Cette fin du mois d’août est marquée par l’annonce de la démission de Tsipras et l’appel ã des élections anticipées dont il veut faire l’occasion de raffermir sa base parlementaire, ainsi que par l’adoption, pure formalité, du plus dur mémorandum depuis le début de la crise grecque au sein des Etats membres de l’Union européenne. Après la capitulation définitive du premier Ministre et de la direction majoritaire de Syriza il y a un peu plus d’un mois, dans le cadre d’une spectaculaire trahison du mandat qui leur avait été ã nouveau confié ã travers le « non » au référendum du cinq juillet, les nouvelles qui nous arrivent de Grèce ne servent désormais aux médias dominants qu’à marquer les nouveaux épisodes de cette défaite. Comme ce mardi, l’annonce morbide de la privatisation des 14 aéroports intérieurs du pays au bénéfice d’un grand groupe allemand, qui assure qu’il en tirera des profits dès la première année.
Toutes celles et tous ceux qui espéraient voir se rompre en Grèce la chaîne de l’austérité se trouvent confrontés à la nécessité de se repencher sur le problème des luttes de classes menées en ce moment en Europe. Ce temps de recul et de bilan, y compris critique, est d’autant plus indispensable que ce qui s’est passé en Grèce, pour tragique que soit la conclusion de cette première phase d’affrontements, ne représente qu’un théâtre d’opération particulier au sein d’une guerre dont les principales confrontations sont encore ã venir. C’est, aussi, une condition indispensable pour être en mesure d’évaluer la dynamique de recomposition en cours au sein de la gauche grecque, avec l’appel, ce jeudi, à la constitution d’un nouveau front politique dénommé « Unité populaire » et qui voit converger l’aile gauche de Syriza et les secteurs qui, ã droite d’Antarsya, ont soutenu la ligne du « plan B », autour de la sortie de l’euro et de la « reconstruction de l’économie ».
Cet article fait le choix de la polémique ouverte avec les positions d’un secteur du mouvement quatrième internationaliste, le « Secrétariat unifié » (SU) qui a le plus de poids sur le continent Européen, et qui a inspiré sa ligne officielle au NPA en ce qui concerne la Grèce jusqu’au dernier congrès en janvier 2015. Tout en cherchant ã éviter de trop alourdir le texte, il a semblé important de rendre compte des positions tenues par ce courant depuis le début de l’ascension de Syriza, en partant du principe que, face ã un démenti grave apporté par l’expérience pratique, le silence gêné et les esquives sont pour les révolutionnaires bien plus pesants que quelques citations.
Une expérience cinglante
La trajectoire de Syriza, sa progression rapide en tant que solution électorale ã partir du début de l’année 2012, son accession au pouvoir et sa capitulation au bout d’un peu moins de six mois, constitue en elle-même un grand condensé d’expérience. Mais toute la question est de savoir comment cette dernière sera finalement interprétée par les millions de travailleuses et travailleurs grecs. Pour l’instant, le choc de la capitulation semble dominer et, ã défaut de susciter aucun enthousiasme, Tsipras conserve un large appui chez la population, plus large même qu’en janvier dernier.
Il ne serait pas opportun, au sujet de ce gouvernement, de parler de « promesses non tenues ». C’est l’ensemble de son programme que Syriza a mis de côté, après l’avoir rabaissé ã plusieurs reprises depuis 2012. La revendication de l’annulation de la dette, transformée en moratoire de trois ans ã Thessalonique en 2014, a été remplacée par le versement fidèle de près de huit milliards d’euros de remboursement à la Troïka de janvier ã juin 2015. Les privatisations n’ont pas été interrompues, mise ã part une relance partielle de la télévision publique, et vont désormais reprendre ã un rythme jamais atteint jusque-là . Le salaire minimum, dont la restauration au niveau d’avant la crise avait été remplacée par une hausse ã 750 euros net dans le programme de Syriza, n’a finalement pas bougé, dans un pays en pleine paupérisation et où le troisième mémorandum prévoit désormais la hausse de la TVA et l’abandon des compléments de pension versés au plus pauvres.
