La crise financière en cours, manifestation la plus récente et la plus aiguë des crises récurrentes qui ont affecté l’économie mondiale pendant les dernières décennies (crises bancaires, crises de change et crises conduisant ã une récession), nous permet de voir plus clairement les caractéristiques du fonctionnement du capitalisme contemporain.
Nous voulons ici essayer d’établir que l’offensive néolibérale (qui est une réponse politique, militaire et économique de la part du capital à la baisse constante du taux de profit depuis la fin des années 60, suite à l’épuisement du caractère exceptionnel du boom de l’après-guerre), bien qu’elle ait réussi ã rétablir le taux de profit, l’a fait en créant des contradictions explosives, qui tôt ou tard éclateront en une crise d’ensemble, actualisant ainsi la définition du capitalisme comme un système déclinant.
Dans cet article, nous allons analyser les transformations produites dans l’économie mondiale pendant les dernières décennies, en mettant l’accent sur les contradictions auxquelles elles ont donné lieu, pour réaffirmer, sur ces fondements économiques, la perspective de l’époque actuelle comme « une époque de crises, de guerres et de révolutions », en opposition ã toute vision évolutionniste de la dynamique du ca-pitalisme.
LES FACETTES DE L’ECONOMIE MONDIALE DES DERNIERES DECENNIES
Contradiction entre l’augmentation du taux de profit et la faible accumulation
Une caractéristique manifeste du capitalisme contemporain est le rétablissement, depuis le début des années 80, et plus encore dès 1990, du taux de profit ; mais ce processus n’est pas accompagné d’une augmentation de l’accumulation capitaliste durable et généralisée. Cette évolution divergente est inédite dans l’histoire du capitalisme (Voir Graphique 1).
Comme explique Miche Husson : « Si l’on fait abstraction des fluctuations cycliques, la nouvelle phase se caractérise donc de la manière suivante : rétablissement du taux de profit sans effet sur l’accumulation, croissance médiocre et faible progression de la productivité. Il s’agit là d’une configuration d’ensemble qui se dégage de l’examen des grands pays capitalistes pris comme un tout, et que l’on ne retrouve pas forcément dans chacun de ces pays. Mais cette différenciation peut être considérée comme l’effet d’une distribution inégale de ce modèle général en raison des rapports de plus en plus asymétriques qui existent entre les di-fférents pôles – Etats-Unis, Europe, Japon – d’une économie profondément mondialisée. Cette nouvelle configuration est inédite. On peut le vérifier sur l’ensemble du 20e siècle dans le cas de la France (graphique 2). On y voit alterner des phases expansives et récessives qui dessinent les ondes longues du capitalisme. En règle générale, profit et accumulation évoluent selon un profil voisin : les mouvements à la hausse ou à la baisse du taux de profit se répercutent, de manière plus ou moins décalée, sur les mouvements du taux d’accumulation. La divergence entre les deux courbes, ã partir du milieu des années quatre-vingt, apparaît comme un phénomène exceptionnel dans cette dynamique de long terme ».[1]
Cette même caractéristique s’est maintenue pendant le cycle de croissance de 2003-2006, la période de croissance la plus élevée de l’économie mondiale depuis les années 70, avec un taux de profit annuel moyen de 5%. D’après Joseph Stiglitz, le financement bon marché que les Banques Centrales ont induit dès le début de cette décennie « a marché, mais d’une façon fondamentalement différente au fonctionnement habituel de la politique monétaire. Généralement, les taux bas font que les entreprises empruntent plus d’argent pour l’investir, et l’augmentation de l’endettement amène parallèlement plus d’actifs productifs ». [2]
Voyons de plus près deux pays – le Japon et l’Allemagne – qui après plusieurs années de stagnation ou de faible croissance, sont parvenus ã retrouver leur compétitivité et leurs profits. Ceci s’est traduit par une augmentation de leurs exportations, qui a contribué fortement à la croissance de leurs PIB. Cependant, d’après l’affirmation d’une étude économique de ces deux économies : « Une partie des profits n’est pas utilisée efficacement (pour stimuler la croissance ã court terme ou à long terme). On voit dans les deux pays la poursuite du désendettement des entreprises en pourcentage du PIB, même dans l’absolu au Japon, l’accumulation d’actifs liquides par les entreprises, ce qui ne contribue pas au soutien de la croissance enregistrée ou de la croissance potentielle. Il y a aussi hausse des dividendes versés, mais ils restent faibles, et sont probablement peu dépensés ». [3]
Faiblesse de l’accumulation et tendance à la suraccumulation dans certaines niches de l’économie mondiale
L’absence d’un processus d’accumula-tion capitaliste soutenu et généralisé va de pair avec une tendance à la suraccumulation dans de rares niches de valorisation productive que trouve le capital au niveau international. Celles-ci ont été successivement appelées, dès la fin des années 60 jusqu’à la crise asiatique de 1997, les NPI et NPE ; plus tard, depuis la deuxième moitié des années 90 et jusqu’en 2000, ces niches se traduisent par le boom de la nouvelle économie, dont les moteurs étaient les télécommunications et l’informatique ; postérieurement, il y a eu ladite « bulle immobilière » avec ces épicentres aux USA, en Espagne et en Angleterre, bien que d’extension mondiale ; et parallèlement ã celle-ci, ce que l’on a appelé « le miracle économique » chinois – qui perdure jusqu’à nos jours.
Dans ces secteurs il y a eu augmentation et /ou accélération du taux d’investissement qui a donné lieu, dans tous les cas, ã des crises de suraccumulation[4], accompagnées d’une conséquente crise de surendettement et de surspéculation (la Chine est encore l’exception, bien que l’accumulation de contradictions qui amènent ã ce dénouement est en augmentation). Mais illustrons ce que nous disons.
En ce qui concerne la crise asiatique de 1997, Isaac Joshua démontre que : « Les cas de la Thaïlande, de la Corée du sud et de la Malaisie semblent bien être des exemples particulièrement flagrants de suraccumulation, l’Indonésie étant probablement aussi concernée, bien qu’à un moindre degré. Faute de données, on ne peut le mettre en évidence en calculant les taux d’accumulation correspondants. Cependant […] pour les trois premiers pays cités [on peut observer] le maintien sur des nombreuses années de taux d’investissement particulièrement élevés, situés aux alentours de 40%. La graphique 3 montre pour ces trois pays, la montée brutale des taux d’investissement, ainsi que les niveaux inégalés auxquels ceux-ci culminent en 1996. Une arrivée massive de capitaux étrangers a contribué au financement de cet effort des pays du sud-est asiatique. Alors que les flux de capitaux privés nets ã destination des pays en développement de l’Asie étaient, en moyenne annuelle, de 11,9 milliards de dollars au cours de la période 1983-1988, ils atteignaient 94,7 en 1996, soit près de 8 fois plus. Le rendement particulièrement important des placements effectués dans ces nouvelles zones émergentes (jusqu’à 10 points au-dessus des performances réalisées dans les pays développés) explique facilement l’ampleur du mouvement des capitaux. Parmi les conditions favorables qui permettent de mieux comprendre cette attraction […] [on peut citer], de façon significative (outre la faible fiscalité et les facilités d’exportations) les bas salaires rémunérant une bonne main-d’œuvre, abondante, dure à la tâche ».[5]
Postérieurement, la fuite de capitaux des centres émergents, en réponse à la crise asiatique et au default de la dette souveraine russe en 1998, a renforcé les tendances à la suraccumulation aux USA derrière l’euphorie de la nouvelle économie, notamment quand les profits des corporations non financières ont commencé ã baisser (une baisse sur quatre ans de 1998 ã 2001 que l’économie des USA n’avait pas vécu depuis 1973). Citons les évidences qu’apporte Isaac Joshua : « […] sur la seconde moitié des années 1990, le rythme de croissance du volume de l’investissement des entreprises (brut ou net) se situe nettement au-dessus de la tendance de long terme. L’ampleur du décrochage est exceptionnelle : on n’en trouve pas d’équivalente en remontant dans le temps jusqu’en 1950 (le passage aux logarithmes permet, rappelons-le, de mettre en évidence le rythme de croissance). Contrairement au discours alors fort répandu, la ‘nouvelle économie’, loin d’être ‘immatérielle’, suppose de lourds investissements en biens durables (équipements de réseau Internet, téléphones mobiles et réseaux correspondants, ordinateurs et leurs périphériques, microprocesseurs et mémoires, etc.). Malgré une obsolescence particulièrement rapide, ces matériels n’échappent pas à leur caractère de durables : ils ne s’usent que dans la durée, leurs propriétaires ne sont pas contraints de les remplacer ã dates données. La demande correspondante peut donc être soumise ã des fluctuations de grande ampleur, une période de renouvellement intense (comme celle constatée au cours des années 1990) pouvant être suivie d’une chute brutale des commandes. La suraccumulation peut se manifester de diverses façons : encombrement des marchés, surcapacités, guerre des prix, mises de fonds erronées ou disproportionnées, le tout menant à la chute des profits. » (Voir graphiques 4 et 5 et le tableau 1).[6]
Le remplacement de la fièvre d’Internet par celle de l’immobilier aux USA et dans d’autres pays, comme l’Etat Espagnol et l’Angleterre, a combiné, comme le fait toute « bulle spéculative », la croissance démesurée d’actifs financiers[7] avec un important surinvestissement en actifs réels (logements, terrains, etc.) essen-tiellement aux Etats-Unis, bien que non exclusivement. Dans l’Etat Espagnol, le boom de la construction de logements (l’élément le plus important dans le secteur du bâtiment) s’est accompagné d’une forte augmentation de la quantité de projets d’infrastructure (routes, barrages et ports, canalisations d’eau, etc.), publics et privés. Le résultat a été un accroissement accéléré du prix de ces actifs, en arrivant ã des niveaux excessifs, même si l’on faisait une évaluation optimiste des profits futurs que l’on pourrait en tirer. L’hebdomadaire The Economist disait, il y a plus de deux ans déjà : « Auparavant, jamais le prix réel des logements n’avait augmenté si vite, pendant si longtemps et dans autant de pays. Les marchés des biens immobiliers ont été effervescents, depuis les Etats-Unis, la Grande Bretagne et l’Australie jusqu’en France, en Espagne et en Chine. La hausse des prix des propriétés a aidé ã renforcer l’économie mondiale après l’éclatement de la bulle du marché boursier en 2000. Que se passerait-il si le boom du logement éclatait ? D’après des estimations faites par The Economist, la valeur totale des propriétés résidentielles dans les éco-nomies développées a augmenté de plus de 30 billions de dollars dans les cinq dernières années, dépassant les 70 billions de dollars, une hausse équivalente ã 100% de la somme des PIB de tous ces pays. Ceci ne diminue pas seulement l’importance de n’importe quel autre boom du prix du logement connu jusqu’à présent, mais aussi surpasse la bulle du marché boursier mondial de la fin 1990 (une augmentation de 80% du PIB sur une période de cinq ans) et la bulle du marché boursier américain à la fin des années 20 (55% du PIB). En d’autres termes, elle se présente comme la bulle la plus grande de toute l’histoire ».[8]
Aux USA, le secteur du logement a été une clé de la croissance économique entre 2001 et 2006. Il fut le responsable d’un tiers des emplois créés et de presque la moitié de la consommation sur cette période-là . Néanmoins, la suraccumulation qu’il a engendrée se manifeste (depuis qu’en 2006 la « bulle » s’est dégonflée et sans tenir compte des aspects financiers de la crise) comme la pire dépression du marché immobilier depuis la crise de 1929. Dans la dernière année et demie, les ventes de logements neufs (qui ont connu une baisse annuelle de 6,6% en juillet) et les prix (1,4% de moins) n’ont fait que chuter. Bill Gross, qui dirige le principal fonds de détenteurs de bons du monde, a demandé directement au président Bush de sauver l’industrie d’hypothèques subprime, pour anticiper une « déflation destructive de la valeur des loge-ments ». D’après son alerte : « Avec la prédiction que plus de deux millions de créanciers entrent en default avant que le cycle actuel ne s’achève, Gross a averti que les prix du logement aux Etats-Unis pourraient baisser de 10%. Et il a expliqué qu’une telle chute des prix des habitations pourrait représenter une déflation des prix des valeurs (actions) jamais vue depuis la Grande Dépression ».[9] La forte baisse des prix est une manifestation typique d’une crise de suraccumulation.
Dans l’Etat Espagnol, le secteur de la construction représente presque le tiers du PIB (18%). Celui-ci a connu une croissance phénoménale ã partir de 1999, date où le changement de monnaie, des pesetas à l’euro, a obligé ã faire « apparaître » de grands capitaux provenant de négoces illicites pour leur blanchiment ; ã ceci s’ajoute que le taux d’intérêt fixé par la Banque Centrale Européenne (BCE) s’est avéré particulièrement bénéfique pour l’économie espagnole. L’ampleur de la suraccumulation qui, malgré quelques chutes ponctuelles de grandes agences immobilières comme Astroc, n’a pas encore cessé, peut être appréciée ã travers une donnée : pendant les dernières années, les logements construits dans l’Etat Espagnol ont été plus nombreux qu’en France, en Allemagne et en Angleterre réunies. Il n’est alors pas surprenant que parallèlement ã ce rythme d’accumulation se soit développée vertigineusement une oligarchie financière et immobilière puissante qui domine le financement et qui est propriétaire de l’ensemble des moyens de production nécessaires pour les produire. Ceci se voit clairement dans le fait que cinq entreprises de construction espagnoles se trouvent parmi les dix plus grandes du monde par capitalisation boursière ; en outre, la Banque Santander est devenue l’une des premières au niveau mondial.[10] D’autres preuves de cette fièvre de la construction méritent d’être mentionnés : « Depuis 1990 jusqu’en 2000 la surface constructible du sol espagnol a augmenté de 170 384 hectares, en même temps qu’ont été perdus 239 248 hectares de surface forestière. L’édification de logements a augmenté progressivement jusqu’en 2005, année où l’on a battu tous les records avec la construction de 812 000 logements […] La dégradation du littoral méditerranéen et des côtes galiciennes est arrivée ã des extrêmes scandaleux en y augmentant de 1 700 kilomètres les édifications. Sur le littoral de Galice est prévue la construction de 600 000 logements supplémentaires. Mais les côtes ne sont pas seules ã faire l’objet de cette fièvre urbanistique. Madrid, entre 1999 et 2000, a dépassé la moyenne nationale en édifiant 50% du total des constructions sur tout le territoire national »[11]. La contrepartie de ce gigantesque développement est que, vers la fin 2005, la quantité de logements vides est montée ã 3,35 millions, ce qui représente 14,59% du nombre total d’habitations du marché espagnol (22,95 millions d’unités)[12]… et en même temps, qu’il y a des milliers de personnes à la recherche un logement et qu’une bonne partie de la jeunesse ne peut pas faire face à l’énorme coût qui représente une telle acquisition.
Enfin, il y a le cas de la Chine, le « miracle » économique toujours en marche (et le nouvel espoir – bulle ? – pour l’économie mondiale que les économistes pensent avoir trouvé après le dégonflement de l’économie américaine). Dans ce pays, les symptômes de suraccumulation sont évidents. L’ex-économiste en chef de Morgan Stanley, Stephen Roach, disait déjà au milieu de l’année dernière : « Les ‘macro chiffres’ parlent d’eux mêmes. En 2005 les investissements en actifs fixes ont atteint 45% du PIB chinois et ils devraient dépasser la barrière de 50% en 2006. On ne peut pas nier les réquisits en faveur de l’investissement pour le dévelo-ppement de l’économie chinoise –c’est-à-dire l’urbanisation, l’industrialisation et l’infrastructure. Mais la Chine a brisé le moule en s’inclinant en faveur de son propre modèle du secteur d’approvisionnement dans cette macro équation. Même dans les bons temps, la proportion d’investissements au Japon et en Corée du Sud n’a jamais dépassé 40% du PIB. Pour la deuxième fois en deux ans, Beijing a imposé une série de mesures d’ajustement dans le secteur d’investissements de son économie surchauffée. pareillement que lors du ‘refroidissement’ de 2004, on a pris trois mesures – une modeste hausse de 27 points basiques d’intérêts sur les prêts, une augmentation de 50 points basiques dans la relation de réserves bancaires, et une série de contrôles administratifs orientés vers les industries les plus importantes. Cependant, si ces mesures n’ont pas marché il y a deux ans, je doute qu’elles le fassent maintenant que le PIB nominal basé sur le dollar est 35% plus élevé et que les flux d’investissements en actifs fixes sont 60% plus élevés qu’en 2004 ».[13] Et pour avoir une idée de ce que cela signifie à l’échelle interne comme au niveau international, dans un article antérieur, le même analyste disait : « Les effets de l’échelle des opérations représentent un défi de plus en plus sérieux pour la stratégie macro politique chinoise. Ceci n’a pas été toujours ainsi, surtout quand la Chine était une économie petite et dans une large mesure sous-développée. Mais ces jours sont choses du passé. Alors qu’en 2005 la Chine ne représentait que 5% du PIB mondial (mesuré par rapport au type de change en dollars), en ce moment les secteurs ‘surchauffés’ pèsent plus lourdement sur sa propre économie, ainsi que sur l’économie globale. Ceci est le cas du secteur ‘brûlant’ des investissements fixes en Chine. Il est très pro-bable qu’en 2006 les investissements en actifs fixes dépassent 1,3 billion de dollars, c’est-à-dire plus de 50% du PIB total de la Chine. Ce qui est totalement surprenant ã tout niveau. Même dans les jours de gloire, les investissements au Japon et en Corée du Sud n’ont jamais dépassé le seuil de 40% du PIB ; pourtant, il est probable qu’aux USA, l’économie la plus grande du monde, les placements en actifs fixes soient autour de 2,3 billions de dollars, c’est-à-dire 17% du PIB. En d’autres termes, alors que le PIB de la Chine représente ã peine 18% de celui des USA, les investissements en actifs fixes en Chine se rapprochent ã 60% des placements aux USA. Autrement dit, le ‘delta’ des placements chinois – la croissance de ses dépenses d’investissements – réduit l’importance de tout ce qu’on a vu dans les dernières années. De 2000 ã 2005, on a registré une hausse des investissements en actifs fixes en Chine qui sont montés subitement de 400 milliards ã 1,1 billions de dollars américains – une augmentation de 680 milliards de dollars qui a dépassé de presque 70% le delta d’investissements aux USA, qui était équivalent ã 400 milliards de dollars dans la même période ».[14] Avec ces chiffres, il n’est pas surprenant que, déjà en 2006, l’industrie automobile ait eu la capacité de produire 8 millions d’unités annuelles, beaucoup plus que les 5,7 millions de voitures vendues en 2005. Ou encore, que, d’après les chiffres avancés par le Ministère de Commerce, 70% de l’offre de produits de consommation excède la demande solvable, des éléments qui ont contribué ã tripler les exportations chinoises dans les cinq dernières années.
