Le suspense n’aura duré qu’un instant. C’est l’ancien premier flic de France, un temps donné comme « ministrable d’ouverture » sous Sarkozy, qui est aujourd’hui ã Matignon. Tout un symbole. Le maître mot de la politique élyséenne, après la bérézina des municipales, c’est désormais « plus vite, plus fort, plus ferme ». Reste ã savoir si le changement de locataire ã Matignon, sur fond de chaises musicales ministérielles, sera suffisant pour maintenir le cap de la politique radicalement propatronale choisie par Hollande avec le Pacte de Responsabilité.
La presse et l’opposition s’en étaient donnés ã cœur joie au cours des vingt-deux mois de gouvernement Ayrault, accusé de couacs ã répétition. Par delà les rivalités ministérielles, ce qui se jouait en réalité depuis l’arrivée à la présidence de François Hollande, c’était un débat sur le calendrier et l’intensité des contre-réformes et des politiques ã mettre en œuvre pour répondre, dans l’intérêt du grand capital, à la crise dans laquelle l’Hexagone, plus encore que nombre de ses partenaires européens, se trouve enlisé.
Après le vote-sanction des municipales, dont on a chargé Jean-Marc Ayrault et Harlem Désir, la nomination de Manuel Valls ã Matignon correspond ã un double objectif, le premier beaucoup plus conjoncturel et court-termiste, le second relevant de la nécessité ã moyen terme (mais avec toute l’urgence d’une situation économique délétère) de mener ã bien la politique économique définie par Hollande à la fin de l’année dernière.
Ecran de fumée et écran télé
Pour ce qui est de l’immédiat, Hollande a réussi son pari. L’attention des médias, de l’opposition et de l’opinion est aujourd’hui davantage focalisée sur l’intronisation du nouveau gouvernement et ses premiers pas, laissant au second plan le tremblement de terre qu’ont représenté pour les socialistes le dernier scrutin municipal. La principale limite de cette opération de communication, c’est que la séquence électorale est loin d’être finie. Les européennes de mai pourraient s’avérer tout aussi désastreuses pour la gauche de gouvernement et rappeler ã tous le déficit criant de popularité de l’Exécutif pour mener ã bien sa politique. De ce point de vue, il est fort peu probable que le grand ménage que Hollande s’apprête ã piloter au sein du PS en débarquant Harlem Désir ou la campagne « contre l’austérité en Europe » et « l’euro fort », en compagnie de Martin Schulz, y change quoi que ce soit.
Chaises musicales en conseil des ministres
Le second élément a trait à la nature du « changement » orchestré au sein du gouvernement, un changement qui relève davantage de la continuité que de la rupture en réalité. Bien entendu, et nous verrons dans quel sens, il ne s’agit en rien d’une inflexion « ã gauche ». Par ailleurs, par delà le battage médiatique, il n’y a pas, fondamentalement, de changement de personnel. A part le premier ministre, c’est ã une vaste opération de recyclage que l’on assiste. Hollande, surtout, garde la haute-main sur le conseil des ministres. Ce sont des proches de la présidence qui sont à la tête des ministères-clef, avec Michel Sapin au Travail, Stéphane Le Foll comme porte-parole, Bernard Cazeneuve ã Bercy, Jean-Yves Le Drian à la Défense et, très certainement, Jean-Jacques Urvoas en remplacement de Christiane Taubira en tant que garde des sceaux. Les seuls véritables alliés de Valls sont des soutiens de circonstance, ã savoir Arnaud Montebourg et Benoît Hamon, que Hollande est arrivé ã intégré un peu plus ã sa stratégie, neutralisant par là -même une partie de « l’aile gauche » du PS. En choisissant un simple ravalement de façade plutôt qu’un remaniement en bonne et due forme, Hollande court néanmoins un risque. Certes, il « tient » son premier-ministre qui, pour sa part, à les yeux rivés sur les présidentielles de 2017. Néanmoins, passé le temps du remaniement, ce changement dans la continuité pourrait s’avérer insuffisant pour faire passer la potion amère que Valls sera chargé d’administrer.
