Par Jean-Patrick Clech
« Ma petite entreprise, elle ne connaît pas la … » Le vieil adage des « entrepreneurs-et-fiers-de-l’être » cadre de moins en moins avec la réalité au vue de la profondeur de la crise qui secoue le système capitaliste depuis 2008 et qui s’est installée pour durer. Un peu partout sur le continent, et pas seulement en Europe du Sud, ce sont des centaines de milliers de PME qui ont mis la clef sous la porte au cours de ces cinq dernières années.
Pour ce qui est de l’Hexagone, 62.000 entreprises devraient jeter l’éponge cette année, contre un peu plus de 60.000 l’an passé. Les centaines de milliers d’emplois à la clef partis en fumée sont une partie de ces 10 millions de travailleurs sans emploi supplémentaires que compte l’Europe selon les statistiques officielles de Bruxelles, qui évoquent le chiffre de 26 millions de chômeurs début 2013. Mais la question va au-delà des PME. Même les grands patrons pleurent misère et se plaignent à longueur de journée, avec au final une succession de PSE, de licenciements, de pression sur les salaires et sur l’emploi. Le dernier chantage en date est celui orchestré par la direction de Renault (avec la complicité active de la CFDT et de FO) contre les travailleurs du groupe : « travailler plus, et ã n’importe quelle condition, ou alors dégagez ! », voilà , en quelque sorte, la teneur du discours que tient Carlos Ghosn aux employés de la marque au losange.
La question, ce n’est pas de faire une distinction entre de bons petits patrons qui travailleraient d’arrache-pied afin d’éviter la crise, rognant sur leurs rémunérations y compris, et d’autres qui se contenterait de se goinfrer ã grands renfort de parachutes dorée, entre des patrons innovants et d’autres qui n’auraient pas su s’adapter, entre ceux qui sont de vrais capitaines d’industrie et ceux qui ne seraient que des requins de la spéculation, entre ceux qui proposeraient des solutions « gagnant-gagnant » aux employés et ceux qui n’auraient qu’un seul objectif : dégraisser sans motif valable.
En phase de crise les patrons ou les comités directoires des grandes boites ne sont pas plus des vautours qu’en phase d’expansion. En temps de crise en revanche, ils appliquent à la lettre la froide logique du capital qui demande que pour maintenir un taux de profit décent ã moyen terme, il faut restructurer, nettoyer et rationnaliser. L’objectif n’est pas tant, comme on l’entend souvent chez les réformistes, de satisfaire les appétits des méchants actionnaires. Que le terme actionnaire aille de pair avec celui de machine ã fric, cela va de soit. Mais plus globalement, face à la concurrence au sein même d’une branche ou plus généralement du système, les capitalistes utilisent la crise pour se repositionner en vue de se préparer ã une nouvelle phase de reprise. Ceux qui trinquent, cela va de soi pour ces Messieurs, ce sont les entreprises qui ont les reins les moins solides, les moins dynamiques. Mais dans cette grande empoignade, tout ce beau monde est d’accord sur la variable d’ajustement en dernière instance : le monde du travail.
Il n’est écrit nulle part que ce devrait être aux travailleurs, du privé comme du public, de l’industrie comme des services, de payer les pots cassés et de se plier à la froide logique du capital. Rester sur ce terrain c’est dans le « meilleur » des cas renoncer à l’ensemble des armes que le monde du travail a ã sa disposition pour combattre la guerre de classe que nous livre le patronat avec la complicité du gouvernement socialiste qui cherche même ã y intégrer les directions syndicales pour avoir leur aval.
A nous de vérifier les dires des patrons
Il paraît qu’ils perdent de l’argent ? Qu’ils sont en mal de trésorerie ? Pendant ce temps, dans le secret des couloirs des conseils d’administration, on s’organise pour scinder les différentes branches d’un groupe entre une activité rentable et une autre qui le serait moins, pour redéfinir, comme l’on dit, le « périmètre » de telle ou telle activité, pour rendre tel ou tel site de production déficitaire La démocratie, même bourgeoise, ne s’aventure pas sur ce terrain. C’est le domaine du secret le plus absolu.
