Comité de rédaction
Après deux ans de brouillard et de dialogue social pro-patronal, la classe ouvrière revient sur le devant de la scène et commence ã se recomposer
Ce vendredi soir, la situation est en train de se clarifier dans le sens d’une dynamique de reprise qui devrait toucher une large majorité de gares et de sites ce week-end. La politique de la CGT, qui dirige et parvient ã se subordonner Sud, a été d’indexer la grève sur le débat parlementaire, et de se servir du prétexte des amendements passés par le FdG pour crier victoire et appeler à la reprise.
Toulouse, Lyon Part-Dieu, Lille, Caen, Rennes et d’autres plus petites villes ont repris aujourd’hui, dans le cadre d’un plan en deux étapes : ces fins de grève localisées serviront demain d’argument aux bureaucrates des gares et sites plus combatifs pour justifier la consigne de ne pas reconduire.
Dans le même temps et de manière contradictoire, la manifestation de jeudi ã Paris, d’abord contrôlée puis sauvage, a continué de signer l’existence de très fortes aspirations à la convergence, ã ce que ça « pête », et une reprise de confiance de secteurs significatifs de notre classe ã même d’en entraîner d’autres. La grève des intermittent-e-s se poursuit et pourrait encore se durcir. La reprise à la SNCF se fait sans grosse démoralisation, et une nouvelle génération de cheminot-e-s a fait l’expérience de sa force – et du gaspillage qui consiste ã ne pas l’organiser et à la laisser dévier. Tout en restant attentifs aux queues de grèves qui passeront le WE, de même qu’aux mouvements qui touchent d’autres secteurs (GDF, Pôle Emploi, etc.), nous devons avancer dans la compréhension du début de recomposition dont témoigne cette grande grève à la SNCF, et des enjeux que cela pose pour notre classe.
La grève à la SNCF, entrée jeudi dans son 9e jour avec des taux encore hauts chez les conducteurs, conjointement à la radicalisation de la lutte des intermittents mais aussi ã un début de multiplication des conflits sectoriels notamment dans les secteurs publics soumis ã privatisation /flexibilisation, a d’ores et déjà modifié le climat politique hexagonal. A une polarisation autour du FN dans le cadre électoral, est en train de succéder une autre polarisation, autour d’un secteur ouvrier combatif et sur le terrain de la lutte des classes. Cela ne signifie pas que les tendances fondamentales de la situation (attaques déterminées de la part de la bourgeoisie, exaspération sociale des classes populaires, effritement du centre politique et des médiations réformistes), qui se sont traduites dans les résultats des européennes, aient disparues. Mais la nouveauté est que ces tendances pourraient commencer ã s’exprimer dans la prochaine période sous des formes très différentes, dans des coordonnées idéologiques nouvelles, ã travers le débouché d’une lutte des classes renouvelée et avec comme fer de lance les secteurs ouvriers les plus combatifs.
La grève à la SNCF et le retour des luttes ouvrières sur la scène politique, sur fond d’extrême faiblesse du gouvernement
La grève en cours à la SNCF est la plus importante depuis 2010, avec des proportions de grévistes chez les cheminot-e-s qui la placent dans la catégorie des grandes mobilisations de type 1986, 1995, 2003, 2007 ou 2010. Si le scénario le plus probable est que la majorité des grévistes reprennent le travail ce week-end, c’est ã dire avant le vote de la loi ce mardi, et que le mouvement s’essouffle ensuite, il faut souligner qu’il a pris une ampleur que les directions syndicales CGT cheminots (première force) et SUD-Rail (troisième) n’avait ni souhaitée, ni prévue. Le fait que la grève ait brillamment traversé le week-end dernier, de même que l’activité déployée lors de l’ouverture du débat parlementaire ce mardi, montre que le cadre d’un mouvement de pression qu’elles voulaient imposer a été largement – mais temporairement, et superficiellement – débordé du fait de la colère et de la combativité de la base cheminote.
