990, qui se sont félicités du sauvetage des banques et des entreprises ã grand renfort d’argent public, les voilà qu’ils se plaignent des « expropriations » symbolique des supermarchés. Évidemment, ces messieurs ont peur que ces manifestations animées par les ouvriers agricoles et les militants du SAT soient un mauvais exemples pour les centaines de milliers de chômeurs et de travailleurs qui subissent les conséquences de la crise et qui pourraient bien décider de se lever et de commencer à lutter pour résoudre une bonne fois pour toutes les problèmes de logement, de cherté de la vie, de chômage et de licenciements auxquels nous avons ã faire face partout dans l’Etat espagnol.
C’est pour toutes ces raisons qu’il est temps de se mettre en ordre de bataille contre cette offensive réactionnaire. Il faut mettre en place une grande campagne contre la répression partout dans le pays, pour lutter contre la montée répressive qui s’exprime aujourd’hui contre le SAT mais qui vise l’ensemble du mouvement social, ã commencer par les mineurs du Nord du pays, qui ont été à l’origine d’une lutte sans précédent au printemps et cet été [3], mais qui vise également les militants séparatiste basques ou le mouvement étudiant.
Au fil cet article, nous voulons ouvrir un débat avec la stratégie défendue par la CUT-SOC, le Collectif pour l’Unité des Travailleurs, l’organisation politico-sociale que dirige Gordillo [4]. Plus encore après les opérations menées contre les supermarchés cet été, il s’agirait, pour beaucoup de militants ouvriers et de jeunes camarades, d’une véritable alternative anticapitaliste, voire même révolutionnaire. C’est l’occasion de regarder de plus prés si le programme et la stratégie du CUT-SOC vont dans le sens d’un changement révolutionnaire qui soit en capacité de résoudre les problèmes des ouvriers andalous et de l’ensemble des travailleurs et des secteurs populaires ou si, au contraire, le CUT-SOC utilise la mobilisation sociale pour « élargir le champ des possibles », créer une sorte d’espace à la « gauche du possible », sans jamais pour autant sortir du cadre du système capitaliste.
Aux origines du SOC et du CUT
Le SOC plonge ses racines dans une longue tradition de luttes des travailleurs agricoles et des journaliers andalous. Il s’agit d’un des principaux syndicats animés dans les années 1970 par le Parti du Travail d’Espagne (PTE), une organisation d’orientation maoïste et qui avait fédéré ses différentes branches syndicales au sein de la Confédération des Syndicats Unitaires des Travailleurs (CSUT) en 1977. A la gauche du PC espagnol pendant les dernières années de la dictature franquiste, le PTE s’est opposé au Pacte de la Moncloa [5]de 1977 mais a tout de même soutenu la Constitution de 1978 et a fini par se dissoudre en 1981. Une partie de ses militants a continué ã militer dans le mouvement ouvrier. Les plus radicaux l’ont fait dans les organisations de la gauche syndicale, et, dans le cas de l’Andalousie, notamment dans le SOC et le CUT, avec d’autres militants, issus notamment du mouvement libertaire ou du catholicisme de gauche.
Occupations des propriétés, promotion du « municipalisme de base » (avec des assemblées citoyennes décidant de la tenue des affaires publiques), coopératives de travail et de logement pour combattre le chômage, voilà les marques de fabrique du CUT-SOC. Ses militants dirigent ainsi plusieurs villes Andalousie, notamment dans la province de Séville. Marinaleda, petite commune de 3.000 habitants, est souvent montrée en exemple
Le binôme SOC-CUTs’inscrit dans la continuité de la ligne stratégique du PTE. Il s’agissait à l’époque de s’appuyer et de développer la mobilisation sociale en tant qu’instrument de pression pour conquérir des droits démocratiques et sociaux, mais toujours dans le cadre du système capitaliste dont le dépassement historique était reporté ã un futur indéterminé selon la logique ã deux temps, étapiste, bien rodée chez les maoïstes. Cette stratégie pouvait se résumer dans la formule « mobilisation-pression-réforme » et s’apparente directement ã celle du réformisme de gauche, par-delà les symboles et le recours ã une rhétorique révolutionnaire dont sont coutumiers les dirigeants du CUT-SOC [6].