Les salariés sont généralement placés devant le fait accompli. La mine grave, le porte-parole du groupe attend généralement tel ou tel CCE plus ou moins extraordinaire pour dire aux « représentants » et aux caméras : « l’entreprise va mal, il va falloir faire des efforts ». Mais c’est avant tout aux travailleurs eux-mêmes de vérifier tout cela.
Cela ne veut pas dire commander tel ou tel audit, pour contrer telle ou telle étude concoctée par le patronat pour se couvrir et légitimer les restructurations. Trop souvent d’ailleurs, les groupes d’expertise comptable réputés proches de syndicats comme SECAFI, dans le cas de la CGT, analysent la situation des groupes avec exactement les mêmes critères de rentabilité que les capitalistes (gestion, marchés, rentabilité, concurrence, etc.). Inutile de dire que la conclusion est viciée à l’avance.
Il s’agit, pour les travailleurs, élus à la base, dans chaque atelier ou bureau, au niveau de l’entreprise, d’avoir accès à l’ensemble des informations d’une entreprise ou d’un groupe, en levant le secret commercial, avec au besoin, l’appui d’auditeurs, d’experts comptables ou d’avocats qui sont au service du mouvement ouvrier,. C’est la seule façon de montrer comment et les PSE et les licenciements ou réductions d’effectifs sont soit injustifiés soit de dévoiler par quelles mécanismes les difficultés des entreprises ont été organisées pour justifier qu’il fallait trancher dans le vif.
Contrôle des travailleurs sur les services et la production
En parallèle, les travailleurs doivent également avoir leur mot ã dire sur la façon dont la production ou la gestion d’une entreprise ou d’un groupe est assurée. En phase de crise plus encore que par « temps normal », la gestion capitaliste implique des répercussions directes sur les conditions de travail en termes de sous-effectifs, de pression sur les salaires, d’augmentation des cadences, etc.
Sur l’ensemble du groupe Goodyear par exemple, on sait que la production absolue, ces dernières années, n’a pas diminué, même si la direction fait sciemment tourner son usine d’Amiens ã un tiers de ses capacités. Cela veut dire que d’un côté on fait pointer les ouvriers pour huit heures et on organise la baisse de la production et, de l’autre, sur d’autres sites, au Luxembourg ou ailleurs, on surcharge les travailleurs pour maintenir la production de pneus e l’état. Sur le groupe PSA, l’ensemble des travailleurs peut noter, au quotidien, comment les cadences et les exigences, loin de baisser, s’intensifient, et ce alors que les effectifs ont fondu comme neige au soleil. Cela n’empêche pas les directions de site d’organiser des réunions d’information ã tour de bras pour mettre la pression sur les salariés en leur disant que le site doit être encore plus productif par rapport ã tel ou tel autre, faute de quoi le risque serait la fermeture. Dans les services publics encore, c’est la même chose. Que l’on on parle des urgences de l’APHP, de la SNCF ou encore de l’Education, les travailleurs essaient d’assurer tant bien que mal le même service dans des conditions de travail dégradées par rapport ã il y a quelques années, RGPP (ou MAP, comme l’appelle Ayrault maintenant) oblige.
C’est aux travailleurs de s’organiser, dans les bureaux, les services, les ateliers, les chantiers, pour contrôler eux-mêmes la production ou les services. Il n’est écrit nulle part qu’il faudrait que l’on continue ã se tuer à la tâche pour un salaire qui ne suit pas l’évolution du coût de la vie alors que l’on connait tous un voisin, un ami ou un proche qui, lui, se tue ã chercher un emploi. Contrôler la production ou les services, c’est imposer l’embauche de tous les précaires, CDI et intérimaires déjà présent sur une entreprise. C’est, également, imposer la répartition du travail sur l’ensemble des sites ou des lieux de travail d’un même groupe ou d’une même administration sans perte de salaire. C’est imposer aux patrons et aux dirigeants que les intérêts des travailleurs, des salariés, priment sur ceux des capitalistes.
