Par Nina Kirmizi
Depuis le 19 aout dernier, une vague de grèves, partie de l’industrie automobile, s’empare de l’Afrique du sud et menace de paralyser l’économie du pays. A un an tout juste du massacre des 34 mineurs de Marikana [1], où les autorités de l’African National Congress (ANC) avaient envoyé les forces de l’ordre pour réprimer dans le sang la grève qui touchait la mine de la multinationale britannique de Lonmin, la classe ouvrière sud-africaine n’a pas oublié et sa colère ne désemplit pas. Elle fait aujourd’hui craindre au capital impérialiste et à la bourgeoisie locale, sur laquelle il s’appuie, une extension du mouvement à l’heure d’un profond discrédit du régime de l’ANC, de la bureaucratie syndicale, et de l’effritement du « consensus post-apartheid » qu’il a promu jusque là .
En cette période de renégociations salariales sectorielles, ce sont d’abord 30000 ouvrières et ouvriers du secteur automobile qui se sont mis en grève, après trois semaines de négociations infructueuses. Avec leur syndicat, le NUMSA (National Union of Metalworkers of South Africa), ils exigent une augmentation salariale de 14%, ce ã quoi se refusent jusqu’alors les constructeurs automobiles implantés dans le pays, représentés par les multinationales comme BMW, Volkwasgen, Toyota, Mercedes, Ford et General Motors. Face ã ce refus, la grève se durcit : ã Port-Elizabeth, aussi appelé le « Detroit africain » où sont implantées GM, Ford et Volkwasgen, des milliers d’ouvriers ont défilé dans les rues au son de chants révolutionnaires le 20 août dernier. La production automobile est paralysée dans cinq des sept entreprises implantées en Afrique du Sud, et notamment ã GM où 80% des ouvriers sont en grève. Les entreprises enregistrent des pertes de près de 600 millions de rand (45 millions d’euros) par jour.
Cette grève, dans un des secteurs les plus stratégiques de l’économie sud-africaine (6% du PIB et 12% des exportations), a entrainé derrière elle d’autres secteurs qui profitent également du rapport de force en cours de construction. Dès le 26, 90.000 travailleurs de la construction, liés au National Union Metalworkers (NUM) et 600 techniciens de la compagnie aérienne South Africa Airlines (SAA) ont rejoint le mouvement de grève. Ces derniers, menés par le South African Transport and Allied Workers (SATAWU) ont défilé, ce même jour, devant les bureaux de la compagnie aérienne, sur les pistes du OR Tambo International Airport, bravant l’interdiction de manifester dans l’aéroport qu’avait posé la compagnie. Ceux-ci exigent une revalorisation salariale ã hauteur de 12%, contre les 6% que propose l’entreprise. La compagnie tente de contenir la propagation de la grève au personnel de bord et au reste des équipes de maintenance en minimisant la portée du mouvement, ainsi qu’en insistant sur son refus d’accepter son offre, allant jusqu’à employer un personnel de remplacement non qualifié pour casser la grève [2].
D’autres secteurs menacent également d’entrer en grève, comme le SACTWU, syndicat des travailleurs du textile, mais surtout le secteur des mines d’or, mené majoritairement par le NUM, National Union of Metalworkers. Profitant de ce contexte, les syndicats des mineurs mettent en avant une revalorisation de 60 ã 150% de leurs salaires, un des plus bas du pays [3], là où la direction propose juste une indexation sur l’inflation. La combativité des ouvriers des mines, entraînée par plusieurs années de lutte, peine aujourd’hui ã être contenue par la bureaucratie syndicale du NUM, dont les liens avec le régime en place de l’ANC sont plus qu’avérés, et qui, surtout, a été totalement discrédité aux yeux des travailleurs par son soutien au massacre de Marikana - elle avait notamment déclaré illégale la grève pour couvrir la répression policière. De ce fait, le NUM adopte aujourd’hui une politique plus radicale, de crainte d’être dépassé par sa base, fortement radicalisée par le souvenir sanglant de Marikana : il avait notamment prévenu les autorités et le patronat d’un risque de grève dans le secteur, avant même la grève du secteur automobile [4].