Le premier coup de rabais connu par la Grèce ces derniers mois a donc touché les objectifs que se fixait le parti d’Alexis Tsipras, après avoir été déjà profondément revus à la baisse lors de la première montée électorale de 2012, et ã nouveau de cette date aux législatives de janvier dernier. Parmi ces reculs, l’un était plus décisif, et aurait dû alerter les observateurs : celui qui a fait passer la direction de Syriza de la perspective d’un « gouvernement de gauche » ã celle d’un « gouvernement de salut national », autour d’une rhétorique patriotique gommant les antagonismes sociaux propres à la Grèce elle-même. L’alliance avec la formation bourgeoise et xénophobe des « Grecs indépendants » (ANEL) après la victoire du 25 janvier a concrétisé cette politique, illusoire, ã travers laquelle l’équipe de Tsipras cherchait ã établir un équilibre, un compromis de gouvernement avec les ennemis des travailleurs et du peuple grec. Cerise sur le gâteau de cette logique mortifère, l’élection ultérieure au poste de Président de la République Hellenique, sur proposition de Syriza, d’un conservateur de Nouvelle démocratie, Prokopis Pavlopoulos, qui a joué un rôle de pression sur la droite du gouvernement tout au long des négociations avec l’UE.
Un peu moins d’un mois après la mise en place de cette coalition, l’accord du 20 février marquait la première capitulation du réputé champion de la lutte anti-austérité. Après plusieurs jours de tergiversations maintenues dans le strict cadre parlementaire et des négociations – dont les impérialismes, eux, ne s’embarrassaient pas en menaçant de couper le robinet du refinancement des banques grecques par la BCE –, Syriza signait un texte ã travers lequel le gouvernement s’engageait ã respecter tous les engagements de la Grèce jusqu’au mois de juin. C’était le moment où Tsipras et Varoufakis, en pleine harmonie, expliquaient que tout était maitrisé et que l’accord était pour eux une victoire leur permettant de gagner du temps.
Mais, en l’absence de transfert de l’affrontement sur le terrain de la lutte des classes, seul terrain où les masses exploitées et opprimées, qui n’ont pour elles ni pouvoir ni institutions mais ont la force du nombre et de l’emprise sur la production, peuvent l’emporter, le temps n’a joué que pour les puissants. Ce sont les bourgeoisies impérialistes notamment de France et d’Allemagne, et la classe dominante grecque marchande et financière, bénéficiaires principales de la saignée spectaculaire imposée au pays depuis 2008, qui ont imposé leur agenda. Quand juin est arrivé, il s’agissait pour elles d’avancer sur tout ce qui avait été retardé par les luttes des travailleurs et du peuple grec, et par les espoirs placés en Syriza : privatisations massives, TVA, retraites, aides aux plus pauvres, etc. Il fallait aussi que la victoire soit une démonstration politique jetée au visage de toutes les résistances, celle que les destinées des peuples du continent appartiennent sans partage aux capitalistes, qu’« il n’y a pas d’alternative » comme pérorait Margaret Thatcher.
Le « gouvernement anti-austérité » guidé par Tsipras, sans base sociale et fondé sur l’illusion que les institutions de l’Etat grec fourniraient un point d’appui face à la classe qui les a dessinées et aux bourgeoisies les plus puissantes d’Europe, a alors vu son projet balayé en quelques semaines. Si ce résultat était couru d’avance, le fait que Tsipras choisisse de donner lui-même le coup de massue et d’endosser le programme des « créanciers » ne l’était pas. C’est une trahison gigantesque, au profit politique direct des classes dominantes, qui sans ce revirement auraient eu du mal ã trouver une solution de gouvernabilité en Grèce. En restant au pouvoir et en gouvernant – jusqu’aux prochaines élections – grâce aux voix de la gauche sociale-libérale et de la droite, Tsipras leur a offert du même coup une stabilité politique au moins temporaire, et un immense levier de démoralisation parmi les travailleurs, les jeunes, les femmes, l’ensemble du peuple grec.
