Par Loic Guillaume
Le vendredi 11 janvier dernier a constitué, si l’on veut le matérialiser dans une date, un point d’inflexion important pour le gouvernement. Ce jour-là , l’Accord national interprofessionnel (ANI) dit de « sécurisation de l’emploi » a été signé entre les « partenaires sociaux » (mis ã part la CGT et FO), permettant ã François Hollande de se peindre en homme providentiel, celui du dialogue social à l’allemande après des années de confrontation [1].
Un gouvernement discrédité qui n’hésite pas ã poursuivre l’offensive
Le 11 toujours, l’Elysée a déclenché une guerre – censée être éclair- au Nord du Mali, présentant le président comme un homme décidé, après des mois de critique sur la paralysie de son gouvernement (voir l’article de Claire Manor dans ce numéro).
Après une première période pendant laquelle il a subi la pression conjointe du grand patronat et de Berlin, son principal partenaire européen, qui se plaignaient de la lenteur sur le front de l’austérité et souhaitaient avoir les mains libres pour accélérer le rythme des licenciements et des fermetures, le gouvernement est donc passé à l’offensive depuis début janvier. Après l’ANI, c’est une nouvelle loi de casse de l’université, qui complète les décrets Peillon pour le primaire et le secondaire, qui a été présentée (voir l’article de Marah Macna dans ce numéro). En parallèle était annoncée une nouvelle réforme des retraites, qui pourrait porter ã 43 annuités la durée légale de cotisation et accélèrerait les mesures de la réforme Fillon, le tout alors que de nouvelles restrictions budgétaires sont annoncées par Jean-Marc Ayrault !
C’est dans ce contexte qu’un nouveau type de pression, exercée, cette fois, depuis l’autre côté de la barricade, a commencé ã émerger. Ces dernières semaines ont en effet été marquées par les affrontements entre salarié-e-s belges, français et luxembourgeois d’Arcelor-Mittal contre la police ã Strasbourg, de ceux de Goodyear ã Rueil Malmaison, ou encore par les images des ouvriers de PSA envahissant le siège de l’UIMM (le syndicat patronal de la métallurgie) vendredi 8 mars. On a aussi vu les enseignants du primaire, un des secteurs ayant le plus massivement voté PS au printemps, se mobiliser en masse dans plusieurs villes, notamment ã Paris et en région parisienne, au cours du mois de janvier et de février (voir l’article de Rosa Lise dans ce numéro), contre les réformes voulues par Peillon alors que leurs syndicats majoritaires en appelaient ã une simple « réécriture » de ces textes qui s’inscrivent dans la droite ligne de la politique sarkozyste [2].
L’arrivée au pouvoir de Hollande a été conçue de façon ã permettre à la bourgeoisie de faire passer ses réformes structurelles sans payer le prix des tensions sociales qui ont émaillées le sarkozysme et sans provoquer de réactions de masse, en jouant sur les relais politiques et syndicaux dont dispose le PS dans le monde du travail et au sein du mouvement étudiant. Baissant définitivement les masques depuis janvier (on a vu comment Montebourg changeait de rhétorique, de ses envolées contre la famille Peugeot en juillet dernier ã son soutien récent à la direction de Goodyear, demandant aux travailleurs de « mettre de l’eau dans leur vin »), il doit néanmoins faire face à la possibilité d’un effritement de sa base sociale. C’est dans ce cadre que s’inscrit le vote de la loi sur le mariage pour tou-te-s ou les encore plus timides signaux lancés sur sa gauche, comme l’abrogation de la journée de carence pour les fonctionnaires (que la bureaucratie de la FSU fait apparaître comme une victoire de la grève du 31 janvier, alors que le point d’indice, entre autre, continue ã être gelé), geste directement adressée ã ses traditionnels soutiens de la fonction publique. Il en va de même de cette loi d’amnistie sociale votée au Sénat, à l’application radicalement restreinte par les amendements des élus PS eux mêmes, et qui ne concernera qu’une infime minorité des cas de militants et syndicalistes condamnés pour faits de grève. Dans les deux cas, ces gestes sont restés très insuffisants pour rassembler la base sociale du gouvernement, et pour enrayer l’effondrement de la popularité de Hollande comme de Ayrault (respectivement ã 30% et 28% d’opinions favorables en ce mois de mars, de véritables records d’antipathie populaire pour un gouvernement de gauche).