S’engage aujourd’hui un bras de fer entre le NUM, qui souhaite reprendre sa place face à la concurrence de nouveaux syndicats nés au lendemain de Marikana, et le patronat, dont les marges de manœuvre, du fait de la crise et de la chute du cours des matières premières, sont limitées. Avec en sus le risque pour le gouvernement de Jacob Zuma et le patronat que la grève des mineurs d’or entraîne derrière elle, celle de tout le secteur, et notamment des travailleurs de Lonmin ã Marikana qui se préparent ã entrer dans la danse en septembre [5], date à laquelle une marche regroupant les différents secteurs en grève a été appelée. D’ailleurs, le NUMSA, syndicat des travailleurs de l’automobile, a annoncé qu’à cette occasion 72.000 nouveaux travailleurs de l’industrie automobile – garagistes, sous-traitants,… - allaient également entrer en grève [6].
La radicalité du mouvement, et son emballement, a obligé le patronat du secteur automobile ã faire des concessions au niveau salarial en proposant 8% d’augmentation, sans que cela n’enraye la grève, ni ne dévie les salariés de leur objectif de 14% d’augmentation. Au contraire, fort de ce premier recul du patronat, le mouvement se durcit, entraînant derrière lui davantage de travailleurs, prêts ã se mobiliser pour le 2 septembre.
Les revendications salariales, que la bureaucratie syndicale est obligée de soutenir et parfois même de porter elle même, bien que fondamentales dans un pays où l’inflation est estimée ã 5,9%, ne sont donc pas la seule clef de compréhension de la radicalité et de la rapidité d’extension du mouvement. Certes, la période des renégociations a ouvert une brèche pour la construction d’un rapport de force favorable aux travailleurs pour coordonner dans le temps leurs actions vers la possibilité d’une paralysie économique du pays. Mais ce qui s’exprime ici c’est davantage une contestation plus large du mode de partage des richesses, une aspiration ã plus d’égalité sociale, et une colère qui s’alimente des expériences de luttes des dernières années.
Le souvenir de Marikana
Le massacre du 16 août 2012 a profondément marqué la conscience des travailleurs sud-africains, et particulièrement des mineurs, remettant en cause le rôle de la bureaucratie syndicale et de l’ANC à laquelle elle est liée. Non pas que cette répression ait été la première de l’histoire des mineurs, mais elle a montré pour la première fois une opération d’assassinat, orchestrée conjointement par les autorités de l’ANC et la bureaucratie, leurs liens intrinsèques avec le capital impérialiste, ici en l’occurrence de la multinationale britannique de Lonmin. Marikana a aussi révélé à la classe ouvrière sud-africaine, et en particulier aux mineurs, le rôle de la bureaucratie syndicale et du régime de l’ANC comme organe de contrôle de la classe ouvrière noire.
A la suite du massacre, les mouvements de grève se sont poursuivis, notamment dans la région de Rustenburg, région d’extraction de platine, dans laquelle se trouve Marikana, où se sont mis en place des comités de grève indépendants de la bureaucratie syndicale. De fait celle-ci est entrée en crise au vu de sa perte rapide d’influence auprès des travailleurs [7]. Dans la région de Rustenburg, et ã Marikana en particulier, chassant les bureaucrates syndicaux des locaux, les mineurs se sont affiliés en masse à l’AMCU, syndicat né en 2012, pour son soutien aux grévistes. Dans un contexte de méfiance vis-à-vis des organes syndicaux, ce transfert d’adhérents s’explique surtout par l’obligation d’une affiliation pour pouvoir mener les négociations salariales. Mais cette situation risque de mettre de côté les organisations de base qui s’étaient mises en place durant les grèves.