Comme le montrent ces exemples – les quatre grandes niches du capitalisme mondial dans les dernières années – l’absence d’une accumulation durable et généralisée au niveau mondial qui suive le rétablissement du taux de profit n’est pas synonyme d’une non accumulation absolue, comme une thèse basée sur la stagnation pourrait le soutenir, mais elle se combine avec des forts processus d’accumulation (et de suraccumulation) dans des pays ou des branches de production déterminés, qui sont la base structurelle des fortes crises capitalistes que l’on a vécues ou que l’on vivra dans les prochaines années. Dans le cas de la crise actuelle, à la différence de la crise asiatique de la décennie passée, il faut remarquer qu’au niveau de l’économie mondiale la crise financière née aux USA précède la crise de surproduction qui, comme le mon-trent la plupart des indicateurs, est en train de s’installer lentement en Asie.
Multiplication des crises monétaires et bancaires
Les flux de capitaux croissants ont augmenté le déclenchement de crises monétaires. Le marché mondial de devises a atteint 1,9 billions de dollars par jour en 2004, plus de trois fois le niveau de 1989[15] . Selon Andrew Glyn : « On a développé des flux massifs d’aller et retour de fonds, pendant que simultanément les banques et d’autres institutions s’endettent et prêtent à l’étranger. Les estimations montrent que la valeur totale du stock d’actifs étrangers d’une importante quantité de pays a doublé entre 1980 et 1995, dès l’équivalent de 36% du PIB ã 71% du PNB, en ayant déjà plus que doublé pendant les deux décennies précédentes. Au début de l’an 2000, le rapport a probablement atteint 100%, en dépassant deux fois son summum en 1900. Les transactions de valeurs à l’étranger de résidents américains ont été multipliées par 60 par rapport au PIB entre 1977 et 2003 ». [16]
Cette mobilité du capital est une caractéristique distinctive par rapport à la période des taux de change fixes de Bretton Woods.[17] Les dévaluations n’étaient permises qu’en situations de « déséquilibre fondamental », le compte courant de la balance des paiements était généralement vu comme un rétrécissement auquel la politique intérieure devait s’adapter. Les déficits de compte courant étaient faibles. La différence ne peut être plus marquée : dès le début des années 80, surtout dans les années 90 et dans la décennie en cours, il y a eu un accroissement substantiel de la taille moyenne des excédents ou des déficits de la balance des paiements (en relation au PIB). Le déficit de compte courant des USA a atteint un record de 791 milliards de dollars en 2005, ou presque 6,5% de son PIB. La brèche qui sépare les pays avec un déficit de compte courant et ceux qui en ont un excédent au niveau mondial s’est accrue de presque 6% du PNB mondial, doublant les 3% de l’an 2000. Jamais le monde n’avait connu pareille disparité.
Les variations des taux d’échange réels ont ralenti un peu après les années 70, mais dans les 90 ces mouvements étaient encore 50% moins grands, comme dans les 60. D’après A. Glyn : « Si ceux-ci (les taux d’échange réel) n’étaient que fluctuations hasardeuses autour de tendances satisfaisantes, on pourrait attendre qu’elles soient absorbées par l’économie réelle sans coûts excessifs, spécialement quand une ma-jeure sophistication des marchés financiers et ses participants rendent plus facile se protéger des fluctuations dans les taux de change nominaux. Pourtant, ces mouvements annuels ont aussi coïncidé avec des oscillations à long terme dans les taux de change réels (et donc, dans le coût de la compétitivité des secteurs commercialisables de marchandises), ce qui peut générer un effet durable et déformé dans la structure de l’économie. Si l’on observe plus attentivement les trois devises principales (le dollar, le yen et l’euro – qui a substitué le marc allemand) on pourra observer la réelle réévaluation du dollar – près de 70% dans la première moitié des années 80 – suivi d’une chute abrupte puis, d’une importante remontée après 1995. L’euro et le yen ont aussi subi d’importants changements dans leur compétitivité réelle, en suivant généra-lement comme un reflet celle du dollar. Ces variations continues des taux de change réels peuvent être extrêmement dangereuses pour la capacité de l’économie ã moyen terme, puisqu’on fait des ajustements – entreprises qui se retirent des marchés exportateurs, licenciements de travailleurs – sur lesquels on ne peut pas revenir immédiatement si le taux de change réel évolue vers un niveau plus adéquat. Une étude détaillée de l’industrie manufacturière américaine a mis en évidence que l’appréciation du dollar augmentait d’une manière considérable la destruction d’emplois mais ceci n’était pas compensé par une destruction inférieure d’emplois ou une augmentation de la création de postes de travail dans le secteur manufacturier quand le dollar se dépréciait ã nouveau ». [18]
Et le même auteur rajoute : « Le cas pathologique de fluctuation du taux de change, une vrai « crise de la devise », est défini conventionnellement comme un mois où une combinaison du taux de change et des modifications des réserves de la monnaie étrangère dépasse le seuil limite. Une étude récente qui portait sur cinq pays de l’OCDE (quatre pays scandinaves et l’Espagne) a montré que chacun d’eux avait vécu au moins quatre épisodes de crise depuis 1970. Il y avait des situations où il y avait de grandes crises budgétaires, des déficits de compte courant ou des « excès financiers », mais aussi des situations de crises provoquées par de brusques convulsions dans les marchés de capitaux internationaux et des attaques spéculatives auto-réalisatrices – « les crises se produisent aussi dans des économies avec des fondements admirables’. L’incidence de crises basées sur un problème de devises a augmenté dans la période des taux flottants depuis 1973, la période qui va jusqu’en 1987 étant pire que la décennie suivante ». [19]
Dans les dernières années, les crises monétaires ont été accompagnées d’une croissante instabilité financière, comme celle que l’on est en train de vivre aujourd’hui au niveau mondial et qui trouve son épicentre aux USA. Avec celles-ci les crises bancaires, qui avaient pratiquement disparu pendant les années du boom sont revenues. Voyons les statistiques suivantes pour démontrer qu’il ne s’agit pas d’une question momentanée et occasionnelle, mais qu’elle comporte un caractère systématique. [20]
Dans un travail, les économistes Gary Clyde Hufbauer et Erica Wada, du Institute for International Economics, ont réalisé un relèvement statistique révélateur [21] (voir Tableau 2) : entre 1970 et 1998 se sont produites 64 crises bancaires et 79 crises de change dans le monde.
D’autres auteurs, dans une étude historique plus large, sont arrivés ã une conclusion plus significative à l’égard des crises bancaires : « Ce qui semble changer c’est la fréquence des crises, qui a été plus grande dans les décennies des 70, 80 et 90 que dans tout le 20e siècle, notamment pendant les décennies des 50 et 60. Cette augmentation dans la fréquence est principalement due ã une incidence majeure des crises de devises et des crises ‘jumelles’ (situation où la crise bancaire et celle de devises coïncident et se renforcent l’une à l’autre – voir Graphique 6) ». [22]
LES RAISONS DE FOND DE CETTE EVOLUTION
Quelle est la raison des évolutions et des comportements signalés ci-dessus ? Pourquoi le capitalisme est-il ã un niveau de crise similaire ã celui de la période d’entre deux Guerres ? Dans cette partie nous essayerons de répondre ã ces questions.
La déstabilisation du système financier et l’offensive « néolibérale »
La déstabilisation du système financier est une conséquence de l’offensive « néolibérale » menée pour augmenter les profits capitalistes. La libéralisation financière des dernières décennies a entraîné la désintégration des barrières entre les banques d’investissement, les banques commerciales et les compagnies d’assurance établies par le New Deal en réponse au surendettement et à la surspéculation de la décennie de 1920, qui ont débouché sur le crack de 1929 et la Grande Dépression. Cette transformation a été accompagnée de la titrisation des prêts [23] ã grande échelle qui avait pour objectif que les investisseurs ne soient pas liés ã des actifs réels et qu’ils possèdent un titre de propriété facilement vendable, en en recherchant ainsi un plus grand bénéfice. En d’autres termes, la part des prêts bancaires traditionnels s’est réduite et le financement ã travers les bons a augmenté. [24]
Ces transformations du système financier ont été accompagnées, dans l’administration des grands groupes, du développement du « modèle anglo-saxon » ou capitalisme actionnarial.[25]
Ces deux transformations, dans les mécanismes et les institutions de financement et dans la structure interne des entreprises, ont élargi le terrain pour l’offensive du capital contre le travail. Le résultat de cette offensive a été que les propriétaires du capital ont eu les mains libres pour rompre tous les compromis (et concessions) faits avec les travailleurs, après la Deuxième Guerre Mondiale,[26] et pour mener sur le marché boursier les stratégies de « création de valeur » des compagnies. Cet élément, avec l’extension du capital ã de nouvelles aires géographiques et sectorielles (nous y reviendrons plus tard), a permis le rétablissement du taux de profit qui déclinait depuis la fin des années 60 aux USA et dans les principales puissances impérialistes. Ce processus est ce que l’on appelle le « néolibéralisme ». Néanmoins, le prix ã payer pour cette liberté retrouvée par le capital financier a été l’augmentation du potentiel déstabilisateur des finances. En effet, on a augmenté, d’une part, son interpénétration avec le capital productif (ou le « capital en fonction », en termes marxistes) dans un marché internationalisé ainsi que sa tendance à la surproduction et, d’autre part, sa dimension spéculative.
Voyons le premier aspect, l’interpéné-tration avec le capital productif.[27] Dans le chapitre du Capital sur « le rôle du crédit dans la production capitaliste », Marx dit : Si le crédit est le levier principal de la surproduction et de la spéculation à l’excès, il en est ainsi parce que le procès de reproduction, naturellement très élastique, est forcé à l’extrême, ce qui est dû ã ce que une grande partie du capital social est appliquée par des individus qui n’en sont pas propriétaires et qui s’en servent avec bien moins de prudence que les capitalistes produisant avec leurs propres capitaux. Les entraves et les limites immanentes que la mise en valeur du capital oppose à la production dans la société capitaliste, sont donc continuellement brisées par l’organisation du crédit … » . Dans les crises de suraccumulation que nous avons signalées, ces caractéristiques que Marx impute généralement au système de crédit et aux sociétés par actions ont été amenées jusqu’à des limites inimaginables : la stimulation de l’expansion productive par l’endettement ã des niveaux gigantesques, au-delà de la capacité de les rentabiliser au niveau des attentes des nombreux investisseurs, ayant pour résultat une surabondance de marchandises qui ne représentent pas de travail socialement nécessaire. Mais, simulta-nément, la profusion du crédit donne lieu au développement des fameuses bulles spéculatives. Portés par de grandes quantités d’argent bon marché, on commence ã créer une pyramide dix et cent fois supérieure à la valeur subjacente de l’actif original, que ce soit une propriété dans le marché immobilier ou une entreprise productrice de marchandises créées par le premier prêt qui se maintient seulement par des quantités croissantes de création de crédits. Le prêt originel est revendu sous la forme de bons ou d’obligations, pour partager le risque et pour pouvoir faire de nouveaux prêts. Au même moment, ces titres sont utilisés comme garantie pour obtenir un plus grand financement des banques pour investir dans ces bons ou dans d’autres bons. Ainsi, l’expansion financière s’accélère jusqu’à arriver ã un point de rupture, où l’endettement excessif finance des comportements spéculatifs, une valeur des actifs hautement gonflée et des entreprises qui ne sont viables que dans la mesure où le boom du crédit se poursuit. La désintermédiation des finances a amené ces tendances ã des extrêmes inconnus, en créant des superstructures de plus en plus colossales appuyées sur des bases de plus en plus étroites. Voici comment l’expliquait récemment un journaliste du Washington Post : « Dans le modèle simple d’antan, une banque pouvait essentiellement emprunter de l’argent ã ses clients et le prêter ã des propriétaires ou ã des entreprises qui en avaient besoin. Néanmoins, ã chaque dollar prêté par la banque, on lui demandait de mettre une partie de son propre argent en tant que réserve pour couvrir des pertes éventuelles qu’il pouvait y avoir en cas de non remboursement de certains prêts. Mais tout ceci est fini avec la dérégulation et l’augmentation de l’ingénierie financière. Actuellement, les grandes banques empruntent la plupart de l’argent qu’elles prêtent ã travers la vente de bons aux investisseurs. Et la plupart des prêts qu’elles font n’apparaissent pas dans leurs livres de comptabilité, mais deviennent immédiatement partie intégrante d’un paquet financier comprenant d’autres prêts et sont vendus ã d’autres acheteurs comme des fonds de couverture (hedge funds). A la différence des banques, les fonds de couverture ne sont pas obligés de maintenir un niveau minimum de capital, ils peuvent alors acheter ces instruments (c’est-à-dire prêter) avec la totalité de l’argent provenant des prêts. Et, comme ils ne sont pas contraints de déclarer leurs investissements, aucun régulateur ne sait quelle quantité de dette il y a dans le système ou où elle se trouve concentrée. On estime, par exemple, que plus de la moitié des prêts utilisés pour financer des acquisitions des corporations sont maintenant en paquets financiers avec d’autres prêts et vendus comme ‘obligations collatéralisées’ (CDO pour son sigle en anglais). Entre les grands acheteurs de CDO on trouve les banques d’investissements qui les mettent en paquets avec d’autres CDO et les vendent ã nouveau. Ceux-ci s’appellent « CDO au carré’ ».[28] L’article continue et explique que « cette ingénierie financière incite l’augmentation de dettes sur d’autres dettes,[29] en faisant que le système soit plus suscep-tible de s’effondrer si le crédit devient subitement plus cher ou s’il n’y a plus de crédit disponible. Et c’est précisément cela que l’on a vu se développer dans les dernières semaines ». Visant le cœur de la crise – l’exposition des grandes banques ã potentiels defaults (non paiements ou faillites) de prêts – il dit : « A mesure que ce drame du marché du crédit se développe, les grandes banques et agences de financement de Wall Street se déplacent au centre de la scène. D’après les gestionnaires d’actifs de Barings, ces institutions se sont engagées ã donner 500 milliards de dollars en forme de crédits ‘ponts’ pour financer des acquisitions des corporations, dans l’attente de pouvoir les revendre rapidement avec un bénéfice. Mais on a dû retirer plusieurs offres ã cause du manque d’acheteurs, et il y a une grande possibilité que les banques se voient forcées de vendre beaucoup de ces crédits ã un prix extrêmement bas ou à les retenir dans leurs livres de comptabilité et consigner leur valeur ».
Finissons ce point avec quelques chiffres frissonnants pour rendre compte de l’ampleur prise par le gonflement de la sphère financière. Pendant les dernières années se sont développés et créés des instruments financiers destinés ã spéculer avec les types de change, les taux d’intérêt ou les cotisations des bons, ce que l’on appelle couramment les « produits dérivés ». Comme nous l’avons expliqué dans le cas précédent, ces spéculations sont faites non seulement avec des fonds propres mais aussi avec des crédits ou en engageant seulement une partie du total de l’opération en cours, ce qui permet d’élargir son ampleur et son niveau de risque.[30] Dans sa dernière étude, la Bank of International Settlements (BIS) calcule que le montant total de la valeur ‘notionnelle’ de tous les produits dérivés dans le monde atteignait l’incroyable somme de 415 billions de dollars. Ce qui représente huit fois le PIB de toute l’économie mondiale réunie… vingt fois la valeur totale de tout le stock d’actions aux Etats-Unis et cinquante fois la dette totale du Trésor américain. En 1998, la dernière fois où le marché de produits dérivés s’est presque effondré, ceux-ci représentaient « seulement » 80 billions de dollars au niveau mondial, selon la BIS. Ceci était déjà un chiffre énorme. Mais comme nous l’avons déjà dit, actuellement le montant total des produit dérivés a atteint 415 billions … presque cinq fois plus ! Si le risque se propage parmi les milliers d’institutions, chacune possédant le capital suffisant pour soutenir leurs paris, cette bulle des dérivés peut ne pas être une menace. Mais l’Office de Contrôle des Devises du Gouvernement (l’OCC en anglais) informe que, aux USA, seulement cinq banques contrôlent 97,1% des dérivés de tout le système bancaire américain. Pire encore, parmi ces cinq banques, aucune – pas même une – ne possède le capital pour couvrir son risque de crédit net, la mesure basique que l’OCC utilise pour évaluer le risque qu’assument ces banques dans leurs opérations avec dérivés. A nouveau en 1998, moment de la dernière débâcle, JP Morgan Chase, l’acteur le plus important dans le monde du marché des dérivés, avait 3,80 dollars de risque de crédit pour chaque dollar de son capital. Actuellement, l’OCC informe que JP Morgan Chase a 7,99 dollars en risque de crédit pour chaque dollar de capital, un chiffre énorme, ce qui représente plus du double de son niveau de risque de 1998 ! La banque HSBC, qui était ã peine un acteur dans le marché de dérivés en 1998, a maintenant un crédit de risque de 5,65 dollars pour chaque dollar de son capital ! Et ainsi de suite avec le reste des grandes banques comme la Citigroup, Bank of America ou Wachovia. La banque la plus grande des Etats-Unis – la Bank of America – est aussi très impliquée, elle risque quatre fois son capital. Et l’acteur le plus important du marché des dérivés – JP Morgan Chase – est celui qui risque le plus : huit fois son capital total, d’après les données de l’OCC. Enfin, s’il manquait une preuve de ce terrifiant édifice financier, nous pouvons indiquer, en nous basant sur les données recueillies – mais non publiées – par l’OCC, que moins de 9% du marché des dérivés des marchés américains se négocient en transactions régulées. Le reste (91%) sont des contrats de gré ã gré, en dehors des transactions régulées. Ceci signifie que chaque partie est responsable de la surveillance du crédit et de la confiance de chaque partie et réciproquement.