La radicalisation du mouvement des intermittent-e-s et précaires, de son côté, depuis une dizaine de jours, ã travers la multiplication des grèves lors des premiers festivals de l’année (Montpellier, Toulouse, Lyon, La Villette, etc.) et des actions coups de poing, façonne elle aussi le climat politique. Sans avoir un poids économique et une place stratégique comparable ã ceux des cheminot-e-s, le secteur de la culture, continuum qui regroupe des travailleur-se-s surexploité-e-s jusqu’au milieux artistiques très favorisés, a d’autant plus d’importance symbolique qu’il participait de la base sociale et politique du parti socialiste, cooptée ã travers les politiques culturelles après les années 68. Son lien direct avec la population ã travers les spectacles donne d’emblée une grosse visibilité à la lutte. Dans la continuité des premières coordinations d’intermittents dans les années 90, puis dans leur résistance à la première grande attaque de leur profession en 2003, dont la convention du 22 avril est un prolongement, mais avec un crescendo dans le degré de politisation, la colère est à la hauteur des promesses non tenues, et une radicalisation politique encore plus poussée d’une frange du mouvement des intermittent-e-s et précaires n’est pas ã exclure dans un proche avenir. Par ailleurs sa plasticité, cette visibilité et sa ténacité peuvent faire du mouvement des intermittent-e-s et précaires un catalyseur de radicalité pour des secteurs ouvriers d’avant-garde.
Cette semaine a vu émerger, enfin, des mobilisations de moindre ampleur mais significatives chez GDF, Pôle emploi, les contrôleurs de piste de Roissy, les hospitalier-ère-s ou encore La Poste où deux bureaux parisiens importants sont en mouvement et tissent des liens avec les grévistes du 92, l’un d’eux fêtant son premier mois de grève ce vendredi. Il faut noter qu’il s’agit de secteurs qui se ressemblent : publics ou anciennement publics privatisés ou en cours de privatisation, avec les problématiques du sous-effectif, de la casse des statuts, de la précarité, ainsi que de la destruction du service rendu aux usagers. Il s’agit d’un secteur clé du prolétariat hexagonal, dont la spécificité vis-à-vis du privé, encore très marquée en 1995, a été beaucoup atténuée par deux décennies de libéralisation, ce qui rend plus facile les convergences.
Le gouvernement qui est confronté ã ce renouveau des luttes et ã cette radicalisation de certaines franges de travailleurs est dans une situation particulière. Le PS a subi deux catastrophes électorales et se dessine toujours plus pour lui un processus de pasokisation (sur le modèle du PS grec, le PASOK, qui s’est effondré comme appareil de domination pour la bourgeoisie grecque après avoir mis en place les mémorandums). Hollande est ã 15% d’opinions favorables, et le remaniement n’a pas suffi ã rendre plus légitime le gouvernement, Valls chutant ã 30% cette semaine. Les européennes signaient, en France comme ailleurs, un saut dans l’effritement du centre politique bourgeois au profit d’une polarisation qui ici s’est exprimée par le gros succès du FN, alors que la crise de décomposition de l’UMP s’ajoute ã celle du PS. Néanmoins, la bourgeoisie hexagonale est aux abois et ne peut pas se permettre de perdre du temps dans le calendrier des réformes, ce qui la pousse ã imposer une politique de fermeté au gouvernement pour n’ouvrir aucune brèche dans l’agenda.