L’illusion au carré
L’illusion portée par la direction de Syriza, d’une réorientation pacifique, négociée, institutionnelle de la politique menée par les capitalistes européens, s’est fracassée contre la détermination de classe et la puissance de ces derniers. Pour eux, la capitulation du gouvernement grec leur permet de clore un chapitre de résistances ouvrières et populaires ouvert à la fin de l’année 2009, qui a compté plus de trente journées de grève nationale et avait culminé, fin 2011, par des affrontements aux portes du parlement hellénique. Les forces limitées que compte l’extrême gauche à l’échelle européenne n’en font pas un acteur décisif dans un tel bras de fer. Mais il reste tragique de constater qu’un courant comme le SU – mais ã sa suite la grande majorité du mouvement quatrième internationaliste – a investi son énergie, non pas certes ã diffuser directement les rêveries velléitaires de Syriza, mais bien ã faire passer cette dernière pour ce qu’elle n’était pas, afin de justifier un soutien sans faille, d’abord au parti, ensuite au gouvernement. Après la capitulation de juillet, il aura fallu un mois au SU pour sortir du silence, et par une déclaration qui, tout en amorçant un tournant important en matière d’orientation, ne fait aucun retour sur ses positions précédentes...et ne règle aucun des problèmes stratégiques posés aujourd’hui aux travailleurs et au peuple grec.
L’illusion au carré, cela consistait d’abord ã vouloir assimiler deux éléments de nature différente, ã savoir le processus de luttes et de résistances engagé par la classe ouvrière grecque, la jeunesse et plusieurs secteurs opprimés de la société entre 2009 et 2011, et le phénomène politico-électoral constitué par Syriza. C’est sur la base de cette affirmation, qui faisait de Syriza « le produit de l’accumulation de toute cette expérience sociale et politique » que le SU appelait, à la veille des élections de mai et juin 2012, « l’ensemble du mouvement ouvrier mondial, tous les indigné-e-s, toutes celles et tous ceux qui se réclament des idéaux de la gauche, ã soutenir un tel programme d’urgence [celui de Syriza] ». Cette assimilation, qui sème la confusion entre le terrain décisif qu’est celui de la lutte des classes, et celui, adverse et déformé, sur lequel se jouent les batailles électorales, est ã nouveau au cœur de la déclaration sortie à la veille des élections de janvier 2015 : « la spécificité de la crise grecque, c’est le rôle central qu’occupe Syriza, face à la droite, l’extrême droite et la social-démocratie (...). Alors que dans une série de pays d’Europe, c’est la droite ultra et l’extrême droite qui profitent de la crise, ce n’est pas le cas, en Grèce, avec Syriza et dans l’État espagnol avec Podemos, où ces forces polarisent ã une échelle de masse la volonté de résister aux politiques d’austérité ».
Au terme de cette confusion, Syriza n’était plus décrite pour ce qu’elle était mais comme un vaste « processus social et politique » qui constituerait la traduction exacte des luttes menées en Grèce dans les dernières années. La réalité était pourtant un peu différente. Si le phénomène Syriza découlait d’une phase intense de luttes ouvrières et populaire, il marquait plutôt leur recul et le transfert de la colère de la rue aux urnes, dans le cadre d’une certaine perte de confiance en leurs propres forces des masses de Grèce, faute pour la combativité qu’elles ont exprimé pendant près de trois ans d’avoir pu déborder les limites posées la bureaucratie syndicale...et par la gauche grecque du PASOK mais aussi de Syriza, qui a fait le choix fin 2011, alors que la rue était en ébullition, de batailler pour un retour au calme et un référendum.
L’illusion au carré, c’était encore, et de manière cohérente avec cette première conception, de sous-entendre que les rapports de force électoraux qui se sont fait jour dès le printemps 2012 étaient assimilables aux rapports de force entre les classes. « Si se confirme une défaite d’ampleur des partis de droite et une victoire de Syriza, lors des prochaines élections législatives, la lutte contre les politiques d’austérité pourrait basculer du côté des peuples », est-il affirmé à la veille du 25 janvier. La déclaration en question tend, en symétrique à l’analyse de Syriza, ã assimiler les classes dominantes grecques à leurs partis traditionnels (ND et PASOK), jusqu’à laisser penser que l’effondrement électoral de ces formations est celui, matériel, de ces classes : erreur tragique ! D’une part, les élections de début 2015 ont en effet amené Syriza au pouvoir, mais les capitalistes grecs n’avaient pas reculé d’un pouce et l’affrontement restait entièrement ã venir. Or, le nouveau gouvernement se proposait tout sauf la préparation de cet affrontement.