Une accélération dans la continuité
Pour ce qui est du cap politique choisi par Valls, c’est avant tout la copie de son prédécesseur qu’on lui a demandée de suivre. Les seules modifications qu’on lui a permis d’apporter au script, c’est d’apparaître comme beaucoup plus décidé.
Ce n’est pas encore d’un premier-ministre-aux-habits-d’apprenti-Bonaparte, que Valls prétendait incarner lorsqu’il était Place Beauvau dont Hollande a besoin. Il lui faut quelqu’un capable « d’arbitrer », pour reprendre le lexique politico-journalistique, avec davantage de fermeté qu’Ayrault. C’est ce dont a témoigné son discours de politique général du 8 avril : Valls a beau s’être déclaré avant tout « républicain et patriote » (en plus d’être « socialiste », pour la galerie), « la confirmation des baisses des charges sociales [et] la diminution de l’impôt sur les sociétés [sont tous des dossiers] préparés par son prédécesseur », comme le reconnaît l’éditorialiste en chef de la presse du Medef, Dominique Seux, au lendemain du grand oral devant le Parlement. La différence avec Ayrault tient ã cela que Valls « assume une ligne pro-entreprise » qui était déjà le fil conducteur de l’orientation gouvernementale depuis 2012. Arbitrage ne veut donc pas dire sarkozysation sociale. Tant que cela portera ses fruits, on peut s’attendre à la même politique de concertation et de négociation avec les « partenaires sociaux », pour la plus grande joie du Medef et des syndicats ouvertement collaborationnistes comme la CFDT, mais en poursuivant ã maintenir un cadre de discussion avec la CGT et FO qui ont accepté d’être reçus de façon officieuse le week-end du 5 avril et, ã nouveau, officiellement cette fois-ci, le vendredi 11. Ce qui est demandé ã Valls, en revanche, c’est d’accélérer le train des contre-réformes et de ne plus tergiverser.
Costume-cintré : du sur-mesure pour le Medef
Pour ce qui est des grandes lignes de l’orientation qu’il s’apprête ã poursuivre, le discours de politique général du 8 avril était à la fois parfaitement convenu et radicalement novateur en ce sens qu’il est, sans ambiguïté aucune, inconditionnellement pro-patronal pour un premier ministre socialiste nommé à la suite d’une raclée électorale qui s’explique en grande partie par la défection de l’électorat traditionnel de gauche.
Lorsque Cécile Cornudet, toujours pour Les Echos, écrit que « l’on attendait Manuel Valls sur un virage ã gauche [et] qu’il n’en est rien », elle n’entend pas que le Medef craignait un revirement de Hollande mais s’attendait, au moins, ã un discours rassurant « la gauche » après la claque des municipales. Valls a certes parlé d’un pays connaissant « trop de souffrances [et] pas assez d’espérance ». Il a néanmoins surtout confirmé les 30 milliards du Pacte de Responsabilité qui devraient aller directement dans la poche du grand patronat. Dans son enthousiasme, il a même rajouté 15 milliards sur la table. Pour faire bonne mesure, puisque, semble-t-il, il y a « exaspération quand, à la feuille de paie déjà trop faible, s’ajoute la feuille d’impôt trop lourde », Valls a promis « presque la moitié d’un treizième mois », soit 500 euros pour les smicards, en l’occurrence « 5 milliards d’euros à l’horizon 2017 ». A l’aune de ces chiffres, on comprend bien dans quel sens balance le cœur de Hollande-Valls, entre Pacte de Responsabilité et Pacte de « Solidarité », d’autant plus que la mesure « sociale » tend ã augmenter d’un poil le salaire direct, de diminuer le salaire socialisé, le tout sur fond de fragilisation croissante de la Sécu.
