C’est la première fois depuis 1994. La capitale du pays, Assomption, s’est réveillée avec une quasi-paralysie des transports publics, la plupart des établissements d’enseignement public et privé étant fermés. Au même moment, des milliers de paysans pauvres faisaient leur entrée dans la ville dans le cadre de la XXIème Marche pour la réforme agraire intégrale dont la fin coïncidait, cette année, avec la grève générale décrétée le 26 mars par l’ensemble des organisations syndicales et soutenue par l’opposition. L’état de grâce a bel et bien pris fin pour le multimillionnaire Horacio Cartés, le Berlusconi paraguayen, élu il y a sept mois.
Après avoir levé les barrages filtrants installés dès la matinée, des milliers de grévistes et de manifestants se sont retrouvés au cours de l’après-midi sur la Place de la Démocratie et sur la Place d’armes de la capitale. Dans la deuxième ville du Pays, Ciudad del Este, à la frontière avec le Brésil, c’est le pont international qui a été coupé. Partout là où des rassemblements avaient été organisés, on retrouvait les mêmes slogans. A Assomption, sur les banderoles de la foule de manifestants composés de nombreux travailleurs du secteur public (la grève ayant été beaucoup moins suivie dans le privé et dans l’industrie), de paysans et de jeunes, lycéens et étudiants, on pouvait lire les mêmes revendications : augmentation du salaire minimum, qui est au Paraguay de 1,82 millions de guaranis (soit 370 euros), de 25% et non de 10% comme l’a concédé le gouvernement ; abrogation de la Loi d’association Public-Privé [Alianza Público-Privada, APP], accusée de préparer le terrain ã des privatisations rampantes ; mise en place d’une réforme agraire complète ; solidarité avec les paysans emprisonnés et en grève de la faim de Curuguaty, condamnés pour des affrontements lors d’occupation de terres ayant été organisées en juin 2012 et à la suite desquelles sont morts 11 paysans et 6 policiers.
Cartés rêve de transformer le pays en un paradis latifundo-exportateur
Cartés est arrivé au pouvoir en mai 2013 sous les couleurs du Parti Colorado, l’ancien parti unique du dictateur Alfredo Stroessner qui a régné d’une main de fer sur le pays entre 1954 et 1989. Les élections avaient alors servi ã orchestrer la dernière étape du coup d’Etat « constitutionnel » qui avait permis de renverser le président de gauche Fernando Lugo. Depuis, Cartés mène une offensive en règle visant ã imposer des réformes économiques et politiques favorables aux secteurs les plus concentrés du patronat, des grands propriétaires fonciers et du capital étranger.
Après une forte récession en 2012, 2013 avait été marquée par une très forte reprise économique. Selon le FMI, l’économie aurait connu une croissance de 13%, fondamentalement liée à la hausse des cours des exportations en viande et soja. Les prévisions pour 2014 se situeraient davantage autour de 4,5%, indiquant par là -même le caractère extrêmement volatile et dépendant de l’économie paraguayenne à l’égard des exportations de ces marchandises.
Mais cette croissance n’a pas bénéficié ã tout le monde. La moitié de la population paraguayenne vit sous le seuil de pauvreté, dont 20% dans l’indigence. Toujours selon les chiffres des agences des Nations Unies, le Paraguay est le second pays au monde du point de vue de l’inégalité de l’accès aux terres. Alors que prés de 40% de la population vit à la campagne, 2,6% des propriétaires détiennent ã eux-seuls 85,5% de la surface agraire totale du pays, dont une partie se trouve aux mains d’entrepreneurs brésiliens liés à l’agro-business international.
Le programme économique de Cartés, dévoilé après sa victoire, consiste ã vouloir accentuer la concentration des terres et ã favoriser le secteur de l’élevage et de la culture intensive du soja. Parallèlement, l’APP vise ã faire entrer le capital privé dans les services publics. Le gouvernement colorado s’est également distingué par la signature de nouveaux accords commerciaux et militaires avec les Etats-Unis qui disposent déjà au Paraguay d’une de leurs principales ambassades en Amérique latine.
Résistances ouvrières, paysannes et étudiantes
Malgré le large consensus autour de cette orientation au sein de la bourgeoisie paraguayenne ainsi que le soutien de l’impérialisme, la politique de Cartés génère de plus en plus de résistances du côté des travailleurs, de la jeunesse et de la paysannerie. C’est ce dont témoigne le succès de la grève du 26 mars ainsi que des mouvements plus localisés qui l’ont précédée. C’est cette situation qui a conduit les directions bureaucratiques du mouvement syndical, fractionné en 7 confédérations différentes, ã appeler de concert ã cette grève du 26. Il s’agit d’une journée de grève sans lendemain, qui n’est pas inscrite dans un calendrier de mobilisations. Elle a néanmoins permis l’expression des tendances à l’unité entre les secteurs les plus avancés du mouvement ouvrier, de la jeunesse et de la paysannerie, ce qui n’est pas rien pour le pays. Mais si le climat social et politique venait ã changer, il ne faudrait pas que ce soit le scénario de la fin des années 1990 qui se répète.
A l’époque, les mobilisations, dont les violentes manifestations du « Mars paraguayen » de 1999 avaient été le point culminant, avaient abouti à la constitution d’un front anti-Colorado entre l’opposition de droite, la gauche ainsi que les syndicats. C’est ce qui avait ouvert la voie à la victoire de l’ancien « évêque des pauvres », Fernando Lugo, en 2008. Au cours des années suivantes, l’absence de réponse de ce « gouvernement progressiste » aux revendications populaires a semé le doute et la confusion au sein du bloc social qui l’avait porté au pouvoir, aggravés par le virage répressif pris par le gouvernement à l’encontre des sans-terres. Par la suite, la capitulation de Lugo face au coup d’Etat « parlementaire » et « constitutionnel » de 2012 orchestré par ses « alliés » du Parti Libéral et l’opposition des Colorados a permis à la droite de reprendre l’initiative, ce qui a été sanctionné par la victoire de Cartés aux élections de mai dernier. C’est bien aujourd’hui cet équilibre qui pourrait changer.
Malheureusement, c’est une politique de conciliation qui prédomine au sein des directions du mouvement syndical ainsi qu’au sein du Front Démocratique, composé notamment par le Frente Guazú, de l’ancien président Lugo, les communistes paraguayens et le Parti des Travailleurs, la principale force d’extrême gauche du pays. Cartés pourrait d’ailleurs être tenté de faire quelques gestes en direction du mouvement social pour essayer de faire baisser la pression.
La journée du 26 mars montre néanmoins que le seul chemin qui permettrait de mettre en échec le gouvernement colorado et d’imposer les revendications ouvrières et populaires passerait par la mobilisation prolongée des travailleurs en alliance avec la paysannerie et la jeunesse. Pour préparer les prochaines étapes et continuer le combat, les militants paraguayens auront ã poursuivre la bataille pour l’organisation démocratique du mouvement ouvrier par la base, pour un véritable calendrier de lutte et développer, en reprenant les revendications salariales, un programme ouvrier et populaire pour la réforme agraire, contre les privatisations et pour la solidarité avec les prisonniers politiques du 26 mars.
27/03/14
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