La conflictualité reste extrêmement vive dans la région des mines de Platine, ã Rustenburg notamment : les mineurs d’Amplats (Anglo American Platinum) ont mené deux mois de grève dure à l’automne 2012, subissant une répression qui a coûté la vie ã un de leurs camarades. A la fin de l’année 2012, avec l’épuisement des vagues de grèves de l’automne, les multinationales d’extraction implantées dans la région ont annoncé des plans massifs de licenciements dans le secteur de l’or notamment. Amplats a par exemple annoncé en janvier 2013 prévoir 14.000 licenciements [8]. Cette décision s’appuie sur l’argument d’une chute du cours de l’or et du platine, les filières aujourd’hui les moins rentables du secteur minier. Mais elle est clairement une façon pour le patronat de riposter aux luttes des travailleurs, vengeance si explicite qu’elle a créé de vives tensions avec le gouvernement de Zuma. Ce dernier, qui craint une reprise du conflit des mineurs, est allé jusqu’à qualifier « d’enfantin et d’irresponsable » le comportement de l’entreprise, faisant reculer le chiffre des licenciements annoncé par la compagnie minière [9].
De fait, depuis mai 2013, les quelques grèves « sauvages » et mouvements sporadiques qui se sont mis en place chez les mineurs d’Amplats témoignent du climat d’extrême tension [10]. A Lonmin, tout porte ã croire ã une reprise du mouvement [11], qui pourrait en réalité s’étendre à l’ensemble du secteur minier.
Mais au-delà de ce seul secteur, c’est à l’élévation du niveau de conscience de l’ensemble des travailleurs et travailleuses du pays qu’a contribué l’expérience de Marikana. Cela joue son rôle à l’heure actuelle dans la mobilisation intersectorielle qui se met en place : c’est la preuve que pour faire aboutir ses revendications – y compris salariales – les travailleurs ne peuvent compter que sur leurs propres forces. La grève est désormais comprise comme la méthode nécessaire aux travailleurs sud-africains, qui n’hésitent plus ã pousser les appareils syndicaux dans leurs retranchements, et ã dénoncer le rôle qu’ils jouent dans le régime post-apartheid mis en place par l’ANC (où le Parti communiste sud-africain – PCSA – joue un rôle clé de médiation vis ã vis du mouvement ouvrier).
L’érosion du régime de l’African National Congress : vers la fin d’un cycle ?
Il y a un an déjà , nous parlions des fissures dans le régime post-apartheid de l’ANC qui gouverne sans interruption depuis 1994. Dans les années 1980, une véritable poussée de la classe ouvrière noire a contraint l’impérialisme et la minorité blanche au pouvoir ã concéder une égalité civile pour la population noire, cooptant quelques figures de la contestation organisées dans un parti en voie de constitution, l’ANC. Tout en déviant la dynamique révolutionnaire qui était alors en place, l’ANC s’est imposé jusqu’aujourd’hui comme la principale force politique du pays. En véhiculant un discours de « réconciliation nationale », l’ANC cherchait non seulement ã occulter la réalité des conditions d’existence de la majorité de la population noire qui continue ã être entassée dans les townships, ã subir la misère et la surexploitation, mais aussi ã préserver les intérêts de la bourgeoisie locale blanche et ceux de l’impérialisme, en même temps que ses dirigeants devenaient la nouvelle bourgeoisie noire du pays. C’est ce régime qui depuis plusieurs mois est entré en crise.
Et c’est aussi contre cela que les travailleurs et les couches populaires d’Afrique du Sud se mobilisent aujourd’hui. En effet, d’une grève massive des mineurs à l’automne 2012, à la construction d’une mobilisation de masse intersectorielle aujourd’hui, le mécontentement se répand parmi de larges couches de la population laborieuse, qui a amplement perdu ses illusions dans les possibilités d’améliorations offertes par l’ANC. C’est ce qu’exprime l’écho rencontré par le projet populiste de Julius Malema, ancien leader de la jeunesse de l’ANC, et qui tente actuellement de lancer un nouveau parti.