Alors que se discutaient encore les rythmes de mise en œuvre des réformes fin 2012, Hollande / Ayrault avaient cherché ã convaincre que quelques efforts suffiraient pour relancer la croissance, et que le chômage pourrait commencer ã se résorber dès la fin 2013, permettant une politique de redistribution en 2014. En bref, on allait faire comme sous Mitterrand entre 1981 et 1983, mais en sens inverse, en commençant cette fois par la rigueur ! Cette tentative de donner aux travailleur-euse-s et aux jeunes une perspective pour les inciter ã subir sans résistance a fait long feu. La conscience que licenciements, gels des salaires et austérité vont s’installer dans la durée est ã présent partagée à large échelle et pèse lourdement sur la crédibilité du gouvernement. Et c’est pour cela que la situation politique a été ébranlée en ce début de 2013, dans le cadre d’une dynamique sociale qui reste jusqu’à présent très limitée mais qui n’empêche pas la bourgeoisie de craindre un printemps mouvementé, et de s’y préparer.
Contenir les secteurs les plus combatifs, un enjeu central pour la bourgeoisie et ses médiations réformistes
Bien que très initiale, la tendance au regroupement de l’avant-garde ouvrière, des secteurs en lutte ou mobilisés, qui s’est exprimée dans les deux derniers mois a suffi ã provoquer une certaine inquiétude chez la bourgeoisie et ses chiens de garde. Le 24 janvier ã Sciences-po devant 500 personnes et les médias, le 29 devant le Ministère du travail, le 12 février ã Rueil-Malmaison pour le Comité Central d’Entreprise de Goodyear, ce sont au final des dizaines de boîtes et d’équipes syndicales combatives qui se sont rencontrées et ont tenu ã se montrer ensemble, des PSA aux Sanofi en passant par les Goodyear, les Renault, les Virgin, les salarié-e-s du fret de Roissy désormais en grève, ceux de l’usine Candia de Ludes ou ceux de Ford Blanquefort, de Fralib, de Sodimedical, des 3 Suisses avec leur association Licenci’elles, Presstalis et encore beaucoup d’autres. Ces rencontres, ces discussions, ces actions communes montrent, en puissance pour l’instant, ce que pourraient faire les travailleurs en lutte s’ils étaient coordonnés et unis. La réaction du patronat n’a pas tardé, avec les attaques contre les « casseurs », les syndicalistes « jusqu’au-boutistes », les « manipulateurs », relayées par le gouvernement el les médiations syndicales qui n’hésitent pas ã reprendre le discours du Medef.
Avec le nouveau gouvernement et sa stratégie qui consiste ã associer les directions syndicales à la discussion des contre-réformes, la concurrence a été rude entre les différentes centrales, notamment entre la CGT, la CFDT et FO, pour savoir qui d’entre elles recevrait la palme du partenaire le plus sûr et le plus responsable du « dialogue social ». Ce petit jeu est ã insérer, cependant, dans le cadre plus global d’une montée de la colère et du ras-le-bol, qui ont affleuré dans certaines bagarres, empêchant la CGT, encore passablement empêtrée dans la question de la succession Thibault-Lepaon [3], de trop coller aux basques du gouvernement alors que les coups pleuvent dru. Dans ce cadre, la CFDT a sauté sur l’occasion pour conforter son rôle de meilleur relai du gouvernement.
Lepaon a ainsi dû se montrer aux côté des grévistes d’Aulnay, contrecarrer, au moins par communiqué de presse interposé, les attaques dont les Goodyear ont été l’objet. La CGT, surtout, s’est positionnée comme la principale force de contestation contre l’ANI et les licenciements, tout en ayant participé jusqu’au bout aux négociations et en signant parfois localement des accords de compétitivité boîte par boîte (paradoxe que Force Ouvrière entretient au maximum, rendant bien faible sa posture d’opposante). Ce faisant, la CGT a pu se mettre à l’offensive dans le cadre de la préparation de son congrès (18-22 mars ã Toulouse), confortant sa base en donnant des gages – temporaires – de combativité. Elle a ainsi mis sous pression la base de la CFDT, auprès de laquelle la pilule de la signature de l’ANI et de la proposition d’une nouvelle réforme des retraites, rédigée en partie par la direction de la CFDT elle-même, a souvent du mal ã passer.