Révolution ou réformisme de gauche ?
Alors bien sûr, l’orientation du CUT, du SOC et du Syndicat Andalous des Travailleurs (SAT, créé ã partir de 2007 pour élargir l’offre syndicale en direction d’autres secteurs ouvriers de l’industrie et des services) est bien différente de la politique du « syndicalisme de démobilisation » pratiquée par les directions bureaucratiques de Commissions Ouvrières (CCOO) et de l’UGT, les deux principales centrales syndicales espagnoles. Son orientation s’est également démarquée de celle d’Izquierda Unida, à laquelle le CUT est partie prenante néanmoins, notamment ã un moment où IU cherche par tous les moyens ã devenir un partenaire de gouvernement pour les socialistes espagnols du PSOE, notamment au sein des gouvernements régionaux. Ce sont les principales raisons pour lesquelles, pour beaucoup de militants combatifs, le SAT apparaît comme une espèce d’alternative à la politique criminelle des Toxo et Méndez, les deux principaux dirigeants de CCOO et de l’UGT. C’est également la raison pour laquelle le CUT peut apparaitre comme une sorte d’alternative politique face aux louvoiements d’un Llamazares ou d’un Cayos Lara, tous deux dirigeants d’IU et qui incarne tout son opportunisme. C’est en ce sens que Sánchez Gordillo peut apparaître comme une alternative à la politique menée Diego Valderas, vice-président « communiste » de la région Andalousie, et ã ce titre co-responsable de l’application des plans d’austérité, et ce même si Gordillo est élu au parlement régional sur les listes d’IU...
Face ã une IU qui apparaît de plus en plus comme un partenaire ã part entière du PSOE, le CUT déclare vouloir rester fidèle à l’IU des origines. Pour le CUT, les mouvements sociaux, y compris les actions déterminées ou remettant partiellement en question la légalité bourgeoise (dans le cas des occupations de terre par exemple), ne sont là que comme des instruments de pression, afin pour « d’élargir le champ des possibles », et restent le plus souvent cantonné au plan local. Ainsi, tout en ayant obtenu la mise en place de certaines revendications dans les villes qu’il contrôle, la stratégie du CUT ne pose pas la question d’un mouvement généralisé des travailleurs et des secteurs populaires pour en finir avec le régime politique et le système d’exploitation capitaliste. Dans ce cadre, la force des travailleurs sert ã participer ã des manifestations « symboliques », plus ou moins « pacifiques », mais toujours dans le cadre du capitalisme.
Dans une région comme l’Andalousie où 2% de la population contrôle encore la moitié des terres agricoles, l’exemple de l’occupation récente des terres de Cayetano Martínez de Irujo est assez révélateur. Après les déclarations de « Monsieur le comte de Salvatierra » qui avait qualifié les ouvriers andalous de « fainéants », le SAT a occupé ses terres en décembre 2011. Le conflit cependant s’est conclu par un simple accord entre le noble et le maire de Marinaleda. Martínez de Irujo s’engageait, par le biais d’une de ses entreprises, ã commercialiser certains produits issus des coopératives municipales contrôlées par le SAT. C’est cette même logique que le SAT défend dans le cadre des « marches ouvrières andalouses ». Tout en s’appuyant sur des méthodes plus ou moins radicales, avec des actions coups de poing ou des occupations de grandes propriétés, le SAT et son bras politique, le CUT, défendent avant tout l’amélioration des subventions agraires aux petits paysans, un SMI [équivalent espagnol du SMIC]de 1000 euros, un salaire social, l’arrêt des expulsions, des licenciements et de l’austérité. Toutes cesrevendicationssont justes, mais elles sont loin de constituer un programme pour faire payer la crise aux capitalistes, car elles ne touchent ni aux profits ni à la propriété privée des grands propriétaires fonciers, des patrons ou des banquiers.
Izquierda Unida, du côté des travailleurs ou des gouvernements régionaux pro-austérité ?
