Timur Chevket – Nina Kirmizi
Le 13 mai dernier, l’explosion de la mine de Soma, à l’Ouest de la Turquie a mis de nouveau le feu aux poudres dans le contexte politique déjà explosif que connait actuellement le pays. Dans la nuit du 14 mai, le bilan dépassait déjà les 282 victimes, faisant de cette tragédie la pire de l’histoire de la classe ouvrière turque. Si le gouvernement parle de 90 mineurs toujours piégés dans des galeries ã plus de deux kilomètres de profondeur, il s’agirait plutôt de 300 ouvriers dont les chances de survie sont très faibles, amoindries par un incendie qui se serait déclaré le 14, au matin. Le gouvernement de l’AKP de Recep Tayip Erdogan, malgré le bref moment de répis que lui a valu sa victoire aux élections municipales, se retrouve face ã un regain de mécontentement, cette fois profondément ouvier et populaire, dont les mobilisations ã Istanbul et Ankara, à l’occasion de l’accident, se font le relais.
Une classe ourvière surexploitée, par un gouvernement et un patronat de mèche
En 2013, la Turquie était le troisième pays le plus dangereux du monde concernant les "accidents" de travail après l’Algérie et le Salvador. Officiellement, entre 1955 et 2012, 3 053 mineurs sont morts sous terre et 362 208 y ont été blessés. Loin d’être circonscrits à l’industrie minière, ces "accidents" de travail faisait en moyenne en 2012– selon le SGK (Conseil de la Sécurité Sociale) – 3 morts et 172 blessés chaque jour ! Mais on sait que près de 30% de l’économie turque relève du secteur informel, soit près de 10 millions de travailleurs non-déclarés, sans sécurité sociale ni code du travail, on réalise que ces chiffres macabres sont encore loin de la réalité.
Le patronat turc n’est pas connu pour sa tendresse envers ses salariés. Il l’est encore moins pour son respect du timide code du travail local, sous couvert de de l’Etat et de la Justice. Dans une logique de maintien de taux de profits juteux et d’une forte compétitivité pour attirer les capitaux étrangers, les chefs d’entreprises turcs ne reculent devant rien. L’âge légal du travail a beau être fixé ã 18 ans, la plus jeune victime de Soma, Kemal Yildiz, n’en aurait que 15. La flexibilisation du travail, l’augmentation des cadences, la sous-traitance sans formation, la multiplication des heures supplémentaires quotidiennes mènent les travailleurs turcs ã un état d’épuisement physique qui rend inévitables les accidents du travail ã répétition. Bien entendu, dansla même logique, toute mesure de sécurité coûteuse pour le patronat est bonne ã économiser : malgré la piètre défense de l’entreprise Soma qui se défausse de toute responsabilité, il fait remarquer qu’en 2012, le PDG en question se vantait de la rentabilité qu’il avait fait descendre a 24 dollars la tonne au lieu de 130. Une rentabilité qui a couté la vie ã des centaines de travailleurs.
Les politiciens turcs ne sont pas en reste : 15 jours avant l’explosion, le parti au pouvoir (l’AKP) refusait la création d’une commission parlementaire chargée d’établir un état des lieux des mines de la région de Manisa, affirmant même que ces dernières étaient les plus sûres du monde. Une commission qui aurait pû déranger le PDG de Soma Holding Mine Enterprises, dont la femme est la conseillère régionale de l’AKP pour Manisa. Une manière de se renvoyer l’ascenseur dans ce couple, alors que la mari avait fourni les sacs de charbons, que distribuait le parti de sa femme pour acheter les voix des plus démunis au dernière élections locales de Soma.
"des choses qui arrivent..." Erdogan, ou le mot de trop !