Sous la pression de la situation, l’aile gauche du PS cherche ã se rendre plus audible et des propositions de type gauche plurielle se sont fait jour (ainsi le club des « socialistes affligés »). Cela est venu accentuer les contradictions du Front de Gauche, qui résultent une fois de plus des pressions de droite qui pèsent sur la coalition réformiste. Le PCF répond présent aux appels du pied des parlementaires PS, pendant que Mélenchon refuse de soumettre son projet à leurs aspirations. La solution qu’il porte se situe plutôt sur le terrain d’une gauche réformiste radicale, dont le couple médiatique formé avec O. Besancenot autour du 12 avril pourrait être une préfiguration. L’échec des européennes a néanmoins montré le peu d’espace qui existait désormais pour une telle solution. La vague de grèves actuelles, dans sa reprise des aspirations et thématiques de 1995 dans un contexte bien plus dur et d’affaiblissement des médiations, pose au contraire la nécessité d’une gauche révolutionnaire capable de s’ancrer dans la lutte des classes, de fusionner avec les nouveaux secteurs d’ouvriers radicalisés, et de prendre part aux recompositions nécessaires au sein du mouvement ouvrier, notamment contre une bureaucratie réactionnaire sur toute la ligne.
Vers une remise en cause du Pacte de responsabilité et du dialogue social ?
Par plusieurs de ses caractéristiques, la vague de grèves qui est en cours se place en rupture par rapport à la méthode du « dialogue social » que préconisait Hollande pour faire passer les réformes, après l’essoufflement de la méthode dure tentée par Sarkozy. Et cela pas seulement parce qu’elle démontre que le « dialogue » et les « pactes » sont incapables d’empêcher l’émergence de mobilisations d’ampleur nationale.
Chez les cheminot-e-s, on assiste ã une tendance au débordement du cadre imposé par les directions syndicales, c’est ã dire celui du dialogue et des négociations entamées il y a plus d’un an. La radicalité des jeunes cheminot-e-s expriment un ras-le-bol des « enfumages » et une volonté de passer à l’action. Sous cette pression, les directions de la CGT et de Sud ont dû bien malgré elles rompre le dialogue (officiel) pendant le temps de la grève, et la direction de la SNCF a signé un accord de fin de conflit...avec les centrales qui ne sont pas engagées dans la grève ! Les intermittent-e-s exigent que le gouvernement n’agrée pas l’accord issu de la concertation des partenaires sociaux le 22 mars, et disposent de l’argument de la paralysie des activités culturelles cet été. Médef et CFDT / FO crient à la mise ã mort du dialogue social, jouant sur les contradictions du gouvernement qui aimerait pouvoir être souple avec les intermittent-e-s sans se désavouer.
C’est le Pacte de responsabilité qui est indirectement mis en cause par cette dynamique. Le projet du gouvernement autour de ce pacte était de fixer un agenda de contre-réformes, insuffisantes car trop superficielles, mais ã même de fixer les cadres du compromis entre « partenaires » pour les prochains mois. La dynamique de la situation est au contraire à la polarisation sociale, si bien que le patronat laisse échapper des signes de remise en cause, de lui-même, du pacte, et qu’une grosse crise pourrait s’ouvrir à la CFDT, dont le pacte était la démonstration la plus marquante de son rôle dans le paysage syndical hexagonal.
La grève des cheminot-e-s pourrait bien ouvrir un nouveau cycle de luttes à la SNCF et ailleurs
Le poids des bureaucraties syndicales à la SNCF, ã commencer par celle de la CGT dont les positions sont toujours plus droitières, rend probable un scenario de reprise du travail relativement rapide. Néanmoins, les contradictions profondes exprimées par la grève vont continuer ã s’exprimer, les secteurs de cheminot-e-s qui les ont portées ne sortant pas démoralisées. Une bataille s’achève, mais il ne s’agit que d’une bataille. Les taux de grèves observés tout au long de la grève placent le mouvement dans la série des grosses mobilisations cheminot-e-s de type 1986 ou 1995, et si la CGT n’était pas en train d’organiser la reprise et se positionnait de manière plus radicale, comme elle l’avait fait en 1995, il est très probable que la grève passerait le week-end, et que la radicalisation en cours permette la multiplication des éléments actifs, l’amélioration de l’auto-organisation et de la coordination.
