Par Paul Tanguy
Le Musée Jean Tinguely de Bâle, en Suisse, organise jusqu’au 14 octobre une rétrospective complète consacrée au révolutionnaire soviétique Vladimir Tatlin (1885-1953), une occasion pour passer en revue quelques-unes des principales œuvres du grand artiste, connu principalement pour avoir été à l’origine du fameux « Monument à la Troisième Internationale ».
Cela faisait plus de vingt ans qu’une telle exposition n’avait pas été organisée et « Tatlin, un nouvel art pour un monde nouveau » présente un large éventail des œuvres de l’artiste d’avant-garde russe, dont la vie et la production sont étroitement liées aux débats et aux discussions sur la vie, l’art et la révolution d’avant et après Octobre 1917.
En voyage…
Né ã Kharkov, en Ukraine, en 1885, Tatlin s’embarque très jeune comme mousse et commence ã bourlinguer, un peu à l’image d’autres artistes qui lui sont contemporains et s’enthousiasmeront également pour le bolchévisme, à l’image de Jack London ou Panaït Istrati. Entre deux escales sur la Mer noire, en Turquie, puis en Grèce ou en Afrique du Nord, il joue de la musique (Tatlin était un éminent joueur de bandura, sorte de luth ukrainien traditionnel ã cinquante cordes), mais surtout, il peint. D’abord des icônes orthodoxes, puis des toiles. Fasciné par la peinture d’avant-garde de son époque, ã commencer par le fauvisme et le cubisme, il ne peut résister à l’attrait de Paris où nombre de peintres ont élu domicile avant la Première Guerre mondiale. C’est dans la capitale française qu’il rencontre Pablo Picasso en 1914, avant de s’établir ã Moscou. De retour en Russie, il collabore (avant de rompre avec grand fracas) avec un autre grand peintre russe, Kazimir Malévitch. C’est de cette période notamment que date un certain nombre d’huiles d’inspiration très « début de siècle », où les corps nus décomposés et les moussaillons (qui ne sont pas sans rappeler ceux du cuirassé Potemkine ou de Kronstadt) occupent un espace très important, comme en témoigne le fameux Portait de marin, de 1912.
Tatlin, Portrait de marin, 1912
Les « contre-reliefs » : du bois et du carton au service de la Révolution
Mais rapidement la peinture, le chevalet et la toile semblent ã Tatlin un carcan trop étroit pour s’exprimer pleinement. Influencé par les collages d’un Picasso, n’hésitant pas ã recourir au carton, au bois et autres matériels recyclés recueillis au fil de ses errances ã Montmartre, Tatlin commence ã travailler ã des sculptures, persuadé qu’il « faut mettre l’œil sous le contrôle du toucher ». Bientôt, ces volumes vont donner lieu ã ce que Tatlin va appeler des « contre-reliefs », dont beaucoup sont exposés ã Bâle. La surface de la toile sur laquelle il s’était exprimé jusqu’alors explose. Tatlin colle, assemble, soude, noue. Tout y passe : des filins, des ficelles, des panneaux de bois, des échardes, des bristols, du carton.
Tatlin, Contre relied d’angle, 1914
Ces structures d’angle ne sont pas sans rappeler les matures des bateaux sur lesquels il avait navigué, mais l’intention du peintre à leur égard est en réalité beaucoup moins figurative que révolutionnaire. En effet, en créant ces « contre-reliefs », Tatlin choisit de rompre radicalement, non seulement avec l’académisme, mais également avec une conception de l’artiste-créateur isolé. Il ne signe aucune de ses créations et utilise la troisième personne du singulier pour les présenter. C’est sa manière à lui d’incarner la « révolte des objets et des choses » à laquelle son contemporain, le poète Maïakovski, appelait de ses vœux et que Tatlin décide de reprendre.
Tatlin entend recourir à l’abstraction totale afin d’épurer l’art de ses signifiés allégoriques et symboliques. L’enjeu, pour lui comme pour les artistes et intellectuels de la Russie prérévolutionnaire qu’il fréquente, est de réduire le matériel artistique ã ses valeurs purement sémantiques, de façon ã s’opposer à l’aliénation et au caractère marchand de l’art sous le régime capitaliste.
Octobre et la Troisième Internationale
Après 1917, il participe avec enthousiasme au bouleversement révolutionnaire en cours, en travaillant au service du nouveau régime soviétique, comme enseignant, mais également en continuant ã poursuivre ses recherches sur l’art. C’est ã ce moment-là qu’il présente son projet monumental, véritable mythe de l’architecture constructiviste soviétique d’avant-gardeet qui est au centre de la rétrospective du Musée Tinguely : le Monument à la Troisième Internationale. Son projet de tour de quatre cent mètres de hauteur ne verra jamais le jour autrement qu’à travers plusieurs modèles réduits et dont deux sont exposés au cœur de la rétrospective, avec leurs poulies, engrenages et axes grinçants, car la tour, telle qu’elle était conçue, devait évoluer autour de son axe.