L’internationalisation du capital productif : le monde pour le capital, mais aussi pour la diffusion de ses crises
L’extension du capital ã de nouvelles aires géographiques engendrant une impressionnante internationalisation du processus de production capitaliste, a été un autre grand facteur qui a permis le rétablissement du taux de profit qui déclinait depuis les années 60 aux USA et dans les principales puissances impérialistes. Ce processus, qui a commencé lentement mais constamment pendant le boom de l’après guerre, s’est accéléré dès les années 70, motivé par la recherche de pays ayant une main d’œuvre bon marché ; cette recherche avait pour objectif de rendre moins chères les portions du processus de production fortement consommatrices de travail et de cette façon augmenter les marges de profit. La contrepartie de cette homogénéisation et interconnexion [31] plus grande de l’économie capitaliste a été l’accélération de la diffusion des crises récessives ou dépressives en augmentant leur acuité, comme l’ont mis en évidence les crises des marchés émergeants de la décennie passée, notamment la crise asiatique ou maintenant les premiers signes de la crise financière internationale. Lénine dans son livre célèbre « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », a défini une des caractéristiques centrales de la première vague d’internationalisation du capital vers la fin du 19e siècle et le début du XXe : l’exportation des capitaux. Celle-ci continue ã être une des caractéristiques de la période actuelle. Mais il y a une différence qualitative dans la composition de ces flux de capitaux : aujourd’hui domine l’investissement direct à l’étranger (IDE) par rapport aux investissements de portefeuille, notamment les titres qui pour la plupart financent les Etats et non pas les agents privés, essentiellement dans l’infrastructure comme le chemin de fer. Cet IDE est le véhicule ã travers lequel on établit de nouvelles relations de production capitaliste qui impliquent la destruction des vieilles relations de production, une particularité que l’on peut observer dans la réduction de la population en âge de travailler occupée dans l’agriculture et dans le grandissant processus de salarisation au niveau mondial. Il s’agit d’une mondialisation du capital productif. Comme l’explique Isaac Joshua, celle-ci est la singularité de la mondialisation actuelle : « […] elle est celle du capital de production et ce, directement, sans transferts massifs de population. La mondialisation du 20e siècle finissant prolonge ainsi celle du 19e siècle américain, mais elle diffère aussi profondément parce qu’au lieu d’être une ‘mondialisation-gonflement’, elle est une mondialisation-transformation, où le capitalisme s’empare d’anciennes populations au lieu d’en exporter sur des territoires décrétés neufs. Le capital productif s’attaque désormais ã des pays de vieille histoire et de vieille civilisation, pour y détruire, remplacer, recomposer les rapports de production existants. La mondialisation du 19e siècle a étendu le salariat ã des nouveaux territoires (Amérique), en laissant subsister ã ses côtés l’immensité des rapports de production ‘traditionnels’ (Inde, Chine, etc.). L’actuelle pénètre par contre les anciens espaces sociaux, détruit les anciens rapports de production et, les ayant fait éclater, en redistribue à la façon capitaliste les éléments épars. La dynamique du capital se rapproche de son idéal : que tout sur terre ne soit plus que capital et fructification de la valeur ».(voir annexe, « Une salarisation universelle »).
D’autre part, cette mondialisation du capital a débouché sur deux modifications substantielles du processus de production capitaliste : d’un côté, on a une évolution vers une intégration croissante du marché mondial du travail qui met en concurrence les salariés du monde entier, déstabilise les relations salariales nationales, et menace les systèmes de sécurité sociale. Et de l’autre, il y a une redéfinition de la vieille division mondiale du travail, comparée à l’époque de l’impérialisme classique.
En ce qui concerne le premier aspect (dans le cadre des tendances signalées plus en haut), dans les deux dernières décennies, le processus de restauration du capitalisme en Chine, dans l’ex-URSS et dans l’Europe de l’Est, ainsi que la plus grande ouverture au marché mondial de certains pays de la périphérie qui avaient une économie plutôt autarcique, comme l’Inde, ont élargi significativement l’offre de force de travail à l’échelle mondiale. Ce qui a donné un grand avantage au capital par rapport au travail. En effet, bien qu’il y ait des différences ã propos de son impact, divers travaux en rendent compte. Citons quelques-uns. L’économiste d’Harvard, Richard Freeman, affirme que : « La communauté économique mondiale et les responsables des politiques économiques, des gouvernements et des institutions internationales n’ont encore pas tout ã fait compris le développement le plus important qui s’est produit dans cette période de la globalisation –Ã savoir, le doublement de la force mondiale de travail. J’estime que l’entrée de la Chine, de l’Inde et de l’ex-bloc Soviétique dans l’économie mondiale a diminué de 55 ã 60% la relation capital travail. Le doublement dont je parle c’est la grandissante quantité de personnes qu’il y a dans l’économie globale comme résultat de l’adhésion de la Chine, de l’Inde et de l’ex-Union Soviétique au marché capitaliste. En 1980, la force mondiale de travail était composée par des travailleurs des pays développés, de certaines parties d’Afrique, et de la plupart de l’Amérique Latine. Dans ces économies travaillaient ã peu près 960 millions de personnes. L’augmentation de la population, surtout dans les pays les plus pauvres, a fait que le nombre d’employés monte ã 1,4 milliards en 2000. Mais dans les années 80 et 90, les travailleurs chinois, indiens, et de l’ex-bloc Soviétique se sont incorporés au marché mondial du travail. Évidemment, ces travailleurs existaient déjà . Pourtant, la différence consiste en ce que leurs économies se sont rajoutées au système de production et de consommation mondiale. En 2000, ces pays ont ajouté 1,4 milliards de travailleurs à la force mondiale de travail – en doublant la taille de la force de travail qui y est liée. Ces nouveaux participants de l’économie mondiale ont amené avec eux peu de capital. Il en fut ainsi soit parce qu’ils étaient très pauvres soit parce que le capital qu’ils possédaient avait peu de valeur. Une diminution dans la relation travail/capital à l’échelle mondiale penche la balance de pouvoir des marchés en faveur du capital et contre les travailleurs, en conséquence du nombre plus élevé d’ouvriers qui sont en concurrence pour travailler avec ce capital (…) La relation capital travail détermine les salaires payés aux travailleurs et la rémunération du capital. Plus élevée est la quantité de capital possédé par chaque travailleur, plus élevées seront sa productivité et sa rémunération ».[32]
L’ex-économiste en chef de Morgan Stanley, Stephen Roach, insiste depuis des années sur le fait que ce qu’il appelle « l’arbitrage global du travail » (Global Labor Arbitrage) va changer l’économie mondiale. Dans un article de 2006 il disait : « Probablement, ce n’est pas un hasard si la relation entre la croissance de la productivité et la rémunération du travailleur s’est brisée ã mesure que les forces de la globalisation se sont intensifiées. D’abord dans le secteur manufacturier, maintenant dans les services, le phénomène de l’arbitrage global du travail a exercé une très forte pression sur les salaires américains les poussant vers le bas, ã des niveaux internationaux. Mais la réduction du salaire réel aux USA n’a pas été homogène pour tous les revenus. Dans une large mesure, celle-ci s’est produite parce qu’il y a des segments, de plus en plus amples, du marché de travail américain exposés ã une puissante et exceptionnelle force compétitive – l’informatique – qui facilite l’arbitrage. Grâce à la vitesse de pénétration d’Internet, l’arbitrage global du travail a touché des secteurs qui historiquement n’étaient pas habitués à la concurrence salariale. Dans une enquête antérieure, j’ai trouvé que la disparité entre la rémunération et l’augmentation de la productivité pendant l’expansion économique actuelle, a été plus grande dans les services que dans la manufacture. Ce segment de l’économie américaine qui, auparavant, n’était pas commercialisable, actuellement est en train de sentir la puissante force de l’arbitrage global du travail. Internet a changé pour toujours le climat compétitif pour la plupart des travailleurs intellectuels, les « cols blancs ». Grâce à la quasi-omniprésente connectivité maintenant la production du travailleur intellectuel peut être envoyé par email ã un autre ordinateur dans une autre partie du monde. Ceci fait que les travailleurs ã bas coût, expérimentés et hautement qualifiés de Bangalore, de Shanghai et d’Europe Centrale et de l’Est, entrent dans le contour global des travailleurs intellectuels. Ce qui est vrai pour les programmateurs, les ingénieurs, et les créateurs de softwares, ainsi que pour toute l’ample gamme de professionnels qui travaillent durement dans les postes légaux, dans la comptabilité, dans la médecine, dans les agences d’assurance et pour les analystes financiers. Dans ce contour global de travai-lleurs également qualifiés, se déroule un important arbitrage pour réduire les disparités de travail. En conséquence, la réduction du salaire réel dans des économies ouvertes comme celle des USA a fait monter rapidement la chaîne de valeur – laissant ã une partie toujours petite d’entre eux au sommet de la hiérarchie des métiers. En d’autres termes, l’arbitrage global du travail, rendu possible par l’informatique, est une ma-nière sûre d’augmenter les inégalités de revenus ». [33]
Florence Jaumotte et Irina Tyrell, deux chercheurs en économie du FMI, nuancent plus cette influence en attribuant une plus grande responsabilité pour la déflation du prix de la force de travail aux innovations technologiques qu’à l’internationalisation du processus productif. Cependant, ils ne nient pas son influence : « La globalisation est un des facteurs, parmi d’autres, qui ont fait pression pour réduire la partie du salaire correspondant aux travailleurs des économies développées, bien que les changements technologiques rapides ont eu un impact plus grand, notamment parmi les travailleurs non qualifiés ». Et ajoutent : « Une première question que l’on pourrait se poser est de savoir comment l’ouverture de la Chine, de l’Inde et de l’ex-bloc de l’Est, avec le développement démographique en cours, ont affecté l’offre globale de main d’œuvre. Il n’est pas facile de répondre ã cette question, puisqu’elle dépend dans une large mesure de savoir quelle proportion de la force de travail d’un pays est dans le marché mondial ou pourrait arriver ã y participer. Pour simplifier on peut mesurer la force de travail de chaque pays selon le rapport entre les exportations et le PIB. Mesurée ainsi, l’offre globale de la force de travail réelle s’est multipliée par quatre entre 1980 et 1995, et la plupart de cette augmentation a eu lieu après 1990. L’Asie de l’Est a contribué à la moitié de cet accroissement ã cause d’une croissance significative de la population en âge de travailler et d’une plus grande ouverture commerciale, alors que l’Asie du Sud et les pays de l’ex-bloc de l’Est ont moins apporté. Alors qu’une grande partie de la croissance absolue de l’offre globale de la main d’œuvre a été composée de travailleurs peu formés (il s’agit ici de gens n’ayant pas eu une formation universitaire, tertiaire ou supérieur), l’offre relative de travailleurs ayant une formation supérieure, a augmenté de près de 50% dans les dernières 25 années, la plupart provenant des économies développées mais aussi de la Chine ». Enfin, par rapport aux secteurs de l’économie les plus affectés ils disent : « Observant séparément le secteur qualifié et le non qualifié, le facteur principal qui a affecté la part du revenu des travailleurs du secteur non qualifié sur la période étudiée, au-delà d’un changement d’emploi vers les secteurs qualifiés, est un changement te-chnologique. Ce résultat est en accord avec la croyance que les ordinateurs et d’autres équipements de technologie informatique sont un substitut de la main d’œuvre non qualifiée, et tendent ã complémenter la main d’œuvre qualifiée. D’autre part, la globalisation de la main d’œuvre a contribué ã une diminution de la part des revenus dans les secteurs qualifiés, beaucoup plus que dans le secteur non qualifié. Ceci coïncide avec d’autres découvertes antérieures qui disent que l’augmentation des délocalisations (déplacement des activités ã un autre pays) a affecté plutôt les travailleurs qualifiés que les non qualifiés ». [34]
La deuxième conséquence de ce processus d’internationalisation du capital productif est une redéfinition de la vieille division mondiale du travail. La nouvelle division du travail que la stratégie des grands groupes a imposé progressivement a impliquée une croissante gravitation de la loi de la valeur au niveau mondial. La plus grande influence des transnationales, notamment dans le champ de la production de biens commercialisables, mais de plus en plus dans d’autres secteurs de valorisation du capital, comme les services, tend à la formation de prix mondiaux dans un nombre grandissant de branches de l’économie.
Ceci est différent de « l’impérialisme classique » où les pays de la périphérie capitaliste sont intégrés à l’économie mondiale en tant que fournisseurs de matières premières pour les centres métropolitains. Mais aussi il y a une différence par rapport aux années du boom des multinationales et de l’installation de filières dans de marchés protégés, bien que ce soit dans cette période-là que ce processus d’internationalisation du capital productif se soit entamé. L’originalité des dernières décennies c’est que la « spécialisation » primaire des pays de la périphérie capitaliste, en tant que producteurs de matières premières, se combine avec l’intégration de certains d’entre eux aux circuits de la production manufacturière internationale administrés par les transnationales et d’autre entreprises de moindre importance, comme le capital chinois d’outre-mer qui a été rendu possible grâce à la réduction significative du prix des transports et des communications.
À différence des thèses « globalisatrices » qui supposent que la plus grande internationalisation du processus de production au niveau de la grande industrie laisserait dans le passé les frontières nationales et les différences de productivité et de salaires entre les pays, il est important de souligner qu’en réalité celles-ci s’approfondissent comme base pour faire baisser le prix de la force de travail pour obtenir les profits extraordinaires des grandes multinationales. La concurrence acharnée des pays de la périphérie afin d’attirer les capitaux par le biais du bas niveau des salaires, les réductions des charge fiscales sur le capital, la protection sociale quasi-nulle ou l’inexistence d’une législation sur la protection de l’environnement, sont une preuve de ceci.
Le résultat est une nouvelle division du travail, où certains pays (les pays centraux) tendent ã concentrer les travaux complexes et la science basique, un autre groupe de pays (quelques zones de la périphérie) l’exploitation intensive de la force de travail, d’autres se maintiennent essentiellement comme producteurs de matières premières, et enfin il y a un secteur de pays qui servent de réservoirs de population ouvrière privés de toute possibilité de s’intégrer dans le processus de production, comme est le cas d’une grande partie du continent africain. Cette nouvelle structuration permet aux entreprises multinationales d’obtenir des profits extraordinaires, de s’assurer de nouveaux marchés pour leurs marchandises, de faire pression sur les prix des matières premières et de préserver leur monopole technologique.