Sans que ce dernier aspect ne soit en rien comparable en terme de niveau de développement ã 1986, le mouvement en cours a un point commun avec ce dernier en ce qui concerne les difficultés de la bureaucratie ã encadrer le mouvement du fait de la radicalité de secteurs significatifs des grévistes. Le manque de maturité de ces secteurs de la base, ainsi que la faiblesse de l’extrême gauche, n’ont pas permis que cette tendance s’exprime par la positive, en générant des embryons d’auto-organisation. C’est que les conséquences de la période de restauration bourgeoise et d’offensive contre les travailleur-se-s des dernières décennies impriment encore leurs marques sur ce début de recomposition de la classe ouvrière française, à la différence de la subjectivité qui était celle de 1986, encore marquée par les échos, bien que lointains, des années 1968.
Le discrédit du gouvernement et des institutions, le peu d’acquis sectoriels restant ã défendre, ou encore le niveau de tension sociale après 7 ans de crise, expliquent certainement en bonne partie cet état d’esprit des secteurs les plus combatifs de la base, qui adoptent souvent une expression très politique, anti-gouvernement ou anti-politiciens. Tout le problème est qu’en l’absence de cadres d’auto-organisation, d’AG participatives et décisionnelles sur la marche de la grève, de participation active des grévistes à la construction du mouvement – vers les autres cheminot-e-s, les autres secteurs, les usagers – cette base radicalisée reste l’instrument des directions, qui cherchent ã adopter un discours et des méthodes formellement radicaux pour conserver sa légitimité, tout en refusant toute limitation de son pouvoir sur la conduite des opérations. En ce sens, les expériences communes faites par les cheminot-e-s ce mardi et ce jeudi ne sont pas suffisantes pour empêcher la reprise programmée ce vendredi et ce week-end. L’« AG des AGs » qui s’est tenue jeudi ã Paris appelle à la poursuite du mouvement, par la reconduite de la grève là où c’est possible et l’organisation d’une action nationale ã Paris mardi prochain, suivie d’une nouvelle AG de coordination. Il faudra voir si cette initiative tardive provoque une dynamique ã même d’organiser au moins un petit secteur.
Depuis plusieurs années, Sud a cherché ã canaliser la radicalité de la nouvelle génération cheminote, en apparaissant comme le syndicat qui ne négocie pas (alors qu’il passe son temps à la faire), qui ne fait pas de concessions, notamment en médiatisant beaucoup son refus de participer aux discussions sur la libéralisation des TER. Le résultat de ce positionnement réussi est visible au sein de la grève, la base de Sud Rail étant composée des nombreux-ses jeunes cheminot-e-s radicaux qui se sont mis-es à la tête des actions les plus avancées du mouvement. Néanmoins, la politique de Sud tout au long de ce mouvement a été de se positionner sur les questions centrales de la grève comme gauche suiviste de la CGT, ce dont témoigne la similarité des discours en ce qui concerne la stratégie (grève de pression) dans la grande majorité des AGs. L’aile libertaire de Sud Rail n’a pas cherché ã être une alternative, et globalement Sud entretient une différence seulement en termes de méthodes de mobilisation. Il faudra voir si ses adhérent-e-s lui feront payer à l’heure des bilans. Dans l’immédiat, des contradictions sont d’ores et déjà apparues à la CGT au sujet des méthodes et des objectifs de la grève. A Austerlitz, les dirigeants de la CGT ont été mis en minorité par les adhérents sur la question de la participation au rassemblement rendu illégal mardi dernier devant l’assemblée (celui-ci a finalement été légalisée et déplacé ã Invalides). Il en va de même ã St-Lazare sur la question de la fraternisation avec Gare de l’Est ou de la présence des chefs en AG.