Ces prémisses de recomposition au sein du champ syndical ne doivent cependant pas faire illusion. Il n’y a pas de tournant ã gauche de la CGT, qui ne fait que maintenir son positionnement traditionnel de syndicat réformiste alors que la CFDT s’est engagée dans un rôle ouvertement réactionnaire, appuyant voire encourageant les contre-réformes du gouvernement. Tout en cherchant ã dialoguer avec la pression ouvrière et populaire qui s’est exprimée ces deux derniers mois, la centrale de Montreuil a tenté de contenir toute explosion, repoussant la manifestation contre l’ANI au 5 mars, soit près de deux mois après sa signature, et refusant toute perspective d’une mobilisation centrale et massive, en l’atomisant ã travers 175 rassemblements et manifestations aux quatre coins de l’Hexagone, et en suggérant que c’était au Parlement, grâce aux « députés de gauche », ou dans les tribunaux internationaux, qu’on allait pouvoir retoquer un texte qui, par sa nature même, était inamendable et devrait être combattu jusqu’à son retrait.
Le bruit d’un rapprochement avec le Front de Gauche, qui avait couru du fait de la participation de Thibault et de Lepaon au congrès du PCF, a vite été étouffé pour éviter tout signal qui pourrait laisser entendre que la CGT se radicalise. Lepaon et sa bureaucratie se gardent bien de toute prise de position un peu trop radicale qui pourrait donner des idées ou être interprétée par tel ou tel secteur du monde du travail comme un encouragement ã se battre. Il s’agit donc de tranquilliser les choses, et c’est ce qui explique l’évolution du discours de Lepaon, qui déclarait mardi 12 mars : « La question n’est pas de choisir entre négociation et contestation, mais de rester pragmatique et efficace. Je ne veux pas d’une CGT qui se contente de dire non, et cette image est caricaturale. La CGT n’est pas opposée au changement, elle le prouve au quotidien en signant des accords dans les entreprises ». Parallèlement, l’enjeu est de rester ã bonne distance du gouvernement, de façon ã ne pas prêter le flanc à la critique de sa base combative. Celle-ci pourrait en effet s’avérer, aujourd’hui que l’Exécutif est ã « gauche », encore plus difficile ã contrôler qu’en 2009, quand par exemple Thibault avait très justement été pris ã partie par Xavier Mathieu (et ce par-delà la stratégie de lutte adoptée par les Conti de toucher des indemnisations en échange de la fermeture du site de Clairoix). C’est donc bien pour cela que tout en continuant ã faire mine de soutenir l’avant-garde, sans rien faire pour aider ã sa coordination et à la rassembler, Montreuil dose chacune de ses interventions au millimètre.
Pourquoi la convergence des luttes ?
C’est dans ce contexte que se pose la question de la convergence des luttes, qui était sur toutes les lèvres dans la dernière période. Derrière cette expression se cache l’aspiration ã une riposte commune, dans des dizaines de boîtes où des milliers de travailleurs et travailleuses font l’expérience de l’impossibilité à lutter chacun de son côté. Les discussions intenses sur le « tous ensemble » et la « convergence » témoignent ainsi de l’ébullition dans laquelle se trouvent aujourd’hui des secteurs importants de l’avant-garde, qui sentent que la crise va durer et qu’il devient de plus en plus nécessaire de s’armer contre la multiplication des licenciements et des fermetures de sites. Dans un premier temps, le patronat a fait jouer ã fond la variable d’ajustement des intérimaires et des CDD dont les boîtes se sont vidées progressivement depuis le début de la crise (sans réponse organisée, malheureusement, de la part des syndicats tout d’abord, et plus généralement des CDI). Il s’apprête ã présent ã attaquer les secteurs de notre classe qui jusque là avaient été épargnés, ou moins durement attaqués en tout cas, ã travers des PSE ou encore des « accords de compétitivité » à l’image de ceux qui ont été signés par la CFDT et FO notamment chez Renault. Désormais, sous Hollande, il faut travailler plus… pour ne pas se faire virer.
Mais la convergence des luttes représente un enjeu plus important que la seule solidarité entre les batailles. Il s’agit d’une question stratégique, qui pose le problème de savoir qui peut et doit prendre la direction de la riposte ã opposer au patronat. A l’heure actuelle, comme en temps normal sous le régime capitaliste, ce sont les directions syndicales qui décident des rythmes et des modalités de toute mobilisation. Dans la dernière période, elles ont très généralement réussi ã contenir toute tendance à l’action directe, en appelant ã des dates de mobilisation lorsque la pression montait, mais en s’arrangeant pour les espacer suffisamment pour empêcher tout débordement. Cela a été caricatural au premier semestre 2009 ou lors du mouvement des retraites à l’automne 2010, quand l’intersyndicale sabotait toute perspective de grève générale par ses journées saute-mouton, et là¢chait les grèves les plus dures – notamment celle des raffineurs – au prétexte de la protection des biens et des personnes.