Comme on le voit, l’internationalisation du capital productif a fait que presque toute la planète devienne son terrain de valorisation et a été l’un des éléments essentiels qui ont rendu possible le rétablissement du taux de profit. Pourtant, l’internationalisation du capital productif a impliqué que les mécanismes de propagation et de contagion des crises se soient accélérés. Comme dit Isaac Joshua : « Contrairement ã ce qui s’est passé pendant la Grande Dépression, aujourd’hui des continents entiers comme l’Asie, des pays énormes comme la Chine peuvent être atteints par le tourbillon d’une crise économique et en même temps l’amplifier en ajoutant leurs déséquilibres propres ã ceux d’un monde en agitation ». Une preuve de ceci est que le processus de production mondiale est américano-dépendant. Mettant de côté les conséquences sur les marchés financiers – qui aujourd’hui représentent une des principales voies de contagion des convulsions de l’économie mondiale, comme le démontre l’actuelle crise financière- voyons l’effet qu’une crise aux USA aurait dans le commerce et dans le PIB de ses partenaires commerciaux : « Comme suggère le déficit commercial record de 800 milliards de dollars des USA, les exportateurs du monde entier sont fortement dépendants des Etats-Unis en tant que principal moteur de la croissance de la demande globale. C’est notamment le cas des partenaires des USA du NAFTA : le Canada, la huitième économie mondiale (au niveau des échanges), envoie 84% de ses exportations aux USA – c’est-à-dire 27% de son PIB. Le Mexique, la deuxième économie d’Amérique Latine et la treizième du monde, envoie 86% de ses exportations aux USA – soit 24% de son PIB. Mais les impacts de ce flux commercial ‘Etats-Unis dépendant’ se font également évidents dans d’autres endroits. En Chine, la quatrième économie mondiale, les exportations vers les USA atteignent le chiffre de 40% du total (si l’on prend en compte les réexportations via Hong Kong) – c’est-à-dire 15% de son PIB. En conséquence, la croissante chaîne asiatique d’approvisionnement ‘sino-dépendante’ est fortement subordonnée au plus grand marché chinois d’exportations (les USA). Ce qui signifie qu’un ralentissement de l’économie des USA, ne toucherait pas, via la Chine, seulement le Japon, Taiwan et la Corée du Sud mais aussi le complexe de production globale de commodities, qui est devenu très dépendant de la Chine dans ces dernières années (c’est-à-dire l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, le Brésil, certaines zones d’Afrique et, bien sûr, la Russie). Le reste du monde est un mélange de degrés de con-centration d’exportations ‘USA dépendantes’. Au Japon, où pendant cinq ans la tendance à la croissance des exportations (+ 5,2%) a été trois fois plus rapide que le rythme de la croissance de la consommation privée (1,6%), 24% de ses exportations partent directement aux USA. En outre, il y a un autre 14% des exportations japonaises qui part vers la Chine – qui est devenue son deuxième marché d’exportations – d’où, comme on l’a déjà dit, elles sont réexportées aux Etats-Unis. Donc, il est difficile d’imaginer que le Japon échappe aux conséquences d’un ralentissement de l’économie américaine. L’Europe, dont seulement 8% des exportations part vers les USA, sera probablement dans une position plus confortable pour faire face ã une diminution de la demande américaine, mais les liens commerciaux de plus en plus étroits avec l’Asie laissent les exportations européennes indirectement exposées aux USA. En définitive, on ne se tromperait pas si l’on disait qu’il existe un modèle de croissance des exportations ‘USA dépendant’ – une caractéristique qui laisse une économie globale de basse consommation très vulnérable ã tout retrait prolongé du consommateur américain »[35] Comme on voit, une récession américaine affecterait toute la planète. Du point de vue de la réalisation, la disparition de vieilles formes de production a privé le capitalisme mondial de régions qui absor-baient l’excédent de marchandises de la suraccumulation et de la surproduction existant dans les pays métropolitains dans les moments de crise, comme c’était le cas des ex-Etats ouvriers bureaucratisés ou le modèle de substitution d’importations en Amérique Latine. En même temps, du côté de l’offre, les transformations du système financier, qui permettent aux grands groupes d’émettre leurs propres bons ou obligations négociables laissant dans le passé les limites de l’intermédiation bancaire, ont permis la diffusion plus rapide de produits, de processus, et d’innovations. En imposant une norme de profit commune en tous les pays, elles ont renforcé les contradictions classiques du capitalisme, affaiblissant les mécanismes anti-cycliques qui traditionnellement opèrent au niveau national ou régional, comme le démontre l’existence du pacte européen de stabilité qui limite la manipulation monétaire et fiscale des gouvernements lors des moments de récession. Ces éléments de l’offre comme ceux de la demande expliquent la tendance à l’approfondissement des crises quand elles se déclenchent.
Quel rôle joue et quel rôle ne joue pas la Chine dans le nouveau mode d’accumulation capitaliste ?
Dans un passage du Capital, en forme d’intuition géniale pour son époque, Marx évoque l’hypothèse d’une Chine capitaliste. Il constate l’amorce d’une « concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste jette tous les travailleurs du monde », et poursuit en disant qu’« il ne s’agit pas seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux du continent, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois ». Marx cite le discours d’un député anglais : « si la Chine […] devient un grand pays manufacturier, je ne vois pas comment la population industrielle de l’Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de ses concurrents ».[36] La transformation, un siècle et demi plus tard, de cette vision en réalité est l’expression la plus extrême, pour la dimension de la Chine, des tendances bénéfiques pour la rentabilité du capital. De ce point de vue, la contribution de la Chine est double. D’une part, en aggravant la concurrence des salariés des différents pays, elle exerce de la pression sur le prix de la force de travail en le faisant baisser. Ce processus se réalise ã travers la mondialisation du système de péréquation du taux de profit, fondamentalement dans les chaînes de production et de distribution des produits manufacturiers, traduite par la guerre de prix et la réduction de la marge de bénéfices des compagnies. Son rapide développement a provoqué des changements dramatiques dans la valeur de la force de travail, avec d’importantes conséquences dans la distribution ré-gressive du revenu. En d’autres termes, la Chine exerce clairement une pression déflationniste sur le prix de la force de travail. Parallèlement, l’intégration de la Chine (nous insistons, en tant que l’expression la plus achevée de la nouvelle division mondiale du travail) à l’économie mondiale, a signifié une baisse du coût de plusieurs éléments du capital fixe ainsi que d’une grande quantité de biens de consommation, bien que les salaires des travailleurs des pays impérialistes baissent ou stagnent. Entre les forces contradictoires de la loi de la tendance décroissante du taux de profit, Marx signalait qu’à travers le commerce international, le capitalis-me est capable de tirer des bénéfices des nations ayant une composition organique du capital moindre. Comme Marx l’a expliqué, cette situation tend ã accroître le taux de profit : « Le commerce international, en diminuant le prix des éléments du capital constant et des aliments pour lesquels est dépensé le capital variable, fait hausser à la fois le taux de la plus-value et le taux du profit ». [37]C’est ainsi que dans une large mesure, l’intégration des pays ã main d’œuvre peu coûteuse au marché international engendre la réduction généralisée du temps de travail socialement nécessaire à la production des marchandises manufacturières, qui a amené ã une claire déflation des prix de celles-ci dans les quinze dernières années. Selon le FMI : « Etant donné que la production ã bas coût dans les marchés émergeants et dans les pays en voie de développement continuera ã s’intégrer dans le marché mondial, il est probable que ces forces assurent une inflation basse dans un futur prévisible, ce qui garde une certaine ressemblance avec la déflation séculaire associée ã des grandes augmentations de la productivité pendant la période classique de l’or comme devise mondiale vers la fin du 19e siècle ».[38] Un autre indicateur pour mesurer cet impact est le pourcentage des importations dans les biens de consommation des marchés des pays centraux, par exemple le principal mar-ché de consommation à l’échelle planétaire : les USA. Wal-Mart, la principale chaîne de commerce au niveau mondial et le principal importateur américain de produits venant de la Chine et d’autres pays du sud-est asiatique, se vante en disant que sa politique de baisser les prix augmente le niveau de vie de la population américaine, faisant économiser en moyenne 100 milliards de dollars par an aux consommateurs ou près de 600 dollars par an par ménage, bien que dans la baisse de prix n’intervienne pas que l’énorme poids des produits importés mais aussi les salaires plus bas de ses propres salariés, en plus d’une gigantesque infrastructure logistique et informatique qui la rendent imbattable pour ses concurrents dans le marché de la distribution. Prenons, pour donner un exemple de ce processus, les énormes bénéfices que perçoivent les impérialistes dans une branche de production capitaliste par excellence, l’industrie textile, dans laquelle la Chine est le producteur et l’exportateur mondial dominant et, selon la logique de l’économie bourgeoise vulgaire, un clair gagnant. Les choses ne sont pas du tout ainsi, comme le démontre l’article suivant : « Premièrement, les compagnies textiles étrangères s’approprient un quart de tous les profits des expor-tations textiles chinoises ; elles, et non pas les compagnies chinoises, sont directement bénéficiaires de l’expansion des exportations. Deuxièmement, effectivement les compagnies chinoises s’approprient les trois quarts restants des bénéfices des exportations, mais généralement le taux moyen de leurs profits est bas. La plupart sont sous-traitantes de compagnies étrangères, donc ne gagnent qu’une fraction de la valeur ajoutée, soit très souvent environ 10%. Des entreprises importatrices comme Wal-Mart et d’autres marques connues s’approprient la plupart des profits. Troisièmement, plus la Chine exporte des produits textiles, plus grand sera son besoin d’importer machines textiles des pays développés ; l’Allemagne est le principal exportateur sous cette rubrique. En effet, la Chine est devenue le principal importateur du monde de ce type d’équipement, 150% de plus que la Turquie, le deuxième acheteur de machines textiles. Dans l’échange de produits ã forte intensité de main d’œuvre (textiles chinois) par des produits ã forte intensité de capital (machines des USA et de l’UE), ces derniers gardent la plus grande partie de la valeur ajoutée. Par conséquent, la croissance de la Chine en tant qu’exportateur de produits textiles, bénéfice aux entreprises chinoises, américaines et européennes »[39]. Les deux premières raisons montrent comment fonctionne la nouvelle division mondiale du travail dirigée par les multinationales et comment on distribue la plus-value dans cette branche de la production[40]. La troisième raison, plus traditionnelle, montre que l’échange inégal n’a pas disparu avec la nouvelle division mondiale du travail mais qu’il a évolué : la relation n’est plus entre produits manufacturés et matières premières, mais entre produits manufacturiers de différents niveaux de sophistication technique. Il y a une « commoditification » de la production manufacturière. Le bilan de l’incorporation de la Chine au marché mondial est très clair pour l’un des magazines les plus importants du capital financier international qui utilise la métaphore suivante : « L’intégration de la population chinoise de 1,3 milliards de personnes sera si transcendantale pour l’économie mondiale que la Peste Noire l’a été pour le 14e siècle européen, mais avec un effet opposé. La Peste Noire a réduit d’un tiers la population européenne, les salaires ont augmenté et la rente du capital et de la terre ont baissé. A contrario, l’intégration de la Chine fera baisser les salaires des travailleurs non qualifiés et les prix des biens de consommation, et fera augmenter la rente du capital ».[41]Tout cela révèle le bénéfice qu’a tiré le capital de la restauration capitaliste en Chine. Mais en dernière analyse, la Chine, peut-elle remplacer les USA en tant que consommateur mondial, comme s’enthousiasme le même magazine The Economist dans sa couverture du 21/10/2006 où il y a écrit « America drops, Asia shops ? » (L’Amérique tombe, l’Asie achète ?)
Commençons par donner une idée de ce que nous disons : en 2005 la consommation totale des USA a été de 9 billions de dollars, 20% de plus que celle de l’Europe et trois fois et demie de plus que celle du Japon, les trois piliers de l’impérialisme. Comment le « nouveau et vibrant consommateur asiatique », en particulier celui du miracle économique chinois, se situe-t-il par rapport ã ces poids lourds ? Le « managing editor » de China Economic Quartely, Arthur Kroeber, qui après 20 ans de vie en Chine connaît profondément les réalités de ce pays, ne laisse rien subsister de ce mythe. Dans un article récent, il argumente : « Dernièrement, on a beaucoup parlé du « boom » de la consommation chinoise et il y a eu un tapage considérable autour de l’ascendante classe moyenne chinoise. Certaines banques d’investissements ont même dit que le consommateur chinois remplacerait l’américain en tant que conducteur de la croissance économique vers l’année 2015. Personne ne conteste que la Chine est plus riche qu’auparavant et que ses consommateurs, dans les grandes villes et dans la côte, achètent une variété plus ample de produits, mais les informations parlant d’un ‘boom’ de la consommation chinoise sont pour la plupart fantaisistes, une version moderne du rêve du ‘fileur de Manchester’ du 19e siècle (« Manchester mill-owner », le propriétaire d’une filature de Manchester, est utilisé en tant que métaphore du désir d’ascension sociale, NdR). La vérité c’est que le marché de la vente au détail en Chine est presque la moitié de ce que l’on dit, et que ladite ‘classe moyenne’ est plus petite, dispersée et a un pouvoir d’achat plus bas que ce que plusieurs agents de ventes imaginent avec de grands espoirs. Dans une large mesure, la Chine continue ã être ce qu’elle a été pendant longtemps : un grand pays, très peuplé, dont la plupart des gens n’ont pas d’argent. La solution ã ce casse-tête est de reconnaître que du point de vue de la consommation il y a deux Chines. La première Chine, que l’on pourrait appeler ‘la Chine de la survie’, compte autour d’un milliard d’habitants qui achètent essentiellement de la nourriture et des vêtements ã un niveau ã peine au-dessus de celui de la survie. Ils génèrent un grand vo-lume de ventes au détail, mais celles-ci sont insignifiantes du point de vue des compagnies qui vendent ou commercialisent les biens de consommation étrangers ou ceux des entreprises étrangères mais fabriqués en Chine. La deuxième Chine, ‘la Chine consommatrice’, compte entre 100 et 300 millions de personnes qui perçoivent des revenus qui leur permettent une quantité significative de dépenses facultatives, et qui vivent dans des centres urbains capables de permettre de hauts niveaux d’investissements pour les producteurs et distributeurs de biens de consommation ». [42]
Puis il continue et se demande ã quel point la « classe moyenne » chinoise est grande et riche : « Une affirmation réaliste de la taille de la ‘Chine consommatrice’ doit exclure non pas seulement les foyers qui se trouvent au-dessous d’un certain niveau de revenu, mais aussi ceux qui sont très lointains ou étalés. Alors, ‘la Chine consommatrice’ consiste en différentes régions géographiques où le niveau moyen des revenus est suffisamment élevé pour soutenir une dépense facultative substantielle. Mastercard signale que les achats d’un ‘consommateur facultatif’ deviennent une partie importante de la consommation nationale une fois que le PIB par habitant dépasse 5000 dollars, un niveau qui semble raisonnable. Les statistiques chinoises ont identifié deux aires avec ce niveau moyen de revenus : Yangtze River Delta, qui a enregistré en 2005 une population registrée de 82 millions de personnes et un PIB moyen par habitant de 5.013 dollars selon le taux de change contemporain, et Pearl River Delta en Guangdong, avec une population de 43 millions de personnes et un PIB moyen par habitant de 5.184 dollars. Ces deux aires contiennent 125 millions de personnes. En en ajoutant le corridor Beijing Tianjin qui abrite 25 millions de personnes avec presque le même PIB moyen par habitant, il résulte que la ‘Chine consommatrice’ est un ‘pays’ de 150 millions de personnes avec un PIB moyen par habitant de 5.000 dollars. Alors, quelle est exactement la valeur du marché de la ‘Chine consommatrice’ ? Un bon outil d’analyse est de le comparer à la Malaisie, un petit pays que l’on peut considérer un marché unique, avec un PIB moyen par habitant de 5.000 dollars et une population de 25 millions de personnes (2005). Multipliant la population malaisienne par son PIB moyen par habitant, on obtient ce que l’on pourrait appeler le Malaysian Consumption Unit (MCU, Unité de Consommation Malai-sienne). En répétant l’exercice avec la population consommatrice de la Chine et le PIB par habitant comme entrées (‘Imputs’), on peut voir quelle dépense de consommation facultative elle a, en multiples du marché malaisien. Sur cette base, ‘la Chine consommatrice’ a un MCU de 6, le même ‘ranking’ que la Corée du Sud et derrière l’Espagne (8). L’Allemagne (22) et le Japon (37) sont beaucoup plus en avance, alors que les USA (84) sont dans une ligue propre, même si on comptabilise la population de 15 millions de personnes exclues du marché de consommation ã cause de la distance géographique ».[43]
En d’autres mots, la Chine est un miracle pour faire baisser les coûts de production pour les grandes entreprises multinationales, mais ce n’est pas une source de marchés significatifs pour la plupart de celles-ci. Au contraire, comme le signale le même auteur dans un autre article, le marché chinois peut être l’endroit où les illusions des grandes multinationales de percevoir de gros profits se heurtent à la réalité, avec des pertes conséquentes ã cause des importants investissements réalisés pour pénétrer dans son marché intérieur. Ainsi : « Les chaînes mondiales de la vente au détail pensaient qu’elles allaient devenir riches après la levée des restrictions à la participation étrangère dans le marché de la vente au détail que le gouvernement avait décrété en 2004. Trois ans après, la si attendue mine d’or ressemble plus ã une mine de faux or. Les nouveaux participants étrangers se trouvent face ã une dure concurrence de la part des agiles rivaux locaux. Même les entreprises qui comptent avec une présence établie devront attendre des années avant que la Chine incrémente significativement ses lignes de vente globales. Le marché de vente au détail chinois est beaucoup plus petit que ce que les gens croient. Le total des ventes au détail en Chine est de près de 500 milliards de dollars. La moitié de ce chiffre représente la dépense en biens de subsistance (nourriture et vêtements) des populations des zones rurales et des petits villages ou des petites villes, qui ne représentent pas un grand marché pour les grandes chaînes étrangères de vente au détail. La dépense en ce secteur de la part des consommateurs urbains, qui sont plausiblement à la porté des grandes chaînes internationales de vente au détail, est probablement autour de 250 milliards de dollars – c’est-à-dire près d’un dixième des ventes au détail, sans y inclure les ventes de voitures, aux USA, que l’on estime être de 2,5 billions de dollars. Mais même dans ce marché, la plupart des consommateurs continuent ã chercher les prix les plus bas – et non pas la qualité supérieure ou le meilleur service que les grandes chaînes de vente au détail étrangères puissent offrir. En 2006, entre les 100 chaînes de vente au détail les plus importantes de la Chine il y avait six compagnies étrangères. Mais ce n’est que pour une parmi elles – la britannique B&Q qui se spécialise dans la vente d’articles de réfection pour la maison – que la Chine représente 5% des ventes totales. Néanmoins, la croissance rapide de la Chine continue ã être une grande attraction c’est pourquoi des investisseurs étrangers récents du secteur de la vente au détail sont plus ambitieux que ce que les ventes actuelles le suggèrent. Carrefour a ouvert en Chine 20 des 95 nouveaux magasins qui a inaugurés dans tout le monde l’année dernière. B&Q, Wal-Mart et la chaîne de supermarchés britannique Tesco s’y sont déployés agressivement pendant les dernières années. Deux grandes entreprises américaines du secteur de la vente au détail – la chaîne qui vend des produits pour faire des réparations à la maison, Home Dépôt, et le géant de l’électronique Best Buy – sont entrées dans le marché ã travers des acquisitions. Ces grandes entreprises sentent l’opportunité du fait que le marché chinois de ventes au détail continue ã être relativement fragmenté. Les 30 magasins de vente au détail les plus importants représentaient 16,5% du marché national en 2006, comparé au 37% des USA et au 31% de la Corée du Sud. Mais la fragmentation révèle aussi des obs-tacles. Le plus important c’est le haut coût unitaire de distribution. Les clients potentiels des chaînes étrangères du secteur de la vente au détail ne sont pas distribués de façon identique dans le pays, ils sont au contraire concentrés en des ‘îles’ : deux tiers sont regroupés autour de Beijing, de Shanghai et de Guangzhou – trois villes si proches entre elles que Madrid, Belgrade et Moscou. Le réseau de transport est insuffisant : les coûts de logistique en Chine représentent 20% du PIB, alors qu’aux USA ils n’en représentent que 8%. Alors, les entreprises du secteur de la vente au détail sont coincées entre un coût élevé de distribution et des consommateurs qui veulent toujours les prix les plus bas. Dans un tel marché, il devient difficile de se procurer des profits ». [44]
Les origines des déséquilibres : efficacité pour rétablir les profits, étroitesse du marché mondial, et féroce concurrence capitaliste
La disproportion entre l’investissement et les exportations, et la consommation en Chine, ce n’est pas qu’une caractéristique de la croissance du géant asiatique, mais une contradiction aiguë qui surgit des conditions de l’économie internationale des dernières décennies et le rétrécissement du marché mondial qui en découle, ã différence de l’époque dorée du boom. Pendant toutes ces années, la Chine, en tant que paradigme de la nouvelle division mondiale du travail, s’est bénéficiée beaucoup plus que d’autres pays, ã cause de sa vaste disponibilité de main d’œuvre bon marché, de la tendance des économies et des multinationales des pays impérialistes ã réduire les coûts de production pour récupérer la rentabilité après la crise des années 70. Cette tendance s’est développée en réponse au surinvestissement des années 90 aux USA et à la crise récessive qui l’a accompagné, et qui continue ã s’élargir ã des nouveaux secteurs (les services) de l’économie mondiale. Cependant, cette tendance est compensée par une autre opposée, mais qui relève du même processus de restructuration et de relocalisation capitaliste des dernières décennies : l’étroitesse du marché mondial qui ne permet pas de valoriser et de réaliser les niveaux du taux de profit atteints, de manière soutenable. Ce chemin, bien qu’il ait favorisé la récupération de la rentabilité, n’a pas conduit ã une ex-pansion comparable ã celle du boom de l’après-guerre, mais ã une lutte acharnée pour les marchés. De cette logique de fer résulte la recherche infatigable de sources de main d’œuvre bon marché, ce qui a bénéficié particulièrement la Chine en faisant d’elle un soi-disant « nouveau miracle capitaliste » (Est-ce que quelqu’un se souvient qu’avant la crise de 1997-98 on appelait ainsi les NPI comme la Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong ou Singapour, ou les NPE comme la Malaisie, le Tailhade et l’Indonésie ?). Cette même logique, à la fois, pose un grand signe d’interrogation sur la viabilité de cette nouvelle division internationale du travail, ã moins que l’on croie au rêve sans fondements des grandes entreprises que la Chine devienne une grande puissance consommatrice, ce qui, pour des raisons intérieures et extérieures, très difficilement se produira, au moins dans un rythme qui évite potentiels cataclysmes économiques dans les prochaines décennies. L’espoir d’Occident que la Chine devienne non pas seulement un « grand atelier d’assemblage » mais aussi un nouveau marché consommateur qui permette de rééquilibrer l’économie internationale, entretenu pendant toutes ces années ã cause de la croissance américaine qui est allée au-delà de ses capacités de consommation, ne résiste pas à la moindre épreuve. En d’autres mots et en généralisant, on pourrait définir ces dernières années comme une période fleurissante du point de vue de la capacité du système ã rentabiliser le capital. Pourtant, la plus-value ainsi obtenue a de plus en plus du mal ã trouver des espaces d’accumulation convenables. En même temps, ceci relève d’une contradiction aiguë entre production et consommation, qui est en train de recréer, dans les dernières décennies, les conditions d’une crise de réalisation. Les revenus des salariés étant bloqués, le pouvoir d’achat baisse et le rythme de fabrication se déconnecte de la capacité d’absorption des marchés.