Des non-dits lourds de sens
là où en revanche Valls s’est pleinement inscrit dans la tradition du grand-oral, qui en règle générale vaut bien plus par ses non-dits que pour ce qui y est dévoilé, c’est au sujet du collectif budgétaire d’avant l’été ainsi que des 50 milliards d’économie sur les trois prochaines années, ã savoir le programme de réduction de la dépense publique le plus drastique jamais mis en œuvre. Valls s’est ainsi bien gardé de dire quoi que ce soit sur la façon dont ces économies seront opérées. Rien ne sera probablement rendu officiel avant les européennes. Mais plusieurs ballons d’essai ont déjà été lancés.
Sapin a ainsi fait savoir dans les pages des Echos du 7 avril que les économies seraient réalisées ã hauteur de 23 milliards sur le budget de la Sécu, de 17 milliards sur celui de l’Etat et de 10 milliards sur celui des collectivités locales. Si les « allègements » de charges et de cotisations, c’est-à-dire des baisses drastiques du salaire socialisé, servent ã transférer massivement des points de PIB en direction du capital, les économies budgétaires vont s’opérer globalement sur le dos des classes populaires, des salariés du public et du para-public ainsi que sur les services publics. L’ensemble des secteurs dans lesquels des coupes devraient s’opérer a déjà été listé par la présidence mais Hollande sait qu’il ne peut se permettre aucune fuite avant les européennes. Selon les analystes, cependant, il est fort probable que les économies se fassent en maintenant le gel du point d’indice des fonctionnaires, équivalant ã des baisses de salaires ; sur les fameux 60.000 postes promis dans l’Education Nationale ; sur certaines allocations sociales, mises dans un premier temps sous condition de ressources pour mieux les baisser voire les supprimer dans un second temps ; ainsi que sur la fin de la clause générale de compétences pour les collectivités locales et territoriales, ce qui entraînerait un redimensionnement drastiques de nombre de services publics locaux.
Une deuxième vague d’attaques qui se prépare sur le terrain du marché du travail
Le second volet du programme du gouvernement, soigneusement tenu sous le boisseau, a trait à l’accélération des attaques en direction du « marché du travail ». Les socialistes savent pertinemment que continuer ã transférer des milliards au patronat n’est pas suffisant pour repositionner la bourgeoisie hexagonale vis-à-vis de ses partenaires et concurrents européens et extra-européens et que c’est bien la question du marché du travail, ã savoir du rapport de force cristallisé dans des textes et des procédures entre travail et capital, qui est centrale pour avancer qualitativement en défense des intérêts du patronat. C’était une des clefs de l’Accord National Interprofessionnel, mais ce n’était qu’un début.
C’est la raison pour laquelle on laisse dire et commenter, sans démentir. C’est pour cela que Pascal Lamy, « socialiste » et ancien patron de l’Organisation Mondiale du Commerce, n’a pas hésité, le 2 avril lors de l’émission « Question d’info » de la chaîne parlementaire, ã plaider pour « davantage de flexibilité et [pour] des boulots qui ne sont pas forcément payés au smic [car] un petit boulot c’est mieux que pas de boulot du tout ». On sent le passage par les bureaux de l’Elysée de Peter Hartz au cours du mois de janvier.
Grincements de dents, applaudissements et tortillements
Inutile de préciser que, malgré les grincements de dents du côté des PME s’estimant lésées au profit du grand patronat dans les mesures annonces, le Medef était aux anges après le discours de politique générale de Valls. C’est en ce sens, d’ailleurs, que la ligne défendue par la CGT et FO continue ã être parfaitement inconséquente. D’un côté, Lepaon a déclaré que « zéro charge pour les salaires payés au smic, c’est condamner des millions de salariés aux bas salaires. Dire que le pays ne pourra se redresser qu’en baissant massivement le coût du travail nous précipite un peu plus dans la crise ». Mailly, de son côté, dénonçait « des contreparties [relevant] de l’illusion ». Par delà le discours « néo-keynésien » de relance par la demande (parfaitement illusoire, pour le coup) que sous-tendent ces déclarations, il est clair que les directions syndicales qui entendent se démarquer du gouvernement et des positions d’une CFDT, qui a salué « des orientations [qui] répondent aux principaux défis ã relever », ne peuvent continuer ã maintenir avec Matignon et le ministère du Travail un cadre de discussions et de négociations qui finit par valider l’ensemble des contre-attaques qui sont passées et qui se préparent.
