Dernière minute. Les élections municipales du dimanche 30 avril en Turquie ont renforcé le clan Erdogan au sein de l’AKP et ont raffermi le pouvoir du gouvernement, mis ã mal par de multiples scandales et affaires. Il y a fort ã parier que le Premier ministre va mettre ã profit la nouvelle conjoncture pour contre-attaquer, face à l’opposition kémaliste et, surtout, au sein de son propre parti, vis-à-vis de la puissante confrérie güleniste. L’article, bouclé juste avant le scrutin, montre néanmoins que par delà la séquence actuelle, les contradictions que traverse la Turquie sont porteuses d’explosions potentielles qui pourraient ã nouveau marquer, dans les prochains mois, la situation du pays.
Neuf mois ont passé depuis les mobilisations parties du parc Gezi ã Istanbul et qui ont enflammé les grandes villes de Turquie. Neuf mois passés dans le coma pour Berkin Elvan, jeune de 15 ans, victime de la répression policière de l’Etat turc et décédé des suites de ses blessures le 11 mars. L’annonce de sa disparition a provoqué un regain des mobilisations anti-Erdogan. Mais ces neuf derniers mois ont également été des mois de tourmente pour le gouvernement islamo-libéral de l’AKP, pris dans une guerre fratricide au sommet de l’Etat sur fond de scandales de corruption et d’écoutes illégales.
A quelques semaines des élections municipales le gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, est plus que jamais déstabilisé. Par la rue et les mobilisations de rejet de la politique conservatrice et répressive de l’Etat mais également par une intense dispute en son propre sein. Une véritable guerre s’est en effet ouverte entre Recep Tayyip Erdogan, le premier ministre, et les membres de la confrérie islamique de Fethullah Gülen, lobby influent et réseau informel dans l’appareil d’Etat qui s’est distancié du gouvernement depuis juin dernier.
« Ce n’est pas Dieu, mais le premier ministre Erdogan qui a pris mon fils »
Les mobilisations de juin et l’extrême répression qui s’en est suivie ont réveillé les consciences quant à la nature du gouvernement de l’AKP. La mort de Berkin Elvan élève ã sept le nombre de victimes de la répression policière et de l’extrême fermeté du gouvernement d’Erdogan vis-à-vis des manifestants et de la population. Sa disparition a de nouveau poussé des milliers de personnes qui ont accompagné son cercueil au cri de « Tayyip assassin ».
Afin de contenir le mécontentement ã son égard et détourner l’attention sur ses agissements, le gouvernement d’Erdogan joue ã réactiver les veilles divisions laïcs / musulmans en Turquie, faisant des mobilisations anti-Erdogan des marques d’irréligiosité comme si celles-ci constituaient une ligne de démarcation franche entre pro-Gezi et pro-AKP. En vain ! Les cartes se brouillent largement du fait de la participation des minorités nationales et religieuses -notamment kurde et alévi – aux manifestations, le jeune Elvan, étant en effet de confession alévi, une branche de l’Islam sunnite. Mais aussi parce que l’image de la répression et les dérives autoritaristes d’Erdogan sont dans la mémoire de larges couches de la population, contribuant même à lézarder la base sociale de l’électorat populaire de l’AKP.
Et pour cause : ce que la politique d’Erdogan compte ã son bilan, ce sont douze années d’application de politiques économiques ultra-libérales, qui n’ont fait qu’accentuer les inégalités dans un pays où beaucoup parmi les classes populaires n’ont pu profiter du « miracle économique turc » qui est en train de s’essouffler : salaire minimum avoisinant les 400 euros, pression foncière extrême alimentée par la spéculation et l’expulsion des populations les plus modestes de quartiers entiers des grandes villes, soumission au capital étranger venu chercher une main d’œuvre formée et des bas salaires et limitation des perspectives d’emploi pour toute une génération marquée par une relative démocratisation de l’enseignement supérieur.
Le soi-disant attachement à la liberté d’expression qui avait été au cœur du projet politique de l’AKP pour défendre le droit ã pratiquer sa religion dans l’espace publique, conception opposée à la politique de l’Etat turc kémaliste d’imposition autoritaire de la laïcité, n’a plus aucun fondement. Répression, autoritarisme, et censure d’Etat – on se rappelle des documentaires sur les pingouins sur CNN Türk pendant les manifestations ou la volonté d’Erdogan d’exercer un contrôle de la toile et des réseaux sociaux – ne sont désormais plus l’apanage du kémalisme ! Bien au contraire, l’islam politique de l’AKP n’a jamais rompu avec les fondements de l’Etat turc et ses pratiques : répression du mouvement social, des minorités nationales et des classes populaires, prisonniers politiques et enfermement des journalistes qui refusent de se plier au discours officiel, instrumentalisation d’un discours nationaliste, turco-sunnite, contre les minorités religieuses, ethniques et nationales. Sur ces points là , l’AKP n’a rien ã envier au kémalisme traditionnel.