Des économistes comme Michel Husson évoquent un « équilibre de sous accumulation » : « Le capitalisme contemporain est avant tout un capitalisme surexploiteur (‘carnassier’ dirait Aglietta) : l’augmentation du taux d’exploitation permet le rétablissement du taux de profit sans engendrer de nouveaux lieux d’accumulation dans la même proportion. La consommation de plus-value permet alors de réduire cet écart. Dans ce schéma d’ensemble, la financiarisation remplit une double fonction : elle instaure une concurrence exacerbée, nécessaire pour maintenir la pression à la hausse sur l’exploitation ; elle établit un mode de répartition adé-quat aux nouvelles conditions de reproduction du capital. Il n’est donc possible de caractériser le capitalisme actuel en référence unique à la financiarisation, puisque cela revient ã se priver d’une vision d’ensemble de ses contradictions. L’histoire concrète donne d’ailleurs quelques indications sur l’ordre des facteurs : le tournant libéral est d’abord une défaite infligée par le capital au travail, où la finance a été un levier plutôt qu’un facteur autonome. Le développement ultérieur de la finance a été ensuite un moyen de conforter ce nouveau rapport de forces par l’intensification de la concurrence, et de satisfaire – au moins provisoirement – aux contraintes de la reproduction. Tout se passe au fond comme si les conditions de reproduction ne pouvaient être assurées que pour un taux d’accumulation relativement peu élevé, en tout cas inférieur au potentiel associé au niveau du taux de profit. On pourrait ainsi parler d’un équilibre de sous-accumulation. Or, l’accumulation est déterminée conjointement par une exigence de rentabilité et la nécessité de débouchés. Le comportement peu dynamique de l’investissement peut alors s’expliquer par deux caractéristiques essentielles du capitalisme contemporain :
– il tarit ses propres débouchés : la consommation des riches est un substitut imparfait à la consommation salariale et contribue ã un ralentissement du rythme de progression des débouchés globaux, qui ne tire pas suffisamment l’investissement ;
– la fixation d’une norme de compétitivité très élevée tend ã « dévaloriser » les projets d’investissement dont le taux de rendement est insuffisant et conduit les entreprises ã solder leurs comptes sur la distribution de dividendes.
En se donnant les conditions d’un fonctionnement ‘pur’, le capitalisme engendre ainsi une expression ‘pure’ de ses contradictions. D’un certain point de vue, il a obtenu ce qu’il demandait : l’émergence de normes déterminées sur un marché mondial, et un blocage ã peu près universel des salaires. Mais cette configuration ravive toutes ses contradictions, en particulier la recherche d’une rentabilité maximale dans un contexte de débouchés contraints ».[45]
Ces phénomènes profonds sont ceux qui sont à la base des déséquilibres croissants de l’économie, comme le démontre l’existence d’une surabondance d’épargnes sur les investissements au niveau international, c’est-à-dire la plus-value non accumulée, une place de plus en plus occupée par les finances. Sur cette réalité, Martin Wolf, le principal analyste économique du journal Financial Times, indique : « Pour cette situa-tion existent plusieurs explications : le fait que le besoin d’investissements au Japon et en Allemagne ait baissé depuis leurs jours de haute croissance ; les importantes épargnes de la Chine et d’autres pays de l’Est de l’Asie ; et la plus grande précaution des exportateurs de pétrole ã ne pas dépenser leurs biens comparés aux années 70 et début des années 80. L’effort pour absorber cet excédent a eu deux conséquences intime-ment interconnectées : d’une part, le surgissement des appelées « disparités globales » où les USA ont absorbé près de trois quarts de l’excès des épargnes du reste du monde ; et d’autre part, une longue période d’une politique monétaire souple, particulièrement au Japon et dans « l’euro zone », mais aussi pendant un certain temps aux USA. Ceci a eu des effets puissants dans des prix avantageux, notamment les prix de l’immobilier dans une série de pays ã hauts revenus. Les prix élevés de l’immobilier ont maintenu la demande ã de hauts niveaux, spécialement aux USA, au Royaume-Uni et en Espagne »[46]. L’incrémentation de ces déséquilibres a permis l’extraordinaire cycle court de croissance de l’économie mondiale de 2002-2006, et, en même temps, explique la si faible stabilité à long terme de celui-ci.
D’après M. Husson, nous sommes, peut-être, face ã une crise systématique, c’est-à-dire une période où sont mis en question les critères mêmes de l’efficacité du capitalisme. La réalité semble démentir ceux qui, vers la fin des années 90, ont annoncé trop précipitamment une révolution technologique : « Les multiples innovations accumulées au cours des deux dernières décennies ne donnent pas lieu ã des gains de productivité suffisants, faute de l’effet d’entraînement de l’extension des débouchés, et en raison aussi de la très rapide obsolescence des différents produits. C’est ce qui explique le ‘paradoxe de Solow’ qui constate que les gains de productivité restent médiocres en dépit des innovations technologiques et des transforma-tions dans l’organisation du travail. C’est l’absence de marchandises susceptibles de porter une production et une consommation de masse qui empêche de renouer avec le ‘cercle vertueux fordiste’. Si cette lecture est correcte, le capitalisme se trouve, peut-être pour la première fois de son histoire, confronté ã une crise systémique. Celle-ci remet en cause ses propres critères d’efficacité, en ce sens que le capitalisme réussit de moins en moins ã ‘traduire’ en marchandises rentables les besoins aujourd’hui dominants, qu’il s’agisse de santé, d’éducation, de logement, de qualité de vie, et surtout, par définition, de temps libre. Si, selon la formule de Robert Boyer, le mauvais capitalisme chasse le bon, c’est parce que la bonne manière de faire du profit (l’augmentation rapide de la productivité sociale) est évincée par la mauvaise, ã savoir le blocage du salaire sous toutes ses formes. Faire de la financiarisation la caractéristique majeure d’une telle configuration, c’est prendre un symptôme pour la cause et c’est aussi rester à la surface des choses en n’adressant pas au capitalisme une critique qui va à la racine de ses présupposés »[47]. Autrement dit, « la bonne manière de faire des profits (l’augmentation rapide de la productivité sociale accompagnée d’une hausse des salaires) », a été seulement possible lors du boom de l’après-guerre, et après une énorme destruction de forces pro-ductives. En effet, celle-ci a été la conséquence des catastrophes produites pendant les deux Guerres Mondiales et de la rétraction de la consommation pendant celles-ci (voir « Le caractère exceptionnel du boom de l’après-guerre »). Sans de nouveaux cataclysmes, sans de nouvelles grandes crises, il est impossible que le capitalisme du 21e siècle atteigne un équilibre relatif qui lui permette d’atténuer temporellement ses graves contradictions. Le capitalisme « carnivore » d’aujourd’hui, pour reprendre l’expression d’Aglietta, n’est plus que le retour, sous de nouvelles formes, à l’expression la plus profonde de l’époque impérialiste, c’est-à-dire « l’impérialisme en tant que réaction sur tout le front ». Face ã ce cadre horrifiant, les idées « d’approfondir la démocratie », de contrôler les mouvements spéculatifs du capital, de défendre les espaces publics, ont l’air d’utopies réactionnaires face à la seule issue qui peut épargner l’humanité de nouvelles catastrophes : la fin de l’exploitation capitaliste par le biais de la révolution socialiste. Tout autre chemin signifierait retourner au réformisme dans un moment où, en termes historiques, la réforme n’est plus possible.
Les coordonnées géopolitiques : le « ça suffit » de la suprématie américaine indiscutée et le « pas encore » d’une nouvelle puissance émergeante
Une partie significative de l’instabilité croissante de l’accumulation capitaliste actuelle trouve ses sources dans la déclinaison historique des USA. Nous pouvons situer le début de ce phénomène dans la fin du boom de l’après-guerre. Vers la fin des années 60 et début des 70, le resurgissement du Japon et de l’Allemagne (dans le cadre de l’unification européenne) comme puissances émergeantes a mis fin à l’écrasante supériorité économique des Etats-Unis et il a donné lieu à la division du monde entre une triade de puissan-ces impérialistes plus ou moins équivalentes.[48]
Ce recul relatif des USA a mis fin au système de Bretton Woods[49]. Dès lors, les USA ont utilisé le nouveau régime de change flexible et de continuité du dollar en tant que monnaie de réserve et de moyen de paiement au niveau mondial, pour faire face à la crise. Evidemment, ils ont pu le manipuler à leur guise, un privilège réservé seulement à la puissance hégémonique. Ce grand bénéfice économique pour les USA leur a permis de vivre au-delà de leurs moyens, ce qui s’est traduit par une sur consommation et par des déficits commerciaux de grande ampleur. En exportant leur inflation[50], les Etats-Unis ont augmenté l’instabilité et les déséquilibres de l’économie mondiale – comme le prouve l’accélération des crises monétaires, financières et boursières. En d’autres termes, pendant cette période les USA ont de plus en plus joué le rôle du principal déstabilisateur de l’accumulation capitaliste mondiale.[51]
Ce comportement « irresponsable » des Etats-Unis, mais « toléré » par leurs partenaires commerciaux, témoigne en dernière analyse de leur l’écrasante hégémonie en tant que super puissance mondiale, qui s’est renforcée avec l’effondrement de l’ex-URSS et qui se maintient grâce à l’inatteignable supériorité de leurs Forces Armées. Néanmoins, la débâcle iraquienne est en train d’affaiblir ces bases politiques et géopolitiques sur lesquels s’appuyait une économie ã fondements fragiles.
Aujourd’hui, contrairement à la période postérieure à la guerre froide, nous entrons dans un nouveau scénario géopolitique caractérisé par le « ça suffit » de la suprématie indiscutée des USA et le « pas encore » d’une nouvelle puissance émergeante. Un vide hégémonique au niveau international de plus en plus dangereux. La guerre en Irak, qui était appelée ã être une démonstration catégorique de la puissance américaine, est devenue au contraire une constatation des limites de leur pouvoir. Les conséquences aux USA et dans le monde en sont profondes.
L’occupation d’Irak et d’Afghanistan a usé les Etats-Unis. La confiance américaine en sa domination indiscutée a disparu. Ce qui est perçu au niveau mondial. Dans ces circonstances, les autres puissances, grandes ou petites, essayent d’en tirer profit. Cet élément est un fait géopolitique de grande importance qui affecte le fonctionnement du système capitaliste mondial. En effet, au contraire de ce qui disent les théories de la globalisation, le capitalisme mondial ne se développe que s’il existe un cadre politique et géopolitique adéquat.
En même temps, on ne trouve pas facilement une puissance capitaliste qui puisse remplacer l’actuel « hégé-mon », comme cela a été le cas vers la fin du XIXe et début du XXe lors de l’émergence américaine au niveau mondial face à la domination britannique. L’Union Européenne, celle qui est économiquement la meilleure positionnée, se trouve divisée par de profonds et insolubles antagonismes nationaux. La Russie, malgré sa récupération partielle après la débâcle des années 1990, ne joue plus dans la scène internationale le rôle qu’elle a joué dans le passé, surtout dans le monde semi colonial, et dans le terrain économique est un pygmée qui se bénéficie seulement des hauts prix du gaz, du pétrole et des minérales dans les dernières années. La Chine, qui est appelée avec beaucoup de légèreté par beaucoup de gens « la nouvelle puissance du 21e siècle », malgré sa croissance, en termes de PIB par habitant et de productivité de son travail, est encore loin des principaux centres mondiaux impérialistes. Sa politique extérieure a un caractère défensif et son axe est le contrôle de la stabilité intérieure de plus en plus fragilisée par des inégalités croissantes. Voilà les contradictions des principaux concurrents des USA, qui donnent une certaine inertie à la situation mondiale.
Pourtant, l’hégémonie américaine est de plus en plus contestable. Au début de cette décennie, les USA ont réussi ã éviter que la récession causée par le dégonflement de l’appelée « nouvelle économie » devienne une dépression. Mais ils l’ont fait en hypothéquant et en exacerbant les déséquilibres de l’économie nationale et internationale. Ils ont aussi prolongé une politique qui dure depuis des années déjà : reporter la crise ã plus tard en s’appuyant, de plus en plus, sur la baisse de l’épargne et sur l’accumulation de dettes. Ce modèle de suraccumulation dépendant du financement du reste du monde, repose sur des bases de plus en plus fragiles. La crise financière actuelle peut lui donner sa sentence de mort. Les autorités politiques et monétaires des USA se trouvent face ã une difficulté majeure : la nécessité de sauver l’économie américaine et, en même temps, de maintenir la confiance dans le dollar. La Réserve Fédérale ne peut pas risquer une forte croissance des taux d’intérêt à long terme, en réponse ã une perte de confiance en la stabilité des prix aux USA et ã un collapse de son taux d’échange. Le dollar, réussira-t-il maintenir sa position dominante en tant que monnaie de réserve mondiale après la crise actuelle ? Une crise du dollar peut signifier un bond énorme dans la crise d’hégémonie américaine, en s’ajoutant au fracas de leurs objectifs en Irak. Mais, indépendamment qu’il y ait ou pas une chute abrupte du dollar, son rôle de monnaie de réserve mondiale entre dans une période de lente agonie. Une crise du dollar ne ferait qu’approfondir les tendances au désor-dre et à l’instabilité et augmenter les probabilités de crises plus grandes.