Face ã cela, la bourgeoisie cherche une porte de sortie pour pallier à l’impopularité croissante du gouvernement de Jacob Zuma, secoué en outre par des scandales de corruption. En vue des élections de 2014, de nouveaux partis voient le jour, alors même que l’ANC redouterait de passer, pour la première fois, en dessous des 60% de suffrage [12]. En février 2013, Mamphela Ramphele, ancienne activiste anti-apartheid lançait par exemple Agan, une nouvelle organisation politique. Cette ancienne employée de la Banque Mondiale, cultivant des liens avec l’impérialisme américain, souhaite animer une campagne « contre la corruption ». Plus ã même de disputer les voix de l’ANC que la Democratic Alliance, opposition libérale représentée par la minorité blanche, elle reste l’option la plus probable de la bourgeoisie en cas d’approfondissement de la crise de l’ANC.
S’organiser indépendamment de la bourgeoisie et de la bureaucratie pour gagner et aller au-delà !
La grève des mineurs de 2012 a été un exemple d’auto-organisation, par son indépendance de la bureaucratie syndicale, par la formation de comités de grève et leur coordination au niveau national. A ce jour, dans le mouvement qui se met en place, les travailleurs profitent de la temporalité offerte par les renégociations salariales pour s’organiser. La bureaucratie syndicale, fortement remise en question, n’a pas d’autres choix que de coller au mouvement en menaçant d’appeler à la grève afin de ne pas approfondir son discrédit auprès des travailleurs radicalisés. Mais, poussée par leur base, concurrencée par de nouveaux syndicats, ces appareils sont divisés sur la marche ã suivre [13]. Ainsi le rappel à l’ordre d’un député du PCSA, allié historique de l’ANC, envers le NUMSA qui appelait à la grève de l’automobile : « l’unité du COSATU n’a pas de prix, et les partenaires affiliés comme le NUMSA dérangent ».
De son côté, le discrédit profond qui touche le NUM a offert de nouveaux adhérents à l’AMCU, qui est aujourd’hui majoritaire ã Lonmin, entreprise où a eu lieu la répression de Marikana [14]. Bénéficiant d’une image de radicalité auprès des mineurs pour son soutien à la grève, il est aujourd’hui en proie ã un risque de récupération par l’appareil politique et de bureaucratisation. « Maintenant que l’AMCU assure la sécurité de la zone d’extraction du platine, nous sommes entré dans une phase où il est devenu un vrai syndicat », commente Crispen Chinguno, expert des relations de travail dans le secteur de l’extraction du platine, suite à la décision du syndicat de mener les négociations salariales, en évitant « les violences de l’année dernière »[[Amcu is "evolving into a real trade union", http://mg.co.za/article/2013-08-27-...].
Il est évident que pour que la lutte héroïque que la classe ouvrière d’Afrique du Sud est en train de mener aille jusqu’au bout, les travailleurs doivent maintenir une complète indépendance politique des variantes bourgeoises et de la bureaucratie syndicale. L’organisation des comités de grève, qui semblent se développer un peu partout, est fondamentale en ce sens. Ces comités, pour empêcher leur bureaucratisation doivent être organisés sur la base de la démocratie ouvrière avec des délégués élus dans les lieux de travail et révocables ã tout moment. La coordination de ceux-ci dans une Direction Nationale de Grève où participent les représentants élus des travailleurs et travailleuses, serait un moyen d’imposer une défaite à l’ensemble du patronat et une victoire aussi pour l’ensemble de la classe ouvrière et des couches populaires.
Mais une telle organisation aurait une importance non seulement dans la perspective d’une victoire dans la lutte actuelle sur la question des salaires. Elle serait fondamentale pour commencer ã poser des jalons dans la conscience de milliers et millions de travailleurs ã travers tout le pays sur la nécessité de s’organiser contre les patrons et leurs serviteurs au sein du mouvement ouvrier. Une telle organisation ne pourrait pas se limiter au seul plan syndical. Les travailleurs peuvent et doivent faire de la politique aussi pour se présenter comme une alternative face aux partis de la bourgeoisie et de l’impérialisme. En ce sens, cette vague de grèves que vit l’Afrique du Sud pourrait constituer une opportunité pour poser les premières pierres d’un parti révolutionnaire des travailleur-se-s en lutte contre la bourgeoisie et son système.
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