Mercredi 14 mai, le premier ministre se rendait sur place pour exprimer ses condoléances aux familles des victimes. Son cortège fut littéralement pris d’assaut par la population de ce district ouvrier comptant plus de 100 000 habitants. Des centaines de policiers et de militaires l’accompagnaient ; ils ne vinrent pas prêter main-forte aux secouristes mais bien empêcher tout soulèvement ouvrier dans la région. Après s’être caché des émeutiers dans une boutique avec ses gardes du corps, Erdogan a fini par tenir sa conférence de presse. Il y a exactement 4 ans, il parlait déjà de la mort de 30 mineurs comme d’une "fatalité", rassurait son auditoire en expliquant que les familles des travailleurs étaient "habituées" ã ces événements, qui étaient partie prenante du "destin" des ouvriers de l’industrie minière. Cette fois le premier ministre ã justifié "des choses qui arrivent..." en comparant cette catastrophe avec certaines ayant eu lieu en Angleterre et en France...au XIXème siècle !
Alors que 3 jours de Deuil national ont été décrétés, Erdogan a tenté de mettre en garde la population contre des "groupes extrémistes voulant exploiter les événements pour mettre en péril l’unité et l’intégrité de la Turquie". Les premières manifestations de colère ont éclatées dans les villes d’Ankara et Istanbul mercredi 14 mai. Les principales centrales syndicales du pays ont annoncé un arrêt de travail pour jeudi 15 mai de 3 minutes, et le port d’une tenue noire en signe de deuil. Une farce visant ã calmer le jeu alors qu’une mobilisation de la classe ouvrière turque pourrait relancer et prendre la tête des milieux engagés depuis le mouvement de Gezi Parc, dont l’anniversaire se tient fin mai.
De Gezi Park vers une révolte ouvrière et populaire : un mouvement de contestation qui s’amplifie
Dans le climat de tension politique qui règne en Turquie, la colère et la détermination des ouvriers sont en décalage des intentions des organisations et des directions du mouvement ouvrier. En effet, après avoir détruit le siège de l’AKP ã Soma et attaqué la voiture du premier ministre, les travailleurs endeuillés s’en sont verbalement pris aux directives syndicales et ont refusé de rencontrer le leader de l’opposition politicienne du CHP. Le vendredi 16 mai, ce sont près de 10 000 personnes qui se sont mobilisés ã Soma pour protester contre le gouvernement, de manière spontanée.
A Istanbul, ã Ankara, les affrontements du 14 mai ont rassemblé plus de monde que lors de la fête du travail. Le réseaux de militants radicaux, et des collectifs étudiants, hérités des mobilisations de Gezi park, s’activent de nouveau. Plus important, ã Izmir, 20 000 ouvriers ont manifestés dans un cortège intersyndical ; ã Zonguldak, ville ouvrière qui détenait le précédent record de morts dans une catastrophe minière (plus de 250 morts à la fin des années 90), des milliers de travailleurs ont défilé sur une initiative de la base.
La jonction initiée autour de la mort de Berkin Elvan, jeune militant alévi mort de la répression des mouvements de Gezi Park, entre la jeunesse urbaine et progressiste des centres urbains avec la masse ouvrière du pays autour d’une révolte commune semble s’approfondir ã ce jour ã Turquie. Elle présage d’une réorganisation de la contestation anti-Erdogan dans laquelle les travailleurs peuvent jouer un rôle plus important, et qui s’appuierait non seulement sur la critique de la nature conservatrice et "dictatoriale" du gouvernement, mais également du système d’exploitation capitaliste dont il est au service. En cela, les suites de Gezi Park pourraient ouvrir sur une situation similaire ã celle du Brésil, où d’une mobilisation, certes massive, mais polyclassiste de juin 2013, puisse commencer ã émerger les bases de réorganisation des travailleurs, sur ses propres mots d’ordre – échelle mobile des salaires pour lutter contre l’inflation, contrôle ouvrier de la production et de la sécurité des sites, régularisation du travail informel, et ses propres méthodes, par des grèves, des occupations, la récupération des syndicats bureaucratisés et acquis à la cause patronale.
Halte à la répression de la contestation sociale en Turquie !
Contrôle de la production et de la sécurité des sites par les travailleurs eux mêmes !
A bas l’AKP et son gouvernement au service du patronat turc et des puissances impérialistes !
16-05-2014
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