Ce qui est clair c’est que le rôle des USA en tant que consommateur mondial pourrait être en train d’arriver ã sa fin. Par contre, il est probable que le moteur américain cherche ã améliorer sa balance de commerce extérieur ã travers la dévaluation du dollar. En effet, dans le cadre de la chute du prix des logements, même avec un taux d’intérêt bas, il est peu probable que les américains soient séduits par l’idée de s’endetter et dépenser. De cette façon, le reste du monde devra s’habituer ã vivre dans une situation où le moteur américain de la demande à l’excès ralentisse sensiblement. Le fameux « rééquilibre » de l’économie internationale devra s’accélérer. S’il n’en est pas ainsi – une variante probable –, la perspective est celle d’un ralentissement ou récession internationale. Dans cette situation, les possibilités de collision commerciales et de menaces à l’ordre politique de ladite « globalisation » augmentent. [52]
La contradiction entre économie et politique ou les difficultés de la gestion géopolitique de la « structure sociale de l’humanité »
Dans un excellent article, Justin Rosenberg essaye d’appliquer la loi du développement inégal et combiné à la « théorie des relations internationales » pour interpréter le monde contemporain. Les conséquences de ce procédé sont surprenantes. Mettant de côté la structure politique du système d’Etats, nous voulons nous arrêter en ce que Trotski a appelé « la structure sociale de l’humanité »[53]. D’après Rosenberg, « la phrase paraît assez abstraite, mais Trotski voulait exprimer quelque chose de très concret : l’interrelation réelle de toutes ces sociétés différentes, en vertu de laquelle elles forment un tout dynamique plus ample ; la con-tradictoire, mais irréversible, unité du développement social humain créée par l’expansion du marché mondial.et toutes les tensions et conflits causés par ce développement géopolitiquement combiné et sociologiquement inégal du système international. Dans cette totalité, le système d’Etats est fondamental, mais aucunement indépendant. Au contraire, c’est en partie sa position historique et géographique dans cette structure sociale de l’humanité qui explique pourquoi l’Etat en Angleterre, en Allemagne et en Russie a pris des formes politiques si différentes. Plus encore, c’est dans cette même structure sociale de l’humanité prise dans son ensemble que les grandes puissances se voient obligées de gérer géopolitiquement pour défendre leurs intérêts. Car, si la pénétration du capitalisme dans la Russie a altéré la société russe, pour la même raison, il a incorporé cette même altération sociale dans la structure politique du marché mondial. ‘Nous voyons ainsi – a écrit Trotski en 1906 – comment la bourgeoisie internationale a rendu la stabilité de son système d’Etats profondément dépendant des instables bastions précapitalistes de la réaction’. Le développement inégal et combiné du capitalisme s’exprime alors ã un niveau interétatique comme un problème d’ordre géopolitique »[54]. Ce concept est central car, contre toute vision géopolitique ou économicienne de la situation internationale, si chère aux théories réalistes des relations internationales (qui face à l’absence d’un gouvernement mondial ne voient qu’une lutte des Etats pour la survie essayant d’établir un équilibre de pouvoirs entre eux) ou la vision globaliste (qui suppose que le capital a créé un monde homogène), il permet d’expliquer les lignes de faille de la politique internationale et la nécessité de la part des Etats, surtout pour la puissance hégémonique, de diriger géopolitiquement celles-ci.
Ainsi Rosenberg, contre toute vision idéologique qui suppose que l’intérêt des USA pendant la guerre froide était de « défendre la démocratie » ou, dans un étroit économisme, la recherche ã défendre leurs propres intérêts économiques, dit : « Le défi de la politique extérieure américaine lors de l’après-guerre était de maintenir politiquement uni le marché mondial dans un moment où l’inégale, mais rapide, transformation capitaliste des sociétés du Tiers Monde menaçait de pousser beaucoup d’elles dans les bras de l’URSS. En effet, quand on analyse l’occupation militaire des puissances fascistes battues, la confrontation bipolaire avec l’URSS, ou leurs relations avec les Etats du Tiers Monde, on se rend compte que le principal contenu social de la politique extérieure des Usa pendant l’après-guerre n’a pas été de mettre de l’ordre dans l’anarchie, de défendre la démocratie, ou encore de poursuivre leurs propres intérêts économiques, mais la gestion géopolitique du développement combiné et ses conséquences à l’échelle mondiale. Trotsky a prédit cette conjoncture internationale d’hégémonie américaine, l’orientation géopolitique de la politique extérieure des USA, et sa fusion paradoxale d’auto affirmation et d’involontaire implication extérieure. ‘C’est précisément – il écrivait en 1928 – le pouvoir international des USA et l’expansion irrésistible qui en découle, ce qui les oblige ã inclure entre les éléments de sa structure politique les arsenaux de tout le monde : chacun des antagonismes entre l’Est et l’occident, la lutte de classes dans la vieille Europe, la révolte des masses coloniales, et toutes les guerres et révolutions… Faisant qu’ils soient constamment plus intéressés ã maintenir l’ordre en chaque coin de la planète’ »[55]. En utilisant cette méthode voyons quelles seraient les lignes basiques de la « structure sociale de l’humanité » que les grandes puissances, notamment les Etats-Unis, doivent gérer dans l’actualité, tout en prenant en compte la nouvelle division mondiale du travail dont nous parlions plus en haut.
On pourrait dire que la forte relocalisation du capital industriel (et dernièrement des services comme l’est le nouveau pôle en Inde) dans des pays ã main d’œuvre bon marché a engendré deux types de potentiels de conflits de classe : l’un associé aux nouveaux endroits d’accumulation de capital qui a consolidé structurellement une nouvelle classe ouvrière ; et dans l’autre pôle de cette nouvelle équation, la liquidation (ou la tentative de liquidation) des acquis sociaux obtenus par la force de travail dans les vieux centres d’accumulation capitaliste[56]. Analysons séparément ces deux pôles.
En premier lieu, voyons la gestion géopolitique des nouveaux centres d’accumulation du capital, en particu-lier la Chine et son impact sur le marché mondial capitaliste. Quant à la Chine et du point de vue du capital international, aujourd’hui on pourrait dire, en nous inspirant de ce que disait Trotski ã propos de la Russie tsariste, que « la bourgeoisie internationale a rendu la stabilité de son système d’Etats profondément dépendant des instable bastions » de l’archaïque structure de commandement d’origine stalinienne/maoïste du PCCh (Parti Communiste Chinois) qui continue ã gouverner le géant asiatique. Il serait même correct d’affirmer que cette dépendance est plus grande par rapport à la Russie d’antan. Pourquoi plus grande ? Tout d’abord, pour l’échelle de la Chine. Puis, parce que le rôle de la Russie tsariste dans la division mondiale du travail entre la fin du XIXe et le début du 20e siècle n’a rien ã voir avec l’actuelle position de la Chine dans la nouvelle division mondiale du travail, qui a liquidé dans une large mesure l’ancienne division du monde entre pays de la périphérie producteurs de matières premières, et pays développés produisant marchandises manufacturières. Il est vrai que, notamment en 1914, un quart du capital exporté par la France avait pour destination la Russie tsariste et que les français y possédaient près d’un tiers de toutes les compagnies étrangères : des mines ã usines métallurgiques en passant par des banques. Pourtant, le gros du capital français allait à l’Etat : 91,6% du stock de capital en 1890, 87% en 1900 et 82% en 1914[57]. A contrario, la Chine est devenue le principal pôle d’investissements directs à l’étranger (IDE), ce qui en moins de deux décennies a fait d’elle « l’atelier manufacturier mondial »[58]. Alors que les mauviettes de la bourgeoisie sont préoccupées par l’émergence de la Chine comme la prochaine puissance du 21e siècle, la véritable question qui pourra mettre à l’épreuve le système capitaliste mondial (et qui le fait déjà ) est de savoir ã quel point la Chine est prête pour faire face ã une crise économique, sociale et politique dans son propre territoire, et les conséquences que celle-ci aurait pour le système capitaliste dans son ensemble. Voilà la vraie question ã voir et pas tant celle qui porte sur la possibilité de maintenir la croissance ou les coûts du modèle actuel, bien que ces aspects soient importants aussi. Cette préoccupation on peut l’observer dans l’analyse suivante : « La deuxième question, et que je considère la plus importante, c’est que la stratégie (chinoise) de croissance a impliqué une série de distorsions et de limitations politiques qui ont réduit énormément les marges de manœuvre au cas où il y aurait un fort collapse écroulement de l’économie. Il est inévitable qu’à mesure que l’économie devient plus complexe et plus intégrée au commerce et au système financier mondial, elle sera exposée ã un nombre plus grand de crises. Celles-ci peuvent être déclenchées par des causes intérieures – par exemple, la perte de confiance dans le système bancaire, l’instabilité sociale causée par les inégalités de plus en plus grandes – ou par des raisons extérieures – par exemple, une crise du marché international des capitaux, un écroulement de la demande extérieure, des sanctions commerciales venant des USA, l’intensification des tensions avec Taiwan, etc. (…) Une question plus importante que celle sur la possibilité du système ã se maintenir sur les bases d’une dynamique purement interne, est celle de savoir si l’économie possède une flexibilité suffisante pour résister et se relever de grandes crises, soient-elles intérieures ou extérieures. Ici la réponse est nettement moins claire »[59]. Il faut dire qu’un des risques les plus grands c’est la croissante instabilité sociale, qui combinée ã un shock extérieur pourrait être explosive : « les croissantes inégalité de revenus – entre les zones rurales et les zones urbaines, entre les travailleurs hautement qualifiés et les non qualifiés, etc. – a engendré un ressentiment profond dans une société apparemment motivée par des idéaux d’égalité. En outre, les effets de la faiblesse institutionnelle, comme la corruption et le manque de transparence dans le secteur public, sont ressentis d’avantage par les plus pauvres. De telles tensions pourraient exploser facilement ã cause de toute une série de questions mineures. Le Parti Communiste Chinois s’est arrangé jusqu’à présent pour contenir l’instabilité sociale en isolant et en réprimant de tels incidents, mais cela pourrait échapper facilement de son contrôle si le gouvernement répondait ã un shock extérieur de façon que ce soient les plus pauvres qui supportent les plus lourdes conséquences ».[60]
Les secousses de la crise financière internationale en cours, réveilleront-elles le géant ouvrier chinois ? Nous ne le savons pas. Mais ce que nous pouvons affirmer, avec Beverly Silver, c’est que « l’importance de la classe ouvrière chinoise pour le futur des luttes des travailleurs à l’échelle mondiale, paraît incontestable »[61]. Ce qui ne veut pas dire que la force quantitative et structurelle du nouveau prolétariat chinois se traduise automatiquement par des luttes. Il y a des facteurs objectifs et subjectifs d’importance qu’elle devra dépasser pour émerger avec toute sa potentialité. Parmi les premiers, il y a la croissante informalité du travail et même le chômage des dernières années dans les grandes villes qui pourraient devenir des facteurs conservateurs de la lutte ouvrière[62]. Et parmi les deuxièmes, la nouvelle classe ouvrière chinoise devra se débarrasser des « trois lignes » de contrôle que le PCCh a encore sur elle : les syndicats officiels, les cellules du parti et une sorte de comités d’usine.
En deuxième lieu, voyons comment la nouvelle division mondiale du travail a secoué les bases sociales et les bases de stabilité des démocraties impérialistes. Cette situation a donné lieu ã des conflits ouvriers et populaires en défense de vieux acquis sociaux, dont l’avancée la plus importante a été le cycle de luttes de 1986-2006 (notamment ã parti de 1995) des travailleurs et étudiants français contre le démantèlement de l’appelé « Etat providence ».
Dans cet autre pôle, la brutale redistribution négative du revenu s’est traduite par une paupérisation croissante des classes moyennes et de la classe ouvrière. Comme signale Gabor Steingart, les classes « moyennes et basses » vivent sans réserves financières et ressemblent plus « aux familles du Tiers Monde frappées par la pauvreté »[63]. L’« aristocratie ouvrière » des pays centraux qui pendant le boom a fait partie de la base sociale des régimes impérialistes en soutenant les politiques de collaboration de classes des directions sociales-démocrates et staliniennes, est durement frappée et réduite ; en dernière analyse, celle-ci est l’explication des crises aiguës des partis sociaux-démocrates. C’est-à-dire, qu’ils sont en train de vivre un mouvement de décadence sociale, inverse aux « trente glorieux », qui avaient amené beaucoup de sociologues ã affirmer que la classe ouvrière avait disparu parce qu’elle était devenue partie intégrante de la classe moyenne[64]. Ce mouvement est accompagné d’une polarisation croissante de la classe moyenne et de la paupérisation d’un secteur de celle-ci : « Si l’on regarde l’expérience des professionnels dont les vies sont intimement liées à la classe ouvrière – des maîtres dans les quartiers populaires, avocats des officines publiques ou des petits cabinets, des médecins qui travaillent dans les quartiers populaires et maîtres d’écoles publiques – dans les trente dernières années, on constate que leur position économique et sociale s’est détériorée. Mais, si l’on observe les professionnels qui se sont dédiés ã vendre leurs services à la classe capitaliste – les avocats des grandes corporations, les professionnels des services financiers, les quatre entreprises les plus grandes de comptables publics et les médecins qui travaillent au-delà des limites de l’assurance médicale universelle et les compagnies d’assurance – on observe que ceux-ci ont augmenté leurs fortunes, également que la classe à la quelle ils vendent leurs services, bien que ceci s’est produit de manière absolue et proportionnelle seulement jusqu’à un certain point »[65]. Ces deux éléments ont crevassé les couches sociales qui garantissaient la stabilité des démocraties bourgeoises impérialistes et, avec les croissantes tensions économiques et géopolitiques, expliquent les tendances au bonapartisme dans le cadre des régimes démocratiques bourgeois de plus en plus dégradés dans une grande partie des pays impérialistes. Le bushisme aux USA – aujourd’hui, politiquement déclinant –, avec sa guerre contre le terrorisme dans le plan international ou la néfaste « Patriotic Act » sur le plan national, n’est que sa manifestation la plus aiguë.
La pression sur les salaires qui les pousse vers le bas a été constante. Pour S. Roach, celle-ci est l’une des principales tensions de ladite « mondialisation » : « Qu’ont en commun les trois économies les plus importantes du monde ? La réponse souligne une des tensions clés de la globalisation – une implacable pression sur les revenus des travailleurs. Le corollaire de ce phénomène est également révélateur – des profits de plus en plus élevés pour les propriétaires du capital. Pour une économie mondiale qui est en train de vivre une depuis quatre ans le boom le plus important depuis le début des années 70, ce bras de fer entre le capital et le travail est une source de déséquilibres de plus en plus grande (…) Dans les trois économies, le chômage est à la baisse depuis quelques années – une chute de 27% aux USA depuis la moitié de l’année 2003, une baisse de 21% au Japon depuis 2003 et une diminution de 15% en Allemagne dès la moitié de l’an 2004. Cependant, dans aucune de ces trois économies le renforcement du marché du travail a amené ã une augmentation significative du salaire réel et/ou de la part du travail dans le revenu national. D’après nos chiffres, étant au cinquante-septième mois de l’actuel cycle de montée économique, la compensation du secteur privée aux USA continue ã être de 400 milliards de dollars (en termes réels), au-dessous de la moyenne de la trajectoire des quatre derniers cycles économiques. Après un faible signe de réactivation au début de l’année 2005, la stagnation des salaires réels au Japon est ã nouveau évidente. Il n’y a pas non plus des signes d’une activation significative des salaires réels en Allemagne ; au contraire, les compensations ajoutées à l’inflation faites aux travailleurs dans l’ensemble des secteurs en réalité ont décliné en quatre des cinq dernières années (…) Quant à l’accroissement de la productivité, il n’y a eu aucune amélioration importante de la « part du gâteau » que perçoivent les travailleurs. C’est là que se trouve le problème : l’économie nous apprend que, en dernière analyse, les salaires réels suivent la croissance de la productivité – que les travailleurs sont récompensés par rapport à leur produit marginal. Mais cela n’a pas été le cas dans les économies ã salaires élevés du monde industriel dans les dernières années. D’après nos estimations, la proportion réelle du revenu national destiné aux compensations dans les pays du ‘G7 plus’ (les USA, le Japon, les douze pays de la zone euro, le Royaume Uni et le Canada) est passée de 56% en 2001 ã 53,7% en 2006 (ce qui semble être un niveau bas record). Avec un commerce et une production mondiale orientés de plus en plus vers les économies ã bas salaires et les économies de transition, ce que j’appelle ‘l’arbitrage global du travail’, fait inexorablement pression sur les salaires réels dans le monde industriel ã salaires élevés. Certains pourraient argumenter que le pire de l’arbitrage est déjà passé – parce que l’inflation salariale a décollé en Chine et en Inde. Ne vous y fiez pas. Nos estimations suggèrent que même après cinq ans d’une inflation de deux chiffres en Chine, la compensation horaire pour les travailleurs chinois du secteur manufacturier reste ã seulement 3% des niveaux dominants dans les économies industrielles les plus importantes. Alors que les travailleurs sont exploités, les propriétaires du capital ont profité d’une flexibilité plus grande sous cette am-biance. Étant données les extraordinaires pressions compétitives, les corporations ont redoublé leurs efforts dans le domaine de la productivité. Et, comme on l’a dit plus en haut, tous ces efforts ont donné leurs fruits – pendant plus d’une décennie aux USA et dernièrement au Japon et en Allemagne. Les fruits de ces efforts se sont révélés sous la forme d’une augmentation croissante des profits des corporations et d’une hausse des prix des actions »[66]. Sa conclusion dit que l’on pourrait être en train d’entrer dans une nouvelle phase plus déstabilisante : « Contrairement à la théorie orthodoxe du « gagnant-gagnant » (Win-win theory), la mondia-lisation est un phénomène hautement asymétrique. Au début, elle crée plus de producteurs que de consommateurs. Elle aboutit aussi ã des déséquilibres extraordinaires entre les nations avec déficit en leurs comptes courants et celles qui en ont des excédents. Enfin, elle a amené ã amplifier la disparité de gains entre les travailleurs et le capital. Cela veut-il dire que la mondialisation est un phénomène implicitement in-soutenable ? Probablement pas. Mais cela signifie que la phase la plus déstabilisante de cette mégatendance pourrait être ã portée de main. Pendant ce temps, la portion des revenus de la force de travail n’a jamais été si basse. Comme après le jour vient la nuit, le pendule basculera de l’autre côté – et il sera de même pour les salaires réels et les profits des négoces. Il est seulement question de savoir quand et sous quelles circonstances ».