L’autre écueil est que le CUT n’a toujours pas rompu avec IU, y compris après l’intégration d’IU-Andalousie au gouvernement régional de José Antonio Griñán, un gouvernement qui mène, au niveau de la Communauté autonome, une véritable guerre contre les classes populaires. En fait le CUT souhaite « gauchir » IU, avec l’illusion qu’elle redevienne une formationréformistede gauche, qu’elle n’entre pas dans des gouvernements qui appliquent des contre-réformes, et ce afin de revenir au bon vieux temps d’IU, lorsqu’elle était dirigée par Julio Anguita, dans les années 1990, ou à l’époque des grandes manifestations contre l’OTAN des années 1980. L’objectif n’est rien d’autre que de recréer une médiation réformiste de gauche, actuellement en crise en raison de droitisation d’IU ces dernières années [7]. Il s’agirait d’une IU plus ã gauche qu’aujourd’hui et moins « gestionnaire », mais toujours aussi « gestionnaire » en revanche des mobilisations sociales : sur la gauche, pour obtenir des réformes, mais aussi sur la droite, pour éviter que ces mêmes mobilisations ne débordent du cadre fixé par le capitalisme espagnol, renouant ainsi avec le rôle du PC dans les années 1970 qui a tout faite pour désamorcer la montée ouvrière et populaire mais aussi, plus dramatiquement encore, lorsque le PC a orchestré l’écrasement brutal de la révolution espagnole en 1937.
Le plus paradoxal dans toutes les actions menées par le SAT cet été, c’est que c’est IU qui est en train de tirer les marrons du feu. Gordillo, qui est député régional d’IU, permet ã cette même formation de se refaire une virginité, d’essayer de regagner du terrain au sein des classes populaires et des travailleurs. Le fait que Gordillo continue ã être élu IU, tout comme le fait que les actions du SAT n’aient pas pour cible le gouvernement pro-austérité d’Andalousie, entretient l’idée qu’IU serait une force politique qui est du côté des travailleurs. Ce n’est pas un hasard si un autre député d’IU, Victor Casado, élu d’Estrémadure, dit vouloir s’inspirer de la « Révolution Gordillo », alors que IU a facilité, dans cette autre région pauvre du Sud de l’Espagne, l’arrivée au pouvoir de la droite à la tête de la Communauté autonome après les élections de 2011…
Pour un parti révolutionnaire des travailleurs
La crise capitaliste réactualise les possibilités pour que les travailleurs et la jeunesse soient les protagonistes des processus révolutionnaires ã venir. Cela implique de se préparer si nous voulons gagner. L’histoire des révolutions du XXème siècle nous montre l’énorme obstacle qu’ont signifié les organisations staliniennes et réformistes, qui ont mené les travailleurs droit au mur. Même si parfois le renforcement de ces organisations peut exprimer une certaine évolution ã gauche d’une fraction plus ou moins importante du monde du travail, leur recomposition et leur renforcement, même lorsqu’elles repeignent en rouge leur programme ou gauchisent leur discours, sont un obstacle pour la mise en place d’une stratégie révolutionnaire visant ã faire plier les capitalistes et détruire leur État. IU, comme avant elle le PC de Santiago Carrillo, est un obstacle dans la lutte pour renverser le régime de 1978 et en finir avec l’exploitation capitaliste.
Il est indispensable que les travailleurs et nos organisations maintiennent leur indépendance politique vis-à-vis de ces partis réformistes, car ils ne sont que l’aile gauche du régime. S’opposer ã tout « embellissement » d’IU signifie également exiger des dirigeants du SAT qu’ils rompent définitivement avec ce parti et mener une campagne résolue contre le contre le gouvernement du PP au niveau de l’Etat espagnol, bien entendu, mais également contre le gouvernement du PSOE-IU en Andalousie. Pour Clase contra Clase, il est central que le monde du travail commence ã construire son propre outil politique, un parti des travailleurs révolutionnaire, ne cherchant pas ã reproposer les vieilles recettes du réformisme, plus ou moins gauchies, mais renouant avec une stratégie et un programme révolutionnaires. L’enjeu n’est pas de réformer ou de gauchir IU, ni même de construire un nouveau regroupement avec un programme ã gauche d’IU mais ne se proposant pas la révolution sociale comme horizon stratégique, à l’image de ce que défend par exemple En Lucha [8]. Les meilleurs éléments du mouvement ouvrier, de la jeunesse, les meilleurs éléments du mouvement ouvrier agricole andalou doivent relever le défi, commencer ã mettre en place une organisation qui cherche ã combattre les illusions vis-à-vis du réformisme parmi les travailleurs, la seule façon afin de seréorganiseravec une stratégie et un programme qui puisse nous amener à la victoire.Ce programme, il devra poser clairement la question de l’expropriation des patrons et des banquiers, mais également l’expropriation des grands propriétaires fonciers du Sud de l’Etat espagnol, avec comme objectif l’établissement d’un gouvernement des travailleurs.
