Par LOR-CI [1]
Mardi 21 mai, après 15 jours de grève générale et de barrages de route, la Central Obrera Boliviana (COB) a décidé d’observer un pause de 30 jours dans la poursuite de la lutte, après avoir accepté la proposition du gouvernement d’Evo Morales de baisser l’âge de départ à la retraite des mineurs de 35 ã 30 ans, et de calculer désormais le montant de la retraitesur la base des 24 dernières fiches de paye. Cette décision de la centrale syndicale a été fortement contestée par des secteurs tels que les syndicats d’enseignants, les mineurs et les travailleurs de la santé, qui l’ont dénoncée comme une trahison de leur revendication d’une retraite ã 100% du salaire. Une nouvelle période politique s’ouvre donc pour ce conflit majeur, dont nous essayons de tirer les principales leçons dans les lignes qui suivent.
Une mobilisation ouvrière sans précédents dans les vingt dernières années
D’ors et déjà , ces deux semaines de mobilisation seront connues comme « les journées de mai » de la classe ouvrière bolivienne. Non pas parce que les travailleurs aient été sur le point de prendre le pouvoir, ou parce que le résultat de la lutte soit celui d’une victoire totale sur les politiques anti-ouvrières de Evo et Garcia Linera, ni pour le nombre de morts ou blessés laissés par ce conflit. Mais bien parce que ces « journées de mai » marquent sans conteste un saut qualitatif dans la recomposition et la réémergence de la classe ouvrière en Bolivie. Celle-ci se relève aujourd’hui pour la première fois après la défaite qu’elle avait subie au début du cycle néo-libéral à la moitié des années 1980, avec des dizaines de milliers de licenciements, la hausse du chômage, la précarisation du travail, la perte de droits syndicaux, et la perte de poids de la COB.
Après cette défaite, la classe ouvrière n’a répondu que de manière partielle, et très défensive face aux attaques qui ont suivies. Lorsqu’elle est apparu, lors de l’action des mineurs de Huanuni pendant le soulèvement national d’octobre 2003 ou par la fédération des manufactures et de la Centrale Ouvrière Départementale (COD) de Cochabamba pendant la « Guerre de l’eau », les organisations ouvrières et plus en général les travailleurs se sont retrouvés dispersés parmi les mouvements des classes populaires et le mouvement paysan.
Ce conflit autour de la réforme des retraites s’inscrit dans le processus actuel de recomposition de la classe ouvrière bolivienne. Il vient prolonger les sursauts de combativité que l’on a pu voir ces dernières années : la rebelión fabril de 2010, les luttes pour les salaires de 2011 et 2012, la résistance héroïque des travailleurs de la santé contre les tentatives d’allonger la journée de travail sans compensation de salaire... Mais plus encore, il ouvre véritablement une nouvelle période pour la classe ouvrière, modifiant ainsi profondément la carte politique nationale.
Pendant les 15 jours de lutte, des centaines de milliers de travailleurs se sont mobilisés : occupation et blocage de plus de 35 barrages d’autoroutes, mobilisations massives dans chacun des départements, grèves dans l’enseignement, la santé, les entreprises minières et les manufactures... La classe ouvrière, que certains s’empressaient de déclarer morte, est belle est bien vivante. Elle commence a réaffirmer la capacité de lutte qu’elle avait fait taire pendant plus de deux décennies. Enseignants, mineurs, ouvriers d’usine, travailleurs de la santé, des collectivités territoriales et de divers secteurs ont manifesté et lutté ensemble partout dans le pays, tendant un peu partout ã radicaliser leurs revendications.