Si d’autres batailles sont ã prévoir, ce n’est pas seulement parce que les secteurs en pointe du mouvement ne sont pas, jusque là , démoralisés après une première expérience de leur force et de son insuffisance à l’état purement spontané. Le rail est un secteur en crise, qui doit connaître dans un futur proche des restructurations importantes s’il veut répondre aux nécessités de la rentabilité capitaliste. La réforme de 1997, qui a séparé la SNCF de RFF (le gestionnaire du réseau) a poursuivi et amplifié les déséquilibres d’investissements entre le TGV et les trains régionaux ou de banlieue, avec pour conséquence 1) la détérioration progressive d’une part significative du réseau ferré (3000 km sont dans un état inquiétant, forçant les trains ã y rouler doucement, et multipliant les accidents) et 2) l’explosion de la dette de la SNCF, qui a été utilisée pour porter (et par son intermédiaire faire porter aux cheminot-e-s) des grands travaux d’aménagement public comme ceux du TGV. Le train est par ailleurs largement concurrencé commercialement par la route et l’aérien, si bien que la dynamique de privatisation implique de réduire drastiquement les coûts de la SNCF pour la rendre concurrentielle. Des attaques encore plus dures sont donc ã venir, amplifiée par le retard pris à la SNCF – retard en grande partie dû aux résistances antérieures – dans la restructuration vis ã vis d’autre secteurs comme les hôpitaux, la Poste ou l’ESR, et alors que le prolétariat cheminot amorce une nouvelle séquence combative.
Enfin, un fait ã noter tient à la faiblesse relative de l’impact de la campagne bourgeoise contre les cheminots tout au long de la grève. Malgré un matraquage permanent et obscène, alliant mensonges sur les avantages matériels acquis par les cheminots et instrumentalisation de la question du bac (finalement, il y a eu moins d’élèves en retard cette année qu’en 2013 !), très peu d’expressions un peu organisées d’hostilité de la part d’usagers ont été recensées. Cela tient aussi à l’absence de projet visant ã structurer de telles expressions de la part du FN et de ses réseaux, ce dernier ayant pris position contre la réforme et contre les syndicats « alliés de Bruxelles », expression peut-être la plus aboutie jusque là de son projet politique populiste. Le vice-président du Front national lui même, Florian Philippot, a déclaré mercredi qu’il « comprenait » les cheminots qui protestent contre la réforme ferroviaire, refusant de « criminaliser » leur grève, même si cesser le travail n’est pas « la solution ».
Une solidarité sourde s’est même exprimée au quotidien chez des secteurs de travailleur-se-s qui se reconnaissent dans les cheminot-e-s, et voient leur grève comme le meilleur outil disponible depuis plus de deux ans pour s’opposer ã ce gouvernement anti-populaire. Cet élément donne à la grève actuelle un petit air de 1995, bien qu’à une échelle bien plus restreinte. La limite ã ce phénomène a tenue en l’absence d’une politique hégémonique de la part des secteurs radicaux des grévistes, qui ne se sont pas dotés d’un programme tourné vers les usagers (prix des billets, sécurité, questions qui permettent de toucher les couches moyennes prenant le train au quotidien), vers les travailleurs du privé (contre la précarité et les plans de compétitivité, dont la réforme ferroviaire est un copier-coller pour le public), ni d’une caisse de grève permettant à la solidarité de s’incarner et de devenir un moyen de la lutte. Cette sympathie au contenu classiste, qui exprime ã une échelle de masse les aspirations au « tous ensemble », est un élément subjectif ã noter pour comprendre l’état d’esprit actuel de notre classe.
L’émergence, dans la lutte, d’une nouvelle couche d’ouvriers radicalisés : un défi stratégique pour l’extrême gauche révolutionnaire
Une grève de cette ampleur constitue un test acide pour les révolutionnaires. S’y exprime de manière extrêmement intense la contradiction entre les aspirations de la pointe avancée des cheminot-e-s et le programme imposé par la bureaucratie, contradiction qui pourrait déboucher sur l’organisation indépendante des grévistes sous la direction des secteurs les plus radicaux, mais ne le pourrait qu’à travers l’activité décidée, consciente et coordonnée de révolutionnaires organisés. Ici les faiblesses de l’extrême gauche hexagonale sont frappantes, entre LO qui se satisfait de l’occupation d’espaces ã gauche de la bureaucratie sans jamais s’affronter ã elle et un NPA dont la majorité est trop peu intéressée à l’intervention dans la lutte des classes.