C’est aux capitalistes de payer la crise !
Clase contra Clase soutient toutes les mesures de lutte et les revendications parfaitement légitimes défendues les travailleurs et les ouvriers agricoles du SAT. C’est avant tout à l’ensemble de l’extrême-gauche, du mouvement ouvrier, des organisations de jeunesse et des organisations démocratiques de mener une campagne contre la répression et la criminalisation dont ils sont les victimes. Parallèlement néanmoins, nous sommes persuadés qu’il est nécessaire de défendre un programme qui ne soit pas limité à la défense des acquis qui sont en danger aujourd’hui en raison de l’austérité. Le caractère historique de cette crise nous montre qu’il est plus indispensable que jamais que les travailleurs défendent et luttent pour un programme qui remette en cause la propriété et les intérêts des grands capitalistes.
La question de la terre en Andalousie et en Estrémadure ne pourra être résolue sans poser la question de l’expropriation, sous contrôle des travailleurs, de l’ensemble des grands domaines et des grandes propriétés.
Le chômage de masse qui touche tous les travailleurs, en particulier ceux du Sud de l’Etat espagnol, ne peut être résolu si ce n’est ã partir de la répartition des heures de travail sans perte de salaire et avec la nationalisation et la mise en place du contrôle ouvrier de toutes les entreprises qui ferment ou licencient.
Les problème de logement, d’expulsion et d’endettement des familles populaires n’ont pas non plus de solution sans avancer vers la nationalisation des banques et des grandes entreprises, leur mise sous contrôle par les salariés et les comités d’usagers, et ce afin d’en finir avec le racket des établissements de crédit, les expulsions et pour maintenir et améliorer l’ensemble des services publiques, ã commencer par la santé et l’éducation.
Il s’agit de se battre pour un programme ouvrier d’urgence qui ne sera appliqué bien entendu ni par le gouvernement du PP ni même par le gouvernement PSOE-IU en Andalousie, tous deux partisans de faire payer la crise aux travailleurs et aux couches populaires. La bataille pour ces revendications doit servir au renforcement de l’organisation ouvrière, la mise en place d’organismes ã même d’unifier chômeurs, précaires, salariés en CDI, travailleurs immigrés, avec ou sans papiers, et ce afin de construire la base d’un pouvoir visantà renverser par la voie révolutionnaire ce régime pourri et instaurer un gouvernement des travailleurs basé sur les organismes de démocratie directe des masses et des secteurs populaires. Un tel programme est indissolublement lié à la lutte pour une révolution ouvrière et socialiste.
Encore une fois, Clase contra Clase soutient la lutte des travailleurs et des ouvriers agricoles du Sud de l’Etat espagnol. Nous sommes néanmoins persuadés de la nécessité de lutter pour un programme réellement ouvrier et révolutionnaire, une perspective diamétralement opposée à la logique de « mobilisation-pression-réforme » défendue par Sánchez Gordillo et le CUT. Si une fraction du prolétariat andalou, qui plonge ses racines dans une tradition de lutte et de radicalité, s’appropriait ce programme, cela constituerait un grand pas en avant pour l’ensemble du mouvement ouvrier de l’Etat espagnol. Cela permettrait également que la lutte des travailleuses et des travailleurs andalous devienne une alternative, et non pas seulement en termes de méthodes, à la politique de conciliation de la bureaucratie syndicale ; une alternative politique au programme et à la stratégie qui réduit la lutte ouvrière ã être un simple outil de pression sur le gouvernement en place.
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