D’autre part, l’affirmation superficielle du SU cache un autre impensé : elle repose sur le préjugé selon lequel les classes dominantes ne changeraient jamais de canal d’expression politique de leurs intérêt, et ne pourraient s’assimiler Syriza. Une conviction pour le moins surprenante quand c’est précisément ce phénomène de transformation des organisations construites par les exploités et les opprimés en leur contraire qui marque l’histoire récente du mouvement ouvrier. Cette même croyance irréelle est répétée dans une prise de position au lendemain du référendum du 5 juillet : « L’espoir de la troïka, repris par tous les médias de voir un gouvernement « fréquentable » arriver rapidement aux commandes s’envole en fumée. Les dirigeants européens viennent de perdre une deuxième manche en Grèce ». On le sait désormais, ce gouvernement « fréquentable » existe et il s’agit de celui constitué il y a six mois par l’alliance entre Syriza et Anel, tout juste épuré des maigres portefeuilles accordés alors à la gauche du parti.
L’illusion au carré, c’était enfin de parier, sans que les conditions de réalisation de ce pari ne soient jamais clarifiées, sur la mise en place du « gouvernement anti-austérité » pour relancer la dynamique sur le terrain des luttes. Toujours en prévision des élections de janvier, le SU affirme que « la conquête du gouvernement, dans un cadre parlementaire, dans des circonstances exceptionnelles peut être un premier pas dans la voie d’une rupture anticapitaliste mais, là aussi, celle-ci ne peut se confirmer que si un gouvernement anti-austérité crée les conditions pour un nouveau pouvoir s’appuyant sur des assemblées populaires, dans les entreprises, les quartiers et les villes ». L’ennui ici est double. D’une part, on a vu que les circonstances n’avaient rien d’« exceptionnel » dans la phase qui a précédé l’accession de Syriza au pouvoir, marquée plutôt par les reculs et la passivisation des colères. D’autre part, et sans même tenir compte du caractère bourgeois et réactionnaire des Grecs Indépendants qui se sont vus confiés, entre autres, le Ministère de la défense – pièce clé s’il en est de la résistance de ceux d’en haut à la poussée révolutionnaire éventuelle de ceux d’en bas – le développement de ce deuxième pouvoir n’a jamais été l’objectif de Syriza, plateforme de gauche y compris. Une fois de plus, on fait face à la rêverie, à la projection de formules qui veulent faire de la réalité ce qu’elle n’est pas. Rien d’étonnant ã ce que cette baudruche du « gouvernement au service des mobilisations » se clarifie spontanément, comme c’est le cas au lendemain de la première capitulation du 20 février, en une conception des mobilisations comme outil pour le gouvernement (toujours le même, de conciliation de classe, dans le cadre des institutions capitalistes) pour construire le rapport de force qui lui manque. La déclaration rédigée ã ce moment appelle en effet Tsipras ã construire « le meilleur rapport de forces possible au sein de la population grecque et en s’adressant aux populations européennes, victimes elles aussi des plans d’austérité ».
Après l’échec : tout change pour que rien ne change ?
Cette discussion autour de la Grèce n’a vraiment rien d’anecdotique. Aux côtés de l’expérience des processus révolutionnaires arabes, c’est même la principale question stratégique qui s’est posée au sein de l’extrême gauche internationale ces dernières années. C’est au nom de la position que l’on vient de décortiquer, reprise quasiment mot ã mot, que l’ancienne majorité du NPA, s’appuyant sur le pouvoir d’attraction qu’avait encore Syriza ã ce moment-là , a voulu réorienter le parti ã son avant-dernier congrès début 2013. « Nous proposons de construire une opposition unitaire à la gauche de ce gouvernement. Nous sommes convaincus que toute avancée dans cette unité permettrait un changement d’état d’esprit pour les mobilisations. (…). Nous défendons dans le même temps la perspective d’un gouvernement anti-austérité qui, en s’appuyant sur les mobilisations, remette en cause la règle d’or du pacte budgétaire, suspende le paiement de la dette en mettant en œuvre un audit citoyen et populaire en vue de son annulation », expliquaient les camarades au sortir du congrès. Une ligne qui a eu le succès que l’on sait, condamnant le NPA ã n’être perçu que comme un appendice du Front de gauche, lui-même incapable de sortir de sa dépendance au PS et au gouvernement. C’est, aussi, au nom de son soutien ã Syriza que le bureau du SU a mis ã distance sa section grecque, coupable de s’être engagée plutôt dans l’expérience de construction du front anticapitaliste Antarsya.