Cette grande mobilisation ouvrière indépendante n’a bien évidemement pas été sans réaction de la part du gouvernement d’Evo Morales et Alvaro Garcia Linera. C’est une véritable offensive maccartiste qui s’est attaqué aux travailleurs : interdiction du droit de grève, arrestation de plus de 400 travailleurs partout dans le pays, poursuite de dizaines de camarades, et même assignation ã résidence pour Vladimir Rodríguez, secrétaire exécutif de la COD de Oruro [2]. Parallèlement, le gouvernement menait une campagne diffamatoire contre des dirigeants les accusant de conspiration et de tentative de coup d’État et diffusant des calomnies et falsifications contre la gauche socialiste, révolutionnaire et trotskyste.
Le gouvernement de Evo Morales et Garcia Linera ont même du faire appel aux organisations de la bureaucratie paysanne et indigène pour faire contrepoids face à la puissante mobilisation ouvrière. Historiquement, ce n’est que dans les moments de crise nationale profonde que le MAS a fait appel ã cette instrumentalisation de la paysannerie bolivienne.
Un gouvernement pro-patronal et anti-ouvrier et l’apparition de l’opposition politique ouvrière
Ce conflit a mis en évidence le rôle pro-patronal du gouvernement de Morales, qui a refusé systématiquement d’augmenter les charges patronales pour les retraites des travailleurs. Le MAS a aussi refusé d’augmenter la contribution de l’État, maintenant sur pied le noyau du système néolibéral des pensions basé sur la cotisation individuelle. Pour ce but réactionnaire, le gouvernement a utilisé tous les mécanismes possibles, de la répression au mensonge et à la falsification, jusqu’à tenter de créer un affrontement entre les paysans et les travailleurs. En réalité, cette politique n’a fait que consolider une opposition ouvrière qui, pendant les mois précédents, n’avait qu’un caractère social et syndical, mais qui après une telle lutte se transforme en opposition politique de gauche au MAS.
Il y a quelques mois, les travailleurs discutaient déjà du lancement d’un Parti des Travailleurs [3]. Après cette dernière lutte est mise en évidence non seulement la nécessité, mais l’urgence de structurer cette nouvelle formation politique comme expression des tendances à la réorganisation des travailleurs qui ont constaté que les salariés, les pauvres des villes et les paysans n’ont plus rien ã espérer du gouvernement du MAS.
Quelques leçons de la lutte : si les capitalistes ne payent pas leur crise, ce seront les travailleurs qui la payeront !
Les travailleurs boliviens font face ã un gouvernement très fort, qui profite encore de la croissance économique. D’après certaines analyses, le pays a accumulé autant de devises pendant les 5 dernières années que pendant les 25 ans qui ont précédé le gouvernement de Morales. Un gouvernement qui a fait des concessions démocratiques formelles et qui arrive encore aujourd’hui ã contenir et établir une hégémonie sur des larges couches de paysans, de syndicalistes et de pauvres urbains. C’est ce qui a permis que la grande grève de la COB se limite aux salariés et que les quelques démonstrations de sympathie populaire qui sont apparu restent essentiellement passives. Face ã ce scénario les dirigeants syndicaux n’ont pas été à la hauteur de ce qu’ils ont déclenché, s’effrayant de la magnitude de la mobilisation et essayant de canaliser le mouvement par des mesures passives comme les « vigilias » qui ont épuisé l’avant-garde minière, de même qu’ils ont empêché de donner libre cours ã toute la force et l’énergie des milliers de travailleurs qui rejoignaient tous les jours le conflit.
En premier lieu, il aurait fallu développer un programme qui démontre que le gouvernement ne défendait pas les intérêts des plus pauvres mais ceux des patrons et des capitalistes, contrairement ã ce qu’affirmait la propagande officielle,. La direction de la COB a limité son exigence à la contribution de l’État au financement des retraites, alors qu’elle aurait du dire clairement qu’il fallait remettre en cause la suppression des cotisations patronales effectuée par Sanchez de Losada [4] et maintenue par Evo Morales.