Tatlin avec un assistant devant la maquette du monument a la III Internationale
Le Monument à la Troisième Internationale devait être est une sorte de grand fuselage d’acier conique incliné au centre duquel plusieurs volumes (cube, pyramide, cylindre, et demi-sphère) devaient tourner autour d’un seul et même axe, ã des vitesses différentes. Ils incarnent ainsi les syncopes et les contretemps de l’art de la révolution sociale que les bolcheviks entendent systématiser et orchestrer ã travers une nouvelle Internationale, après la faillite de la social-démocratie en août 1914 et la victoire de la révolution d’Octobre. Le projet est des plus ambitieux. Avec un esprit un peu bravache, ses quatre cents mètres doivent dépasser la Tour Eiffel, cette même tour que Vladimir Maïakovski appelle ã se mutiner et ã rejoindre la Russie des soviets dans son recueil de poèmes Paris, publié ã peu prés à la même époque, en 1925 [1]. La Tour doit enjamber la Neva, ã Petrograd, et être, selon les termes de Viktor Chklovski, un monument « d’acier, de verre et de révolution ».
Le cube, se trouvant ã sa base, et devant connaître une révolution annuelle, est censé servir de salle de conférence et accueillir les Congrès de l’Internationale. Le cylindre, au-dessus, opérant une rotation tous les mois, doit servir de bureau à l’appareil de l’Internationale Communiste. Encore au-dessus se situe une pyramide, opérant une rotation complète toutes les semaines, et devant servir de bureaux à l’appareil de propagande. Quant à la demi-sphère, au sommet, elle tourne sur elle-même une fois par jour, et elle doit servir, notamment, de station radio. Les événements révolutionnaires, la guerre civile et la pénurie extrême qui en découle constitueront, au final, des obstacles irrémédiables, qui empêchèrent le projet de sortir de terre.
Le Thermidor stalinien et l’envol de Letatlin
Les deux autres sections de la rétrospective témoignent de la façon dont Tatlin, ã sa façon, essaya de résister à la glaciation politique et artistique qui commence ã poindre dès la seconde moitié des années 1920, avec la stalinisation grandissante du régime soviétique qui n’épargnera aucunement les avant-gardes artistiques. Marginalisé, Tatlin se désengage progressivement de sa recherche architecturale, en butte à l’hostilité grandissante des nouveaux dogmes réalistes et socialistes d’un régime qui ne commande plus que des œuvres fonctionnelles ã sa propre justification et glorification.
Tatlin se rabat d’une part du côté du théâtre, une de ses passions de jeunesse, et travaille ã nombre de décors et de mises en scènes. Il cherche aussi une bouffée d’oxygène contre les pesanteurs staliniennes du côté des cieux, choix somme toute paradoxal pour un marxiste révolutionnaire convaincu…
Letalin lors d’une parade vélivole près de Moscou,1933
Il commence ainsi ã travailler ã un de ses anciens projets, un rêve révolutionnaire, vieux comme l’humanité s’il en est : voler. Un peu à l’image d’un autre génie, Léonard de Vinci, Tatlin se lance dans la construction de machines volantes destinées ã permettre aux femmes et aux hommes de récupérer cette fonction icarienne que nous aurions tous eue, selon Tatlin, et que l’humanité aurait perdu avec l’évolution de la société de classes. C’est ainsi qu’on découvre au Musée Tinguely, suspendues au plafond, les différentes machines volantes et ailes géantes des Letatlin, les engins sensés permettre à leur pilote de prendre son envol et auxquels l’artiste se consacre à la fin des années 1920.
Rejeté par les cercles officiels de l’art officiel, Tatlin décède en 1953, comme Staline, mais dans un anonymat quasi complet. Ce n’est que dans les années 1960, à la faveur du dégel post-stalinien, qu’il est redécouvert, à l’Est comme à l’Ouest. Ce n’est pas un hasard sans doute si la première grande exposition qui lui est consacrée après sa mort est montée ã Stockholm, en 1968, au Moderna Museet, au moment où les rues de la capitale suédoise sont le théâtre de mobilisations étudiantes très violentes, à l’image de ce qui commence ã se passer, à la même époque, aux quatre coins du monde.
Longtemps oublié, ou alors relégué au rang de « grand utopiste de l’architecture », Tatlin est appelé ã nous accompagner en ces temps turbulents. Nous aurons sans doute besoin, nous aussi, de la même rage et de la même volonté d’en finir avec ce vieux monde dont témoigne « le nouvel art » pour lequel Tatlin et les artistes révolutionnaires se battaient au début du siècle dernier.
03/09/12
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