Une guerre fratricide au cœur de l’Etat
Face ã cette érosion de la base sociale du gouvernement AKP et au discrédit qui touche Erdogan depuis juin, rien de moins étonnant que de voir les meilleurs alliés d’Erdogan retourner leurs vestes ! Une partie de l’AKP semble vouloir se débarrasser du fusible Erdogan pour mieux sauver le projet politique de l’AKP, savant mélange de conservatisme social et de libéralisme économique. On a pu voir s’opérer ce retournement non pas lors des premiers jours des manifestations de Gezi mais au moment où l’intransigeance d’Erdogan et l’usage de la répression semblaient aller trop loin. Cet excès de « zèle » d’Erdogan a obligé les chancelleries occidentales alliées d’Istanbul ã formuler des critiques ã son égard qui sont y compris venues de son propre camp. Abdullah Gül, président de la République, membre lui aussi de l’AKP, avait alors appelé au calme et à la négociation. Une bonne occasion de sauver sa peau politique.
Au delà de cette guerre des chefs au sein du gouvernement, c’est véritablement tout l’édifice de l’AKP et de ses relais dans l’Etat qui est mis ã mal. Depuis décembre, un scandale de corruption majeur secoue Erdogan et son entourage, impliquant notamment les fils de trois ministres, le maire du quartier de Fatih (AKP) ã Istanbul ainsi que des hommes d’affaire liés au secteur du BTP, proches eux aussi des islamo-conservateurs au pouvoir. Au rang des accusations, celle notamment d’avoir profité des juteuses retombées de concessions immobilières obtenues via l’organisme du logement public TOKI, qui ã coup d’expulsions et d’expropriations mène une politique d’éviction des classes populaires des centres urbains. S’en est suivi une véritable « guerre des écoutes » lancée contre le gouvernement, mettant directement en cause Erdogan, non seulement sur les dossiers de spéculations immobilières mais également par rapport à l’implication des services turcs dans l’assassinat des trois militantes kurdes, le 9 janvier 2013, ã Paris, une partie des enregistrements finissant sur les réseaux sociaux.
Déchirements entre Erdogan et Fethullah Güllen
Ces révélations et ces bandes sont sorties dans la foulée de la décision d’Erdogan de fermer les « dershanes », ces écoles privées délivrant des cours du soir de préparation aux examens d’entrée à l’université. Ces écoles constituent une manne financière énorme pour la confrérie de Fethullah Gülen, directement visée par cette décision. Elle a été en mesure de riposter grâce ã un puissant réseau constitué au sein de la police et de la justice, confirmant par là même les soupçons quant ã son infiltration des structures étatiques et bureaucratiques turques.
La confrérie Gülen, du nom de Fethullah Gülen, imam exilé aux Etats-Unis en 1999 pour échapper aux poursuites judiciaires pour ses activités anti-laïques, est à la tête d’un puissant réseau, en Turquie et dans le monde. En Turquie, la confrérie est soutenue par des chaînes de télévision et détient le quotidien Zaman, ã très fort tirage. Elle s’est construite au travers d’un réseau d’écoles, les dershanes, mais également au sein de l’appareil d’Etat et entretient des liens très forts avec des entrepreneurs et notamment le syndicat patronal, la TUKSON, ainsi que l’impérialisme étasunien. Bien que se déclarant apolitique, la confrérie est un allié objectif de l’AKP de par ses accointances idéologiques, son conservatisme social alliant Islam et libéralisme économique. En 2011, elle avait donné son soutien ã Erdogan dans le cadre de sa réélection. C’est lors des manifestations du printemps, que la confrérie a pris ses distances, non pas tant par rapport à l’AKP, que vis-à-vis d’Erdogan dont elle a désavoué les pratiques, position relayée par Abdullah Gül, proche de la confrérie.
Ni Erdogan, ni güleniste, ni kémaliste, la seule option, c’est la rue et la classe ouvrière de Turquie
Mais dans le bras de fer qui oppose Erdogan à la confrérie Gülen et ses agents au sein et en dehors du gouvernement, les deux camps risquent de perdre des plumes ! En effet, mouillé par les scandales, Erdogan n’a pas tardé ã passer à la contre-attaque. En réponse à l’’opération anti-corruption du procureur d’Istanbul, le güleniste Zekerya Öz, Erdogan a procédé ã une purge des appareils policiers et judiciaires accusés d’abriter un « Etat dans l’Etat ». Ce sont près de 6000 policiers et une vingtaine de procureur qui ont été mutés ou sanctionnés.
Sur fond de règlements de compte et de magouille d’Etat, la rue turque, que l’on a vu défiler en juin, les travailleurs et les classes populaires sont les seuls qui pourraient apparaître comme une l’alternative non seulement à l’AKP, dans sa déclinaison erdoganiste ou güleniste, mais également aux différents courants kémalistes qui ne sont que leur pendant laïcs qui ont été au pouvoir entre la fin du régime militaire, en 1983, et 2002. La mobilisation actuelle, si elle s’élargit, pourrait être un nouveau point d’appui pour construire cette alternative.
19/03/14
|