Deuxièmement, il était nécessaire de démontrer que la pension « Dignidad » est en fait un allocation indigne puisque personne ne peut vivre avec une somme de 250 bolivianos (28 euros). Il fallait pour cela dépasser le corporatisme syndicaliste et mettre un pied ouvertement dans l’arène politique, en montrant qu’il fallait lutter pour une retraite universelle équivalente au salaire minimum. Cette politique aurait démontré aux yeux de milliers de paysans et pauvres urbains qu’Evo Morales mentait, et qu’au lieu de défendre les salaires des plus pauvres il défendait les capitalistes, puisqu’une retraite universelle sur la base du salaire minimum en peut être garantie que par des mesures clairement révolutionnaires et financées par les riches. Une telle politique aurait aidé ã briser l’isolement des travailleurs et aurait permis que de nouveaux détachements populaires s’incorporent à la lutte.
Enfin, il faut noter que ces mesures et ces demandes n’auraient réellement pu se déployer que si la lutte se dotait de formes d’organisation démocratiques et basées sur les travailleurs du rang qui étaient ceux qui ont mené toutes les actions pendant la lutte. Était nécessaire la formation d’un Comité national de grève basé sur des délégués élus dans des assemblées et ouvert ã toutes les organisations engagées dans la lutte ouvrière. Ainsi, cela aurait permis d’élargir et de démocratiser la direction du conflit, renforçant la COB et limitant la politique de Trujillo (qui était basée sur la peur de la mobilisation, les « vigilias » épuisantes et un dialogue qui ã aucun moment a été utile aux travailleurs).
23/5/2013
Avancer avec le Parti des Travailleurs, une alternative d’organisation politique ouvrière
Le bilan de ce conflit entraîne aujourd’hui un pas en avant dans la réflexion de l’avant-garde ouvrière. L’heure n’est pas à la démoralisation, mais à la réflexion et à la colère contre un gouvernement ã qui lequel des milliers de travailleurs ont donné leur confiance et leurs aspirations démocratiques et sociales. Le prochain 28 et 28 juin, dans le département de Oruro, aura lieu le deuxième Congrès du Parti des Travailleurs. Les documents approuvés ã Huanuni face aux tentatives de diluer les aspects les plus anticapitalistes du processus doivent être réaffirmés, tous comme la nécessité que ce parti soit l’expression organique des travailleurs et des syndicats. Pendant les 15 jours de grève, nous nous sommes adressés à la direction provisoire du PT, pour que celui-ci intervienne dans le conflit, pour que ce parti ne se contente pas de participer aux élections de 2014, mais qu’il soit fondamentalement un parti lutte de classes, c’est-à-dire un parti de combat de la classe ouvrière.
Malheureusement, la direction provisoire s’est subordonnée à la logique de séparer l’intervention syndicale dans la lutte et la nécessaire lutte politique, ce qui a affaiblit la défense du conflit face aux attaques du MAS. La lutte qui s’annonce face à la proximité du Congrès est celle de dépasser le corporatisme pour formuler un programme des travailleurs s’addressant ã tous les opprimés et exploités du pays, comme le recommandent les Thèses de Pulacayo, le programme politique le plus avancé dont s’est doté le mouvement ouvrier bolivien. Un programme qui donne une réponse ã tous les pauvres, comme par exemple le droit pour tous ã une retraite digne, le respect du droit à l’auto-détermination des peuples originaires comme dans le TIPNIS, et le droit à la terre pour le mouvement paysan qui, après 7 ans de gouvernement du MAS, se voit encore obligé d’occuper des terres dans le département Oriente, après avoir constaté la persistance des grandes propriétés latifundiaires sous Evo Morales et Garcia Linera. Ces mesures sont fondamentales pour que la classe ouvrière puisse faire un saut dans sa position actuelle d’opposition ouvrière au gouvernement du MAS, parvenir ã construire une hégémonie sur toute la nation opprimée et devenir finalement la classe dirigeante du mouvement paysan et populaire. C’est uniquement sur cette base que pourra se dessiner la route vers une profonde transformation sociale qui ne peut être autre que la révolution ouvrière et socialiste.
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