Dans les deux cas, que ce soit l’ouverture des livres de compte et l’accès intégral à l’ensemble des informations d’une entreprise ou encore être en capacité d’imposer un contrôle capable de freiner la pression patronale, tout ceci ne peut s’obtenir que si les travailleurs sont organisés par en bas, le plus largement et massivement possible, sans distinction de statut, de contrat ou même d’affiliation syndicale, sur le lieu de travail ã travers des délégués d’atelier, de bureau ou de service, ã travers regroupés en comités d’usine, de boite ou d’administration.
Expropriation, sous contrôle des travailleurs
Si les patrons ne cèdent pas et veulent fermer l’entreprise, les salariés en lutte doivent revendiquer le maintien de la production, la reprendre directement et exiger l’expropriation, sous leur propre contrôle, de l’entreprise. Cela ne veut pas dire renouer avec l’expérience des nationalisations sous Mitterrand (qui avait en fait commencé sous Giscard), c’est-à-dire de nationaliser les entreprises soi-disant en difficulté, après que les patrons aient mis leur trésorerie au chaud pour que ce soit à l’Etat (et le contribuable) d’organiser les restructurations et remettre par la suite ces groupes dans le giron du privé pour une bouchée de pain, comme cela est arrivé à la fin des années 1980 et 1990. Il est hors de question de renouer avec la vieille recette réformiste consistant ã socialiser les pertes pour mieux privatiser, dans un second temps, les profits.
Exproprier signifie nationaliser sans aucune forme d’indemnité et l’Etat doit s’engager ã prendre en charge l’approvisionnement et les débouchés. En étroite collaboration, au besoin, avec d’autres couches de salariés disposés ã travailler au service des intérêts collectifs, que ce soient des cadres, des ingénieurs ou des techniciens, les travailleurs sont parfaitement capables d’assurer la continuité de la production ou d’un service et même de penser, si nécessaire, à la reconversion productive du secteur au service des intérêts et des nécessité sociales. Il n’est écrit nulle part, encore une fois, que l’on ne pourrait pas produire des médicaments ã bas prix dans une entreprise pharmaceutique nationalisée sous contrôle des salariés pour la santé publique, ou encore des pneus pour les transports collectifs et des voitures non-polluantes pour un système social et public de covoiturage en zone périurbaine ou rurale, pour ne prendre que quelques exemples. Si l’expropriation d’une usine n’est pas suffisante pour la faire tourner, c’est l’ensemble du bassin que l’Etat devrait exproprier, avec les sous-traitants, ou au besoin tout le groupe comme dans le cas d’ArcelorMittal dans la sidérurgie ou PSA dans l’automobile, voire même toute la branche industrielle.
Encore une fois, si l’Etat (soi-disant au service de l’intérêt général) a su voler au secours des banques en 2008-2009 et verser des milliards aux grands patrons en échange de vagues promesses sur le maintien des emplois (qu’ils n’ont pas respecté un seul instant), il est légitime de poser la question de l’expropriation et de la nationalisation sous le contrôle des salariés pour éviter la catastrophe annoncée par la presse économique : des centaines de milliers d’emplois détruits ã court terme en France, avec son cortège de pauvreté et de précarité pour autant de familles.
Les travailleurs en lutte sont tout ã fait capables de reprendre un tel programme si patiemment, mais avec conviction et audace chaque fois que la situation le permet, les révolutionnaires le défendent systématiquement. Pour ce faire, il est essentiel que les révolutionnaires soient capables de préparer le terrain et jauger, pas ã pas, la situation, de façon ã prendre comme point de départ les cas les plus explicites de spéculation, lock-out maquillé en chômage technique, diminution des bénéfices pour mieux baisser les salaires, etc. La profondeur de la crise va démontrer ã elle seule de plus en plus comment un tel programme peut prendre corps chez les travailleurs ; comment, ã mesure où les attaques des capitalistes vont pleuvoir et se renforcer, cette issue pourrait se généraliser et ouvrir la voie à la question d’un pouvoir des travailleurs apparaissant alors comme l’alternative la plus souhaitable et possible pour le salariat. Comme le souligne Trotsky au début des années 1930 en envisageant l’hypothèse du contrôle ouvrier de la production, « engagé sur [cette voie], le prolétariat sera inévitablement poussé à la prise du pouvoir et des moyens de production. Les problèmes du crédit, des matières premières, du marché amènent sans retard la question du contrôle en dehors des limites des entreprises isolées ».