C’est en ce sens que l’ensemble des fédérations et des équipes syndicales combatives devraient exiger de leurs directions nationales l’arrêt immédiat de toute discussion pour préparer, réellement, la contre-offensive dont nous avons besoin.
Frondeurs un jour, carpettes toujours : le triste sort des « opposants » socialistes
Car la riposte ã construire, elle partira d’en bas. De ce point de vue, s’il ne faisait aucun doute quant ã un « virage ã gauche » de Hollande, il n’y a pas non plus d’illusions ã entretenir vis-à-vis de la soi-disant gauche d’un parti bourgeois comme le PS. Sur les 85 parlementaires « frondeurs » signataires d’un texte exigeant un « nouveau contrat de majorité », tous ont voté la confiance ã Valls, à l’exception de 11 qui se sont contentés de s’abstenir… ce qui revient ã voter pour sous la Vème République.
Sur ce point, néanmoins, le mouvement d’humeur des mitterandiens de choc comme Marie-Noëlle Lienemann ou Henri Emmanuelli est assez révélateur de l’affaiblissement, en dernière instance, de l’Exécutif, et de la crise existant au sein du PS. C’est en effet la première fois qu’une telle situation se produit au sein d’un groupe parlementaire socialiste. Même si Valls peut compter, sur le papier, sur une majorité de voix au parlement pour faire passer sa politique, le fait qu’il ait ã faire face ã un scénario tragi-comique à l’italienne, avec une majorité qui pourrait se fragmenter ã ses marges, est assez symptomatique de la situation au moment même où, à l’inverse, la presse loue les « réformes » du nouveau président du conseil italien, Matteo Renzi, qui a réussi ã ressouder une majorité d’union nationale pour défendre un train de mesures qu’applaudit ã deux mains Confindustria, le pendant italien du Medef.
Dans les pas de Jules Moch ?
Mais pour l’instant, Valls grimpe dans les sondages. Il est encore trop tôt pour dire si son orientation pro-Medef sera suffisante pour tenir le cap tracé par Hollande et Pierre Gattaz. Une chose est sûre cependant, l’ancien premier flic de France marche dans les pas d’un de ses illustres prédécesseurs, briseur de grève socialiste et boucher colonial par excellence : Jules Moch, SFIO, blumiste, ministre de la IVème République, habitué des combinaisons parlementaires et adepte de l’envoi des CRS et de l’armée pour faire cesser grèves sur les carreaux des mines et agitations dans l’arrière-cour coloniale de la France.
Valls n’en est pas là , mais il sait que la réussite de sa politique tient également ã sa capacité ã brider ou, le cas échéant, ã faire taire la contestation sociale, ouvrière, populaire et de la jeunesse. La place accordée ã un Hamon dans le gouvernement, de par ses liens avec le syndicalisme Unef ou les directions syndicales enseignantes, n’est pas anodine, de ce point de vue. Mais si la méthode de la conciliation, de la discussion et de la collaboration avec les directions syndicales, ou certaines d’entre elles tout au moins, venaient ã ne pas suffire, Valls sait également qu’il n’a pas perdu son temps, Place Beauvau. A plusieurs reprises, et encore une dernière fois avant de quitter le ministère de l’Intérieur, il a commandé des rapports recommandant de surveiller au plus prés « la contestation sociale interne » et ã agir en conséquence. Nous savons, par conséquent, ã quoi nous en tenir. Au vu de la nature de l’ennemi ã affronter, il faudra aux différents mouvements de lutte et à la contestation ouvrière toute la capacité ã se coordonner et ã imposer ses choix, par-dessus les négociations et les discussions entre « partenaires sociaux », si l’extrême gauche entend contribuer ã construire une opposition de classe, au sein du mouvement ouvrier, des classes populaires et de la jeunesse, ã ce gouvernement. Le cas échéant, c’est l’extrême droite qui est en embuscade. Comme à l’époque de Jules Moch.
11/04/14
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