Économie, relations interétatiques et lutte de classes
Dans les parties antérieures nous avons analysé la situation de l’économie, la dynamique des relations interétatiques et les tensions que celles-ci génèrent dans « la structure sociale de l’humanité ».
Nous allons approfondir plus cet aspect en utilisant la méthode de Trotsky qui combinait dans son analyse l’économie, les relations entre les Etats et la lutte de classes. En d’autres termes, nous allons voir comment les deux premiers éléments de cette relation dialectique déterminent la lutte de classes (en même temps que celle-ci a une influence sur l’économie et la politique internationale des Etats et des gouvernements). Cette influence se manifeste dans une augmentation des tendances guerrières de l’impérialisme, notamment l’américain et celui de ses alliés comme l’Etat d’Israël. Parallèlement, la forte pression de la concurrence internationale provoque des attaques constantes au salaire et aux conditions de reproduction de la force de travail au niveau international. De cette situation surgissent deux tendances fondamentales de la lutte de classes dans l’actualité : d’un côté, les tendances à l’affrontement contre les guerres impérialistes, et de l’autre, une lente recomposition du mouvement ouvrier, après la régression des décennies précédentes, surtout dans certains pays d’Amérique Latine, mais aussi en Europe.
La lutte contre la politique néo-impérialiste des USA trouve indubitablement son point le plus élevé dans la résistance iraquienne aux troupes d’occupation, bien que, pour le caractère de leurs directions, elle n’est pas une véritable guerre de libération nationale qui englobe l’ensemble des masses, indépendamment de leur appartenance ethnique ou religieuse. Loin encore de cette perspective, depuis le début de l’année 2006 et motivée par la politique du « diviser pour mieux régner » prônée par les USA et son partenaire britannique, face à l’impuissance de ceux-ci de vaincre sans trop de dégâts cette résistance, la situation a pris des caractéristiques de guerre civile. Mais l’affrontement aux plans néo-impérialistes ne se manifeste qu’en Irak, mais aussi dans la grandissante résistance en Afghanistan, qui a compliqué énormément les troupes d’occupation de l’OTAN ; ou dans le Proche-Orient où s’est produite la première défaite dans l’histoire de la puissante Armée sioniste face au Hezbollah lors de la dernière guerre du Liban.
L’autre forme qui prend la lutte de classes c’est la lente recomposition du mouvement ouvrier, qui trouve son expression la plus avancée en Amérique Latine. La récupération des économies d’Amérique Latine, favorisées par le dernier cycle mondial de croissance économique, a permis d’amortir les tendances à l’action directe, ainsi que les effets des rébellions qui se sont produites au début du siècle dans des pays comme l’Argentine, la Bolivie ou l’Equateur, en consolidant les détournements des différents gouvernements post-néolibéraux. Néanmoins, ce même processus d’amélioration économique a renforcé structurellement le prolétariat industriel. Cette nouvelle progression du mouvement ouvrier se traduit par une récupération de la lutte et de l’organisation des travailleurs, question qui se manifeste ã des différents niveaux dans un grand nombre de pays de la région et avec l’entrée en scène d’importants piliers du prolétariat qui se trouvaient relégués comme les mineurs qui depuis le Mexique, en passant par le Pérou et la Bolivie, jusqu’aux travailleurs chiliens du cuivre ont mené d’importantes luttes. [67]
D’autre part, en Europe se développent deux types de luttes, l’une de caractère plus défensif mais hautement politique, comme celle des travailleurs et des étudiants français contre la liquidation des acquis sociaux qui restent encore de l’appelé « Etat providence » ; et une autre de type revendicatif qui a été attisée, dans une certaine mesure, d’un côté par la récupération économique des dernières années qu’ont éprouvé les économies européennes, notamment son moteur le plus important : l’Allemagne. Et d’autre côté, par le coût croissant de la vie dans les rubriques de l’alimentation et du logement, c’est-à-dire ã cause des tendances inflationnistes qui se manifestent dans une grande majorité de pays à l’échelle mondiale.
Un exemple du premier type de phénomène, ce sont les luttes de la classe ouvrière et le mouvement étudiant français qui avec leurs actions représentent un obstacle à l’application de l’agenda néolibérale en France, et qui maintenant le gouvernement néo-bonapartiste de Sarkozy essaye de résoudre en faveur du patronat. La féroce offensive lancée par ce gouvernement de droite dure, a déjà déclenché un premier test de force en novembre 2007 avec la grève de plus d’une semaine des travailleurs du transport et de l’électricité, la lutte des employés du secteur public contre la réduction du personnel et du pouvoir d’achat du salaire et l’entrée explosive du mouvement étudiant contre la privatisation partielle de l’Université, qui dans plusieurs villes de France et dans sa capitale, Paris, ont réalisé des assemblés massives et des blocages d’universités, en plus de se solidariser, souvent en forme active, avec les travailleurs en grève.
Les travailleurs et les étudiants français sont, sans doute, l’avant-garde de la lutte de classes en Europe. Depuis 1986 jusqu’à présent, ils participent d’un cycle de luttes contre l’offensive néolibérale des différents gouvernements de droite ou « socialistes », mettant en exergue les grèves de 1995. Pendant toutes ces années de lutte s’est développé progressivement une certaine subjectivité et une riche expérience d’organisation, qui liées à la dégradation des conditions de vie, l’atteinte contre la sécurité du travail et l’attaque contre les droits démocratiques et sociaux, ont forgé une conscience plus profonde sur les maux du capitalisme. Ceci s’exprime en ce qu’aujourd’hui les français sont les plus incertains du futur qui les attend, notamment les plus jeunes parmi lesquels un sur trois appréhende devenir pauvre. Un sentiment qui se révèle dans le fait que beaucoup d’étudiants, ã différence de Mai 68, s’aperçoivent comme de travailleurs potentiels, ce qui facilite l’unité entre les ouvriers et les étudiants. C’est celle-ci la potentialité qui effraye le gouvernement et les directions bureaucratiques qui ont fait tout ce qui était à la portée de leurs mains pour éviter que cette convergence objective s’exprime pleinement en infligeant une défaite à l’offensive néolibérale. Les prochains mois et années seront décisifs pour le résultat de la lutte de classes en France et, ã cause de l’importance de ce pays, aussi pour le rapport de forces entre les classes en Europe. Si les travailleurs et les étudiants français vaincrent Sarkozy et son plan, il peut y avoir une tendance à la montée de la lutte de classes dans le Vieux Continent. Par contre, si Sarkozy réussi ã imposer les aspects centraux de son plan, il peut s’ouvrir une période réactionnaire où primerait la consolidation bonapartiste.[68]
La plus nette expression du deuxième type de luttes, plutôt revendicatives, qui sont en train de se produire en Europe, c’est la grève de plusieurs semaines du syndicat de conducteurs de trains allemands (GDL), qui en novembre 2007 ont mené la grève ferroviaire la plus importante de l’histoire allemande. Cette lutte pour une augmentation salariale de 31% qui marque la fin de la modération salariale en Allemagne que les bureaucraties syndicales pouvaient imposer aux salariés ã fin d’éviter les licenciements. En même temps, elle préannonce le développement de secteurs anti-bureaucratiques et combatifs. La lutte ayant en tête le GDL, un petit syndicat qui englobe autour de 1800 travailleurs mais qui occupe la place stratégique de la conduction des trains pouvant paralyser leur fonctionnement, a été durement attaquée par le reste des organisations syndicales du secteur ferroviaire qui ont déjà négocié avec la Deutsche Bahn. Mais aussi, elle a été attaquée par la direction de l’IG Metall et celle de la fédération des syndicats Verdi, puisqu’une victoire de ce secteur aurait de répercutions importantes dans la lutte de classes et dans le changement de la cogestion des relations du travail entre le capital, les syndicats et le gouvernement allemand. L’émergence de ces nouveaux éléments ne nie pas que continuent ã primer des luttes qui sont contenues ou trahies ouvertement par la bureaucratie syndicale, comme les presque six semaines de grève des travailleurs de Deutsche Telekom qui a été délaissée scandaleusement par la bureaucratie du syndicat des travailleurs de l’Etat, Verdi. Néanmoins, ceci est un symptôme des nouveaux phénomènes qui sont en train d’émerger. [69]
En résumé et comme perspective, tant la tendance aux guerres comme le relatif vide créé par la crise de l’hégémonie américaine et la tendance aux frictions interétatiques au niveau international – spécialement en ce moment avec la Russie – comme les linéaments de la lutte de classes que nous observons, permettent d’anticiper la possibilité que se multiplient les conditions pour un plus grand surgissement prolétarien et des masses en général dans la période prochaine. Ces tendances peuvent engendrer de changements qualitatifs, tant ã droite comme ã gauche, quand la crise financière née aux USA touche ouvertement la production et les masses laborieuses se voient soumises ã une offensive redoublée sur leurs conditions de vie avec l’augmentation conséquente du chômage et de la misère, en même temps que les classes moyennes, affec-tées par cette situation, verraient diminuer leur patrimoine. C’est pour cette perspective, manifestation immédiate des caractéristiques les plus profondes de l’économie et de la politique internationales du début du 21e siècle que nous avons décrites dans cet article, que nous devons nous préparer.
L’actualité de la définition du capitalisme comme un système déclinant
Depuis le commencement, le capitalisme, comme mode de production, a été un régime implicitement lié aux crises. Pourtant, ces crises brutales, comme l’appelée Grande Dépression, étaient compensées par l’existence d’un contour social non capitaliste, c’est-à-dire de vieilles relations de production qui marquaient une limite à l’extension et à la profondeur des crises, malgré la férocité de celles-ci dans les espaces capita-listes. Mais, avec les transformations de ce mode de production, en réponse aux crises[70], on obtient progressivement une intensification des relations capitalistes, en grande partie favorisée par le surgissent des finances modernes et la grande entreprise et l’extension des relations de production capitaliste au niveau international, au moins en tant qu’une subsumption formelle du travail au capital. Ces transformations qualita-tives du système capitaliste ont été repérées, ã son époque par Lénine dans son ouvrage célèbre L’impérialisme, phase supérieure du capitalisme. La Première Guerre Mondiale a été une preuve criante de qu’il y avait eu une transformation de la quantité en qualité dans la nature du système social. Comme il est classique de souligner : « Les forces productives, il y a longtemps déjà , ont dépassé les limites de l’Etat National, en transformant ce qui était avant un facteur historique progressif en une restriction insupportable. Les guerres impérialistes ne sont plus que des explosions des forces productives contre les frontières nationales, qui sont devenues trop limitées ».[71]
Ces caractéristiques ont été confirmées par la suite au travers de différents événements, principalement le Crack de 1929 et la Grande Dépression, la crise mondiale la plus dure de l’histoire du capitalisme, qui ont débouché sur la Deuxième Guerre Mondiale, puisque la Première Guerre n’avait pas résout les problèmes que celle-ci avait mis en évidence ; elle les avait plutôt remis ã plus tard et, peut-être, aggravés. Tous ces cataclysmes ont confirmé la définition de l’époque impérialiste comme une « époque de crises, de guerres et de révolutions » avancée par la III Internationale.
Le dénouement de la dispute pour l’hégémonie européenne et mondiale a donné une renouvelée vitalité au système capitaliste dans l’appelé « boom d’après-guerre », une période qui a duré 25 années, pendant laquelle le capitalisme s’est développé ã des taux de croissance sans précédents. Néanmoins, cette période relève d’une exception historique qui, comme nous avons démontré, a été possible grâce à l’énorme destruction de forces productives accumulées pendant la période précédente à la Première Guerre, par la Deuxième Guerre elle-même. Ceci est prouvé clairement par les travaux les plus sérieux que nous avons cités. L’effet « rattrapage », avec l’atténuation de la concurrence dans le cadre de l’hégémonie « bénigne » des USA, c’est ce qui rend centralement compte du boom.
Mais une fois fini le caractère exceptionnel du boom, le capitalisme a montré ã nouveau son essence destructive et déstabilisante (intrinsèque aux limites de ce mode de production et au caractère impérialiste de l’époque)[72]. Il n’y a pas que les plus petits indices de croissance des trente dernières années comparées à la période du boom comme problème. Nous ne sommes pas non plus face ã un retour au 19e siècle, bien que les actuels taux de croissance se ressemblent beaucoup ã ceux de cette période-là , comme affirment plusieurs auteurs pour démontrer que nous ne somme pas dans une période de déclinaison du capitalisme et pour discréditer les positions les plus catastrophistes[73]. Pour élucider la qualité du capitalisme du 19e siècle, il faut suivre la méthode de Trotsky (et non pas se guider par des comparaisons statistiques anti-dialectiques) quand il soulignait dans les années 20 que la clé de l’économie mondiale ne se trouvait pas dans les indices économiques mais dans l’existence de déséquilibres dans la division mondiale du travail.
La réalité c’est que, même si les indices de croissance sont les « normaux », le capitalisme n’est plus celui du 19e siècle. La frontière de son expansion est qualitativement épuisée, non pas seulement comme subsumption formelle, comme à l’époque de Lénine, mais aussi en tant que subsumption réelle, avec l’internationalisation du processus de production au niveau mondial. Dans ce cadre se manifeste fortement l’étroitesse du marché international et, en conséquence, les effets destructifs de la concurrence entre les firmes multinationales de plus en plus puissantes, entre les pays au travers des guerres commerciales, pour le moment de basse intensité, qui peuvent déboucher, dans le futur, sur de nouveaux affrontements politiques, géopolitiques et même militaires entre les grandes puissances. C’est en nous basant sur ces tendances de fond de l’économie – au-delà des aléas de la conjoncture – et contre toute vision anhistorique des crises capitalistes, ou toute vision qui normalise celles-ci, que nous devons analyser le système capitaliste du point de vue de ses forces vivantes, de sa capacité ou non de se réformer et alors de gagner une nouvelle vitalité en abandonnant son cours dangereux. Les idéologues auto complaisants qui nous disent que les dernières crises ont été relativement moins profondes et plus courtes, en prenant en compte que tant la récession américaine du début des années 1990 ou la crise de 2001-2002 ne sont pas devenues une dépression, négligent que la solution ã celles-ci n’a été autre que les remettre ã plus tard, qu’elle n’a pas liquidé mais aggravé les déséquilibres de l’économie mondiale. En d’autres termes, le risque de grandes catastrophes n’a pas disparu, il a été reporté dans le temps en augmentant en proportion et en explosivité les crises lorsqu’elles se déclenchent. Alors, loin de toute vision évolutive, propre des brokers des finances qui considèrent que la Banque Centrale américaine [74] pourra toujours éviter les grandes pertes, et donc que l’on peut continuer ã risquer et ã s’endetter sans limites, ce que, comme le révèle la crise actuelle, a laissé au découvert les trous noirs des plus grandes banques[75], le seul pronostique réaliste c’est celui qui dit qu’il faut se préparer pour une irruption d’une crise généralisée et profonde. Ceci amènera à l’expropriation des économies des classes moyennes, ã des licenciements massifs de travailleurs – non seulement dans la périphérie mais aussi dans les pays centraux – et ã ce que la petite bourgeoisie devra choisir ã nouveau entre la révolution prolétarienne et le fascisme, comme cela a été le cas en Allemagne dans les années 30 ou pendant la Guerre Civile espagnole. C’est cette base économique qui donne validité à la définition de l’époque actuelle comme « époque de crises, de guerres et de révolutions ».[76]
La question ã mettre en relief c’est que la récupération des profits dans les années 80 s’est faite dans le cadre d’un marché mondial plus étroit en conséquence de l’émergence, au début des années 70, de l’Allemagne (et d’autres puissances de l’UE) et du Japon en tant que grands concurrents, en plus de l’incorporation de pays comme la Corée du Sud et de Taiwan, parmi d’autres. Ceci se manifeste dans une concurrence exacerbée qui conduit ã une course folle pour faire baisser le prix de la main d’œuvre et ã imposer des modèles exportateurs qui ne stimulent pas le développement des marchés intérieurs dans la même mesure (la Chine en est un exemple paradigmatique pour la périphérie capitaliste, mais aussi pour les pays les plus développés), en le réduisant plus encore ã cause de la baisse du pouvoir d’achat des salaires et du chômage. Tout cela crée un monde profondément déséquilibré (ce qui est la base des déséquilibres macroéconomiques entre les pays avec un déficit de compte courant et ceux qui en ont un excédent) qui, d’une part, est très efficient pour augmenter le taux d’exploitation et pour récupérer dans une large mesure le taux de profit, mais qui, d’autre part, limite les possibilités de « réaliser » l’ensemble des marchandises pour le niveau de demande solvable, de cela il en résulte les crises périodiques de surproduction et de su-raccumulation exacerbées par le crédit destiné à la production, mais aussi à la consommation.