la grève est poussée par l’entrée en scène d’une nouvelle couche d’ouvriers, jeunes, venus des quartiers populaires et ségrégués, avec des caractéristiques distinctes de celles du mouvement ouvrier organisé actuel et qui font leur première expérience de lutte. Nécessairement, ces jeunes cheminot-e-s radicalisé-e-s sont confus politiquement, et ne sont pas ã même de constituer spontanément une alternative à la bureaucratie. La responsabilité des révolutionnaire est donc de réussir ã fusionner avec eux, ã partager avec eux les éléments clés d’un programme hégémonique, en partant de l’opposition à la réforme mais comprenant aussi la réaffirmation du monopole public du rail sous le contrôle des cheminot-e-s et des usagers, la revendication de l’égalisation par le haut des statuts, de l’arrêt de toute suppression d’emploi et flexibilisation (ce qui permet de faire le lien avec les plans de compétitivité dans le privé), de la baisse du prix des billets et d’investissements d’infrastructure et de sécurité. L’enjeu est de réussir ã activer le potentiel de ce secteur, à l’organiser pour en faire un élément de recomposition pour le mouvement ouvrier ã commencer par le secteur du rail.
De manière très inquiétante, certaines franges de l’extrême-gauche entretiennent une méfiance vis ã vis de ce secteur du fait de sa confusion actuelle, qui se traduit notamment par le recours à la Marseillaise comme chant de lutte ou au geste de la quenelle inventé par Dieudonné. Ils y voient l’influence de l’extrême droite sur ce secteur. Ce dernier point constitue, d’une part, une erreur d’analyse : pour bien lutter contre ces références non ouvrières, nous devons comprendre les limites qu’elles expriment : sentiment antisystème confus et aclassiste pour la quenelle, revendication d’appartenance à la « nation » et forte illusion sur la nature de classe de l’Etat pour la Marseillaise. D’autre part cette vision est de nature ã paralyser totalement les militants d’extrême gauche vis ã vis d’un secteur en pointe d’un grand conflit de classe, et est l’expression de l’hégémonisation d’une bonne part de l’extrême gauche par une conception campiste de type « gauche contre droite », qui reste totalement aveugle aux dynamiques qui traversent notre classe et aux contradictions qu’elles génèrent. On peut prendre l’exemple d’un parti comme le PTS qui a émergé comme force capable d’organiser des secteurs d’avant-garde ouvrière en Argentine, contre le patronat et la bureaucratie, précisément parce qu’il a su fusionner avec une nouvelle couche d’ouvrier-ère-s radicale, jeune, banlieusarde et dans un premier temps éloignée du mouvement ouvrier organisé.
Démocratie ouvrière et ferments d’une recomposition subjective du mouvement ouvrier
Alors qu’une partie de l’extrême-gauche, désarmée face à la radicalité et aux contrastes de cette grève, voit avant tout dans la confusion politique relative qui s’y exprime – notamment chez les secteurs en pointe de la contestation – des éléments supplémentaires d’une décomposition de la conscience de classe, emboitant le pas à la séquence électorale récente, nous y voyons au contraire les ferments d’une recomposition subjective très ouverte : la grève à la SNCF, son ampleur, sa durée, ses limites, constitue une bataille, peut-être la première d’une nouvelle séquence combative après quatre ans de relative apathie. Elle incarne par les possibilités qu’elle a commencé ã faire surgir la tâche stratégique qui consiste ã préparer une fraction de notre classe à la lutte pour une politique indépendante des travailleur-se-s, contre la bureaucratie et son programme réactionnaire. Cette fraction pourrait bien émerger ã partir des secteurs du type de ces jeunes cheminot-e-s qui ont irrigué le mouvement de leur combativité. C’est ã cette tâche que les militants révolutionnaires doivent se consacrer pleinement, et de ce point de vue, là défense de la démocratie ouvrière va constituer une de ses priorités fondamentales.