Les directions bureaucratiques des syndicats sont toutes, ã des degrés divers, intégrées au régime de la bourgeoisie, dont elles tirent des intérêts matériels importants, et dont elles défendent le strict cadre chaque fois qu’il est mis en danger par la révolte ouvrière. C’est pour cela que tout début de coordination entre les équipes syndicales et les travailleur-euse-s combatifs prendrait une réelle importance, car ceux-ci pourraient, sur la base de leur expérience et de leurs intérêts, commencer ã proposer une direction alternative ã notre classe. Une telle coordination pourrait devenir un cadre de débat, d’élaboration et de proposition d’action pour tou-te-s les salarié-e-s en lutte, en toute indépendance de la bourgeoisie et serait un puissant levier pour mettre au pied du mur les directions syndicales, au moins celles qui refusent officiellement de se transformer en simples courroies de transmission du patronat. Son existence même montrerait à l’ensemble de la classe qu’il est possible de s’organiser et de riposter, et pourrait ainsi commencer ã faire reculer le scepticisme aujourd’hui majoritaire dans les rangs des travailleur-euse-s. La convergence des luttes, réelle, consciente, offensive et pérenne, constitue ainsi la clé de la situation pour toutes celles et tous ceux qui se battent, et tout pas en avant dans ce sens serait une avancée pour toute notre classe. C’est en ce sens que l’on ne peut que regretter la frilosité pour agir dans cette direction de la part de boites comme Goodyear Amiens ou PSA Aulnay, qui aujourd’hui pourraient jouer le rôle d’un pôle d’attraction pour les secteurs désireux d’en découdre, et ce au nom de plusieurs arguments (« il n’y a pas assez de boites en lutte », ou « on ne s’adresse qu’aux boites en grève », ou encore « notre objectif est d’obtenir une loi contre les licenciements »).
Une classe en réflexion sur le programme ã adopter pour s’en sortir
Ce bouillonnement dans lequel se trouve néanmoins l’avant-garde se traduit aussi par l’émergence de nombreuses discussions sur le programme ã mettre en œuvre contre les licenciements, souvent une question de vie ou de mort pour les salarié-e-s en lutte, posant la question des méthodes et des objectifs ã donner à la lutte pour l’emploi.. Les boîtes regroupées dans l’association Licenci’elles proposent une loi qui serait votée au Parlement contre les licenciements dans les entreprises qui font du profit. Chez Fralib ou encore chez Goodyear, le problème du maintien de l’activité fait émerger l’idée de la SCOP (société coopérative), qui pose la question de la reprise de la production par les ouvriers eux-mêmes, aidés ou non par les pouvoirs publics. Les salarié-e-s d’Arcelor-Mital ã Florange ont fait réémerger la question de la nationalisation, après une déclaration du Ministre Montebourg qui a suscité beaucoup d’espoir. Ailleurs, encore, l’idée pourrait faire son chemin de l’expropriation pure et simple des capitalistes qui font du chantage à l’emploi et à la fermeture, de la nationalisation de l’outil de travail mais sous contrôle des travailleurs, une condition essentielle qui permettrait de poser y compris la question de la reconversion de la production lorsqu’elle est nécessaire. C’est ce que Philips, de façon très isolée, avait posé, début 2010 (pour une discussion approfondie sur ces questions de programme, voir l’article de Jean-Patrick Clech dans ce numéro).
Tous ces débats suscités au sein même des secteurs combatifs du mouvement ouvrier pourraient être posés dans le cadre d’un regroupement le plus large possible de l’avant-garde en lutte, des secteurs qui sont mobilisés ou susceptibles de l’être, qui ont débrayé, dans le public, contre la poursuite de l’austérité. C’est aussi pour cela que la question de la coordination est d’une importance centrale si les révolutionnaires veulent aider à la construction de la riposte mais aussi faire avancer et faire reprendre concrètement l’idée qu’en dernière instance seul un gouvernement des travailleurs sera ã même de faire payer la crise aux capitalistes et aux patrons et de répondre aux revendications de l’ensemble des secteurs populaires et de la jeunesse. Toutes ces questions recouvrent, pour des centaines de milliers de salarié-e-s et leur famille, le problème bien concret de la défense de leurs conditions de vie contre la misère qui les menace avec la crise. Un certain nombre d’éléments objectifs qui rendraient possible ce rassemblement ou cette coordination sont posés. L’extrême gauche hexagonale doit prendre en charge ce défi pour être à la hauteur des questions qui se posent ã notre classe.
13/03/13
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