Le Brésil n’est définitivement plus le même depuis les journées de mobilisations de juin 2013. En quelques mois, l’ensemble des mythes autour du pays du foot et du carnaval, où le racisme n’existe pas et le peuple est de « nature pacifique » sont tombés un ã un. Dernier exemple en date d’un pays en mouvement : la grève des travailleurs du nettoiement de Rio de Janeiro.
Il y a d’abord eu la jeunesse qui est descendue dans la rue dans toutes les villes du pays pour réclamer la baisse des tarifs de transport mais aussi pour exiger des services publics de qualité. Rappelons que dans un pays qui se vante d’être une puissance mondiale, la grande majorité de la population n’a pas d’accès ã des services de transport, de santé et d’éducation décents. La jeunesse mobilisée a donc pointé du doigt la contradiction flagrante entre cette situation et les milliards dépensés dans la préparation de la Coupe du Monde de foot 2014. Même si les mobilisations sont moins suivies et que la répression a été extrêmement violente, les manifestations se poursuivent.
Il y a aussi eu l’affaire Amarildo, ce maçon Noir, habitant d’une favela de Rio qui a disparu pendant des heurts avec la police. Dans un pays où la violence sociale omniprésente contre les pauvres et les Noirs avait été banalisée, le surgissement du mouvement « Cadê o Amarildo ? » [Où est Amarildo ?] – qui a obligé la justice ã conduire une véritable enquête jusqu’à constater qu’il a été torturé ã mort dans une voiture de police – témoigne également du fait qu’un climat nouveau parcourt le pays.
Troisième épisode marquant, le phénomène des « rolezinhos », littéralement « petits tours », ã travers lesquels les jeunes Noirs des banlieues s’organisaient sur internet pour débarquer tous en même temps dans les centres commerciaux des quartiers riches, pas juste pour se promener mais aussi pour montrer que la ville leur appartient aussi. Cela a suffi pour « terroriser » l’élite blanche et raciste et pour dévoiler le véritable apartheid social qui règne dans le pays. Une décision de justice interdisant aux jeunes d’entrer dans un centre commercial, sans aucun autre prétexte que leur couleur de peau et leur classe sociale, n’a d’ailleurs pas tardé ã tomber.
C’est dans ce contexte qu’intervient la grève des balayeurs de Rio, une sorte d’entrée en scène spectaculaire des travailleurs organisés sur un échiquier politique transformé. Il s’agit de la couche la plus exploitée des fonctionnaires d’Etat, touchant un salaire de misère (environ 250 euros, soit moins d’un tiers de ce que l’équivalent de l’INSEE brésilien juge être le « salaire minimum nécessaire ») et travaillant dans des conditions extrêmement pénibles.
A la veille du carnaval, ils ont été des centaines ã décider de se mettre en grève pour une augmentation conséquente de leur salaire. Ils sont donc allés voir leur syndicat, dirigé depuis des décennies par une bureaucratie jaune, qui au début refusait de poser un préavis de grève immédiat. Sous leur pression, ils ont fini par le déposer, avant de faire marche arrière quelques heures plus tard.
Les salariés sont donc partis en grève sauvage ã quelques centaines. Ils étaient seuls et avaient tout le monde contre eux : le syndicat qui les avait trahis, les médias qui se sont acharnés sur leur « irresponsabilité », la Justice qui a déclaré leur grève illégale, la mairie de Rio qui a annoncé le licenciement de 300 grévistes. Mais ils ne se sont pas arrêtés et la grève s’est étendue. Les rues jonchées d’ordures ont été le symbole de leur force sociale exposée devant les caméras de toutes les chaînes d’information.
Au milieu des ordures ils défilaient, dansaient et chantaient des « sambas de lutte », leur tenue orange portée avec fierté, tranchant avec leur peau noire. La mairie a alors durci ses positions et les licenciements sont passés de 300 ã 1000. Les travailleurs ont été réquisitionnés et forcés ã travailler, mis en joue par la police qui était chargée d’encadrer la reprise du travail. Mais rien n’a pu stopper ces hommes et femmes qui avaient brisé une partie de leurs chaînes et étaient bien décidés ã exiger leur dû.
La mairie a fini par devoir s’asseoir à la table des négociations. Les premiers représentants de la grève, élus par les grévistes, ont été révoqués dès lors qu’ils ont été tentés d’accepter un compromis inacceptable aux yeux des travailleurs mobilisés. De nouveaux représentants ont été élus, alors que tout le pays avait les yeux braqués sur la lutte des balayeurs de Rio et que les messages de soutien se multipliaient.
Les négociations ont pris fin, huit jours après le début de la grève, et se sont traduites par une victoire éclatante : réintégration de tous les licenciés, 37% d’augmentation de salaire (le taux annuel d’inflation au Brésil étant de l’ordre de 6%), 66% d’augmentation de leur ticket repas, paiement de toutes les heures supplémentaires avec majoration, paiement de l’ensemble des jours de grève.
Le lendemain, sur les réseaux sociaux, un message circulait pour poser la question de qui avait emporté le Carnaval de Rio 2014, ã savoir le concours des défilés des différentes écoles de samba qui s’affrontent pendant les festivités. Les « Balayeurs Unis de Rio », voilà la réponse qui a été la plus postée. L’artiste et caricaturiste politique Latuff n’a d’ailleurs pas hésité ã représenter dans un de ses derniers dessins un balayeur dans des habits de super-héros. Héros au moins pour des millions de travailleurs qui ont redécouvert grâce ã eux qu’il est possible de se battre et de gagner, même dans les conditions les plus adverses… et même durant Carnaval.
14/03/14
|