Mais pour que cette recomposition puisse être effective, il faudra non seulement que les couches aujourd’hui radicalisées s’approprient un programme de défense sans concessions de leurs intérêts mais aussi des usager-ère-s et des secteurs opprimé-e-s, mais aussi qu’elles soient en mesure de se doter des moyens organisationnels permettant leur expression indépendante. La lutte pour la démocratie ouvrière apparaît alors comme une tâche stratégique, puisqu’il s’agit de rendre possible l’émergence d’une avant-garde consciente d’elle-même et ã même d’entamer les recompositions nécessaires au sein du mouvement ouvrier organisé. Ce sont les assemblées générales qui sont le lieu de la véritable démocratie ouvrière, et qui devraient être les seules souveraines pour décider de la conduite du mouvement. C’est là où chaque gréviste peut exprimer son point de vue, faire des propositions, sans être censuré par avance au prétexte que des divergences seraient nuisibles aux accords préparés en amont par les directions. La préservation ã tout prix de l’unité syndicale incarne tout particulièrement le type d’argument au nom duquel la volonté de la base est brimée, étouffée, ou en tous cas canalisée, et finalement anesthésiée, surtout lorsque le défaitisme est simultanément construit et instillé afin qu’en aucun cas les syndicats ne soient réellement débordés, et plus profondément, que les prolétaires ne puissent se radicaliser au point de mettre en péril l’ordre bourgeois dont les bureaucraties sont un rempart structurel.
Quand de jeunes générations de prolétaires peu ou pas politisé-e-s, dynamisé-e-s par la colère et la volonté de combattre, se retrouvent face ã des délégués syndicaux rodés ã encadrer leurs troupes et ã imposer bureaucratiquement leur routine, faute d’expérience propre, de confiance suffisante en leurs propres forces, et de perspectives alternatives, ils leur accordent malgré tout le crédit, et même si c’est en grognant, se plient à leur légitimité apparente.”¨Nombre d’AGs ont ainsi procédé pendant cette grève de la SNCF (à la différence des AGs des intermittents, frange de travailleurs où la bureaucratisation syndicale, quant il y a syndicat, est moins marquée) selon un schéma profondément anti-démocratique conduisant ã aligner la spontanéité et la détermination de la base sur les rythmes, qui consistaient à la CGT en l’occurrence ã suivre celui du débat parlementaire. On a vu des délégués syndicaux aller jusqu’à s’accaparer purement et simplement le processus de décision en disant aux grévistes qu’ils n’avaient qu’à se syndiquer pour avoir voix au chapitre, ou, plus simplement, ã n’organiser des AGs qui étaient pour eux de simples tribunes, sans accès de la base à la parole. Maîtrisant le plus clair du temps l’ensemble du processus de délibération, ceux-ci ont purement et simplement empêché la tenue de véritables comités de grève, c’est-à-dire de cadres d’auto-organisation où les grévistes auraient été en capacité de réellement mener leur propre grève.
Subordonner les syndicats à l’auto-organisation des travailleurs en lutte, voilà le cœur d’une lutte pour une véritable stratégie soviétique (au sens propre du terme « soviet », celui de conseil, d’assemblée ouvrière). Pour les militants révolutionnaires, il est dès maintenant fondamental de soutenir cette auto-organisation en y défendant des perspectives politiques et un programme de revendications clairement en rupture avec les illusions populistes, réformistes ou purement activistes encore parfois prégnantes. C’est ã travers elle que de cette jeune et emblématique génération de prolétaires, pourra surgir un nouveau mouvement ouvrier français politiquement conscient de ses intérêts de classe et de ses forces, forces dont les bureaucraties syndicales sont en réalité les premières ã savoir l’ampleur et le potentiel explosif, et dont elles veulent ã tout prix – même si elles y arrivent de plus en plus difficilement – empêcher qu’elles ne prennent directement en main leur combat.
20/06/2014
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