Telle est, nous semble-t-il, l’alternative programmatique qui est capable de proposer une issue au monde du travail dans son ensemble face à la plus profonde des crises qu’il a ã subir depuis les années de la Grande Dépression. En en phase de crise plus encore qu’en phase « normale », c’est l’une des deux classes en conflit qui se sauve. Face aux solutions réformistes ou pseudo-keynésiennes qu’avancent les directions syndicales et politiques de gauche, ã grand renfort de « loi » et de « combat juridique » et de « mobilisation pour mieux faire pression », autant d’armes qui vont s’avérer insuffisantes dans la prochaine période pour faire face à l’offensive d’ampleur qui s’annonce, les travailleurs ont besoin de reprendre une orientation qui soit ã même de les positionner favorablement, dans le rapport de force, pour contrer les attaques du patronat et du gouvernement, pour résister, et pour obtenir de premières victoires.
15/03/13
Contre tous les licenciements, quels qu’ils soient !
La petite musique qu’on commence ã entendre ces derniers temps, c’est qu’il y aurait des licenciements justifiés et d’autres qui le seraient moins : des licenciements boursiers, ou dans des entreprises qui feraient des profits, qui seraient inacceptables, et d’autres, dans des boites en difficulté, contre lesquels il n’y aurait rien ã faire. Mais si ce genre de logique peut avoir sa raison d’être chez les bien pensants ou les réformistes, les travailleur-se-s, eux, doivent la combattre pied ã pied.
L’enjeu, ne serait-ce que pour poser la nécessité du « tous ensemble », c’est bien de refuser tous les licenciements et toutes les fermetures. Du point de vue du résultat – chômage, précarité, isolement, perte de logement, dépression,…- la différence entre des licenciements qui seraient « justifiés », par ce que l’entreprise rencontrerait des difficultés réelles dans un contexte de crise et de compétitivité internationale, et des licenciements liés à la volonté d’augmenter le taux de rentabilité, n’a pas lieu d’être. Ni même celle qui opposerait les licenciements décidés par tel ou tel actionnaire ou fonds de pension anonymes ou étrangers, et ceux qui seraient orchestrés par des industriels bien de chez nous.
On sait que les entreprises organisent, quand ça leur convient, leurs propres difficultés financières, sachant mettre à l’abri leur trésorerie dans les paradis fiscaux ou les banques hexagonales. On sait aussi qu’il n’y a aucune différence entre les vautours de la finance, comme Butler, le patron de Virgin, spécialisés dans la reprise « d’entreprises en difficulté », et ceux qui, comme la famille Peugeot, dont la fortune accumulée dépassait les 1,3 Milliards d’Euros en 2012, font des profits sur le dos des travailleurs depuis deux siècles, pendant la Première Guerre, avec Vichy et les nazis (quoiqu’en dise la légende), puis avec la IVème République et ses guerres coloniales jusqu’à aujourd’hui. En tout état de cause, ce n’est pas aux travailleur-se-s de payer pour une crise qui n’est pas la leur, dont ils ne sont pas responsables, mais que le patronat et le gouvernement essaient de leur facturer.
C’est bien tous les licenciements qu’il faut contester, ceux qui découlent de PSE comme ceux qui sont maquillés sous couverts de fin de contrat des intérimaires et des CDD, ceux qui concernent les travailleurs du privé comme ceux du public qui ont connu une véritable saignée sous la période Sarkozy avec des centaines de milliers de suppression au nom de la RGPP ( Réforme Générale des Politiques Publiques) et qui se poursuit aujourd’hui sous Hollande sous le nom de MAP, « Modernisation de l’Action Publique ».
C’est bien tous les licenciements qu’il va falloir interdire et, pour cela, les travailleur-se-s ne pourront compter sur leurs propres forces, sur leurs propres mobilisations, sans aucune illusion ã avoir, ni dans les pseudo-promesses de campagne du candidat Hollande, pas plus que dans les projets de loi que tel ou tel député « de la gauche du PS » pourrait déposer dans les prochaines semaines et qui ne sera jamais adopté par le Parlement.
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