Ceci explique le paradoxe, qui est central et inédit dans le capitalisme, de la récupération du taux de profit sans une augmentation durable et généralisée de l’accumulation, comme nous l’avons démontré en nous basant sur Husson. Cela se produit en parallèle ã une tendance à la suraccumulation quand le capital trouve une « fenêtre d’opportunité » d’investissement rentable (elle peut s’appeler révolution informatique et des communications, bulle immobilière, la Chine), puisque la seule source de profit capitaliste surgit du processus de production. Ce processus s’est vu exacerbé par le surendettement et la spéculation à l’excès, avec toutes les caractéristiques déstabilisantes que ceci implique pour un capitalisme qui s’est étendu géographiquement et qui a augmenté qualitativement la salarisation. En outre, il est traversé par un fort système financier internationalisé, ce qui amplifie les crises (il suffit de comparer par exemple la répercussion de la crise de S&L aux USA dans les années 80 avec la crise des crédits subprime de 2006-2007).
En dernière analyse, et quand la contre tendance pour la récupération du taux de profit – qui s’est traduite par l’offensive néolibérale – est en train d’atteindre sa limite, comme le met en évidence l’actuelle crise qui trouve son épicentre dans le cœur du système capitaliste mondial (les USA), il est important de se rappeler que tout au long du 20e siècle le capitalisme n’a pu retrouver une parti de son dynamisme et de sa vitalité qu’après de grandes cataclysmes et une énorme destruction de forces productives, comme nous l‘avons démontré en nous basant sur les élaborations de Joshua. Les successives crises financières – et les formes que celles-ci prennent –[77] qui se sont incrémentées tout au long des dernières décennies, bien qu’elles aient été des « nettoyages » de certains capitaux excédents, n’ont pas provoqué une destruction de forces productives comparable ã celle des deux guerres mondiales, comme le démontre la faiblesse de l’accumulation et l’affolée croissance du capital fictif (malgré le miracle chinois). En même temps, la dépression du prix de la force de travail, en conséquence de la restauration capitaliste (surtout en Chine), et les défaites de l’offensive néolibérale, ne peuvent pas éviter les limites du processus de réalisation du capital [78]. Cette situation, caractérisée par une exacerbation de la concurrence, d’une part, et par le retour aux crises de suraccumulation, de surendettement et de spéculation à l’excès, d’autre part, remet sur l’horizon grandes catastrophes comme celle du 29 [79], malgré l’existence de mécanismes « anti-cycliques » que l’on conserve encore après ce grand trauma historique – comme la rapide intervention et les sauvetages des Banques Centrales face aux premiers symptômes de la crise –, quoiqu’il existe un bond qualitatif dans le démantèlement d’aspects cruciaux de cette régulation.
C’est cette perspective de grands cataclysmes qui donne vie à la définition du capitalisme actuel comme un système déclinant, conservant toute son actualité la caractérisation de l’époque comme « époque de crises, de guerres et de révolutions ».
ANNEXE I
Le caractère exceptionnel du boom de l’après-guerre
Après la Deuxième Guerre Mondiale l’économie internationale a connu un taux de croissance sans précédents avec trente ans d’une expansion forte et régulière. Ceci a permis une élévation tendancielle du niveau de vie des travailleurs. On a été témoin d’un fonctionnement relativement inédit du capitalisme qui s’est surtout caractérisé par une intervention croissante des pouvoirs publics dans la vie économique, une leçon tiré de la crise du 29. On a aussi observé une nouvelle relation salariale où les gains de productivité étaient accompagnés d’une augmentation du salaire réel, en favorisant la croissance de la consommation de masses. Egalement, il y a eu une forte régulation des activités financières, une subordination de la bourse et une stricte réglementation bancaire. En outre, on a créé un système monétaire international avec un type de change solide et stable fondé sur la domination du dollar, en adoptant un patron or-devises, où les USA devaient maintenir le prix de l’or ã 35,00 dollars par once. Les créateurs de ce système étaient motivés par l’objectif de laisser dans le passé les dévaluations compétitives destructives qui ont brisé l’unité du commerce international, pendant les années de la Grande Dépression. Ces mécanismes permettaient non seulement d’accélérer le rythme de l’expansion mais aussi d’amortir la profondeur des crises en évitant la transformation des récessions en crises plus grandes. Les concessions faites au travail et les règlementations sur la mobilité du capital avaient un coût élevé, mais le haut taux de profit pouvait permettre que le système fonctionne ainsi. Celle-ci a été la base d’un pacte social explicite ou implicite sur lequel s’est appuyée la stabilité de l’après-guerre.
Pourtant, ã différence de ce qui affirme l’Ecole de la Régulation qui met l’accent sur les changements institutionnels qui a subi le capitalisme dans ces années-là , il faut remarquer que les élevés taux de croissance et la forte récupération du taux de profit qu’ont vécu les principales nations impérialistes pendant ces années ont été la conséquence d’une destruction colossale de forces productives, causé d’abord par la crise des années 30 et ensuite par la Deuxième Guerre Mondiale. Comme explique Joshua : « Il est cependant impossible de penser la conjoncture d’après-guerre sans prendre en compte, dans toutes ses dimensions, la période 1914-1945, exceptionnelle entre toutes, englobant sur une seule trentaine d’années, coup sur coup, les deux guerres mondiales et la plus grave crise économique que le monde ait connue. Une période que Churchill aurait qualifiée de ‘guerre de trente ans’, qui a aussi été désignée comme époque ‘des guerres, des crise et des révolutions’ par la 3e Internationale communiste. S’agissant de l’Europe (laquelle ce chapitre est consacré), j’avance l’hypothèse que les taux de profit élevés aussi bien que la force de l’expansion constatés ã partir de 1946 s’expliquent comme étant, au premier chef, ceux d’une phase de rattrapage. Les deux guerres mondiales et la grande crise ont entraîné énormément de destruction, d’usure et de non-re-nouvellement du capital fixe, ainsi que, parallèlement, des grands retards de consommation accumulés. Dès que, à la fin de cette période mouvementée, les conditions du redémarrage de l’activité ont été enfin réunies, l’essor a été très vif, alimenté par ces demandes, para la possibilité d’importer l’avance technique déjà acquise par les Etats-Unis et par l’existence de nombreuse occasions rentables d’investir, elles-mêmes suscitées par l’élimination d’énormes masses de capital. Etaient ainsi résolus, pour un temps, les deux problèmes majeurs du système, celui de la réalisation et celui de la valorisation » [1]
Le même auteur prend divers indicateurs économiques comme le niveau de production, la consommation ou l’investissement pour démontrer l’ampleur de la chute au cours de cette période convulsive, notamment en Allemagne et en France ã différence du Royaume-Uni et surtout de USA, dont la trajectoire est totalement différente. Ainsi il dit : « Le plus impressionnant demeure pourtant l’observation de la colonne ‘au total’ : de 1913 ã 1946 (ou 1945) les PIB allemand et français se sont effondrés de 20 ou 30%, celui de l’Angleterre s’est accru de près de 50% et celui des Etats-Unis de plus de 150% ! Qu’il s’agisse de la production industrielle ou de la consommation des ménages, la gradation entre les quatre pays est la même et les écarts aussi gigantesques. Ainsi, la consommation des ménages allemands aurait diminué (entre 1928 et 1946) de plus de 50%, celle des ménages anglais augmenté de 17% (entre 1931 et 1946) et celle des ménages américains de plus de 50% (entre 1929 et 1946). Le sort particulier réservé à la France et à l’Allemagne apparaît égale-ment quand on traite de l’évolution de la productivité du travail. […] comparativement à la tendance de long terme (représentée par la période 1870-1913), la décélération de la croissance de la productivité du travail est surtout due à la grande crise aux Etats-Unis, alors qu’elle doit être très nettement attribuée à la deuxième guerre mondiale en ce qui concerne la France. De son côté, l’Allemagne subit le contrecoup de l’ensemble des événements, puisque le rythme de croissance de sa productivité est en recul sensible au cours de la grande crise, et qu’elle est la seule des quatre pays ã enregistrer une chute de cette productivité entre 1938 et 1950. Mais le plus intéressant pour notre propos est l’évolution du stock net de capital fixe. Celui-ci aurait diminué de 48% en Allemagne (de 1930 ã 1946, logements exclus) et de 35% en France (de 1931 ã 1945, logement exclus). Le stock net de capital fixe de l’ensemble des branches françaises se retrouve en 1945 au niveau de 1910 : au sortie de la deuxième guerre mondiale nous sommes renvoyés 35 ans en arrière. Les choses sont encore plus claires en ce qui concerne le stock net d’équipements, dont le comportement est au cœur de l’argumentation : son volume baisse de plus de 40% en France, entre 1931 et 1945 »[2].
Les conditions pour un bond dans l’investissement existent : « Ce processus de dévalorisation est assuré, dans des conditions plus ou moins bonnes, par le fonctionnement normal du système. Si cela de suffit pas, les crises économiques, mais également les guerres, sont des biais par lesquels la destruction de masses importantes de capitaux peut être réalisée. Tel a été le cas entre 1914 et 1945 : des grandes masses de capital fixe ont été alors détruites, usées, endommagées, non entretenues ; d’autres encore plus importantes ont été rendues obsolètes, si on compare l’état de l’équipement européen en 1945 avec ce qui était alors le standard international, ã savoir les Etats-Unis. Le tout multipliant les occasions rentables d’investir »[3].
En conclusion : « L’expansion d’après-guerre, forte et régulière, a donc une double assise : une phase de rattrapage et une nouvelle régulation, la phase de rattrapage expliquant plutôt la force, la nouvelle régulation plutôt la régularité. Toutes deux (phase de rattrapage et nouvelle régulation) ont une origine commune : la guerre de trente ans qui a, tout à la fois, ouvert une phase de rattrapage et imposé une nouvelle régulation. Les deux ne peuvent cependant être traitées à l’égalité : la phase de rattrapage est première en importance car, en soutenant les taux de profit, elle a assuré la pérennité de la nouvelle régulation. Cette dernière sera d’ailleurs abandonnée précisément quand le rattrapage sera terminé, les taux de profit atteignant alors des niveaux considérés comme insupportablement bas par les détenteurs de capitaux. Les trente glorieuses reposent sur trente ans de guerres, de crises et de révolutions »[4].
La seule chose qui nous reste ã ajouter ã cette excellente explication et démonstration du caractère exceptionnel du boom, c’est qu’une autre des conditions qui l’ont rendu possible a été le rôle contre-révolutionnaire qui a joué le stalinisme dans la scène mondiale, en collaborant au soutien de la stabilité, exprimé par les pactes de Yalta et de Postdam concertés entre les puissances impérialistes victorieuses et l’Union Soviétique dirigée par Staline, qui ont contenu les tendances révolutionnaires qui se sont engendrées dans l’après-guerre. En effet, c’est seulement après la restauration de l’autorité du patronat [5] et de la stabilité macroéconomique que ces énormes forces accumulées dans le corps économique ont pu se déployer.
En d’autres termes, l’énorme destruction de forces productives et le report de la consommation avec la déviation/défaite des processus révolutionnaires dans les pays centraux, ont permis au capitalisme de profiter de ses « années dorées » – bien qu’en perdant le contrôle d’un tiers de la planète après la révolution chinoise et les transformation en Europe de l’Est- une période que nous avons défini comme de « développement partiel » des forces productives.
[1] Isaac Joshua, Op. Cit. p.47
[2] Idem, p. 52-53
[3] Idem, p.54
[4] Idem, p.56
[5] L’instabilité politique et sociale de la période de reconstruction est bien illustrée par la citation suivante tirée de The Economist vers la fin des années 40 : « La bourgeoisie française n’est pas réconciliée avec le passage d’une grande partie du pouvoir et encore du pouvoir économique à la classe ouvrière organisée (…) Guerre Froide dans l’industrie italienne (…) En criant « A bas le communisme » jusqu’à perdre la voix, les entrepreneurs japonais se dépêchent ã éliminer le peu solide mouvement syndical japonais ». Cité par Andrew Glyn dans « Capitalism Unleadshed », New York, Oxford University Press, 2006.
ANNEXE II
Monopole et exacerbation de la concurrence
D’après Lénine, le haut degré de développement de la concentration de la production et du capital a engendré les mo-nopoles qui remplissent un rôle décisif dans la vie économique. Mais au début du 21e siècle, cette affirmation n’est pas seulement une réalité sur le plan national, qui c’était celui auquel Lénine faisait référence en particulier, mais la nouveauté par rapport au début du 20e siècle c’est le degré de concentration et de centralisation du capital au niveau international. Voyons seulement quelques exemples de l’industrie automotrice et pharmaceutique (voir Tableaux 1 et 2).
Pourtant ceci n’implique pas l’élimination de la concurrence, comme expliquait Paul Sweezy, mais au contraire celle-ci s’intensifie entre les grandes corporations. En réalité ces deux tendances s’engendrent réciproquement et font partie d’un même processus d’accumulation. En effet, on voit que la tendance à la concentration et à la centralisation internationale du capital va accompagnée de l’exacerbation de la lutte pour les marchés et des profits extraordinaires en conséquence de l’innovation technologique ou simplement de la croissance exponentielle du marché de fusions et de rachats d’entreprises (voir Tableau 3) où aucune entreprise n’est à l’abri de recevoir une OPA (Offre Public d’Achat) hostile[1], expression d’une concurrence brutale qu’en même temps augmente la centralisation du capital. En d’autres mots, sans ces deux tendances, il est impossible de rendre compte des caractéristiques du capitalisme actuel.
Le recul de l’activité agraire ã partir des années 50 ne fait pas partie de la prolongation d’une tendance séculaire. Au contraire, il y a eu une rupture nette dans le rythme d’évolution pendant la Deuxième Guerre Mondiale ou à la sortie de celle-ci. Les résultats sont impressionnants. Comme affirme Joshua : « Le constat est clair : au cours de la seconde moitié du 20e siècle, la chute a été brutale, rapprochant nombre de pays des minimums observés dans les régions développées. Ceux qui, comme la Chine, sont ‘partis plus tard’, demeurent ã des niveaux élevés mais parcourent le chemin d’autant plus vite (Voir tableaux 1 et 2). La trajectoire de certains pays ‘retardataires’ d’Europe est particulièrement impressionnante, comme le montre le graphique 1. Irlande, Italie, Portugal, Espagne ont concentré sur cinquante années une évolution que d’autres ont mis bien plus longtemps ã parcourir : partis très haut, la part de leur population active occupée dans l’agriculture est désormais dans la moyenne européenne. Tel n’est pas encore le cas de la Turquie, mais ce pays a littéralement mis les bouchées doubles et ne devrait pas tarder ã rejoindre le gros de la troupe. Le cas de l’Europe ‘retardataire’ est loin d’être isolé : la montée du salariat dans certains pays de l’Asie du Sud-est est tout aussi impressionnante (Voir tableau 3) et spécialement suggestive quand on la met en rapport avec la fameuse crise de l’été 1997, issue de ces pays et qui a eu l’impact international que l’on sait ».[2]
[1] Face à la brutale croissance des fusions et de rachats d’entreprises, quelle actualité garde la suivante frase de Lénine tirée de son livre cité ! : « Pour supprimer la concurrence dans une industrie aussi lucrative, les monopolistes usent même de subterfuges : ils répandent des bruits mensongers sur la mauvaise situation de leur industrie, ils publient dans les journaux des avis non signés : “Capitalistes, gardez-vous de placer vos fonds dans l’industrie du ciment” ; enfin, ils rachètent les usines des “outsiders” (c’est-à-dire des industriels ne faisant pas partie des cartels) en leur payant les “indemnités” de 60, 80 ou 150 mille marks. Le monopole s’ouvre un chemin partout et par tous les moyens, depuis le paiement d’une “modeste” indemnité jusqu’au “recours”, à la façon américaine, au dynamitage du concurrent ». Sous un autre plan, nous pourrions dire de même pour l’affirmation suivante : « Ce n’est plus la lutte concurrentielle entre les petites et les grandes usines, les entreprises techniquement arriérées et les entreprises techniquement avancées. C’est l’étouffement par les monopoles de ceux qui ne se soumettent pas à leur joug, à leur arbitraire ». Au début du 21e siècle, cette tendance s’est approfondie. L’« étranglement » non seulement des centaines de petits sous-traitants en Chine ou dans d’autres pays de la périphérie mais aussi des grandes corporations manufacturières de produits de consommation comme Procter and Gamble, Clorox, Revlon, Nabisco ou Sara Lee (dont les échanges commerciaux avec Wal-Mart oscilent entre 15 et 30% de sa production totale, en créant ainsi une énorme dépendance) de la part de l’entreprise américaine Wal-Mart (l’établissement commercial en qualité de quasi-industrie), qui exprime le mieux le capitalisme d’aujourd’hui, c’est une preuve catégorique. Mais Wal-Mart est seulement l’exemple le plus clair d’une réalité qui englobe de grandes entreprises comme Carrefour, Royal Ahold, Tesco, Ito-Yokado, ainsi qu’Ikea, Home Depot, Costco, Best Buy. Et ces grands groupes de distribution sont accompagnés d’un ensemble d’entreprises qui se dédient à la vente et à l’assemblage comme Nike, Gap, Louis Vuitton, Dell, Hawlett Packard, entre d’autres.
[2] Isaac Joshua, op. cit., p. 133-134.
ANNEXE III
Une salarisation universelle
|