Voilà pourquoi, après tant d’échanges polémiques, de pronostics et de supputations, il est particulièrement étrange de constater le silence provoqué par l’expérience pratique de la capitulation désormais définitive de Tsipras. Silence complet ? Non, car si la dernière déclaration du bureau exécutif du SU esquive tout bilan de ses positions antérieures, elle avance une série de propositions qui sont de nature ã relancer le débat. Ce dernier, néanmoins, ne peut se faire pour notre part que sur la base des leçons de toute cette expérience.
D’abord parce qu’il n’est pas acceptable de maintenir, après l’épreuve des faits, des définitions sur Syriza et le gouvernement Tsipras qui confine l’extrême gauche au ridicule de n’être même pas capable de regarder la réalité en face. « Syriza représentait une claire alternative aux politiques menées par la ND de Samaras et auparavant par le PASOK. Son programme électoral exprimait clairement la volonté de s’affronter aux diktats de la Troïka. En cela, cette expérience politique a représenté une chance pour les travailleuses et les travailleurs, en Grèce et dans toute l’Europe, de manifester la possibilité qu’un parti politique fondé sur un programme anti-austérité s’affirme avec force, s’impose face aux forces réactionnaires et engage une orientation rompant avec les exigences des capitalistes européens ». Une chance pour les travailleurs ? Une orientation de rupture ? On préfèrerait avoir mal lu. Quand la déclaration pointe – c’est un peu tard – les points de programme essentiels que le gouvernement n’a pas tenu, c’est pour en accuser individuellement Alexis Tsipras : « Tsipras refusait l’arrêt du paiement de la dette, et refusait aussi de bloquer la fuite des capitaux et de nationaliser les banques et la banque centrale grecques, seuls moyens de prendre réellement le contrôle du système bancaire ».
Mais on comprend, aussi, qu’il s’agit pour le bureau du SU de justifier la poursuite de son expérience sans rivage au sein de Podemos, où sa section espagnole, épurée de son aile gauche qu’elle a exclu à l’automne 2014, est largement engagée dans des accords par le haut avec l’équipe de Pablo Iglesias. De même qu’il faut, pour ce courant, chercher ã fonder politiquement son soutien au revival du projet initial de Syriza tenté autour de « Unité populaire », dont l’appel sorti ces derniers jours reflète ã s’y méprendre le programme et les perspectives que proposait son aînée avant le test pratique auquel le gouvernement Tsipras l’a soumise : opposition aux memorandums, « contrôle social » (À travers les institutions capitalistes) sur les banques, annulation d’une partie de la dette, etc., le tout posé comme la feuille de route d’un gouvernement élu dans le cadre des mécanismes démocratiques bourgeois.
Et c’est pour cela que s’amorce la réorientation qui, ã défaut d’être assumée explicitement comme telle, est proposée dans le cadre de cette déclaration. Le tournant s’appuie d’abord sur la conclusion suivante : « Une chose est particulièrement claire désormais, si elle ne l’était pas déjà auparavant : il est impossible aujourd’hui pour un gouvernement de la gauche radicale de s’opposer à l’austérité au sein de l’eurozone sans se préparer ã sortir ou ã être expulsé de celle-ci ». Progressivement, la sortie de la zone euro est posée comme le nouvel axe de démarcation entre ce qui est « vraiment ã gauche », pour reprendre une ancienne expression de la LCR, et ce qui ne l’est pas. La capitulation du gouvernement et de Syriza est décrite comme ne découlant que du refus de ces derniers d’admettre la nécessité de la sortie de l’euro, impressionnés qu’ils étaient pas les anathèmes de la Troïka.
« Grexit, abracadabra », écrit dans un texte récent l’auteur, réalisateur et militant grec Yannis Youlountas. Et il a bien raison, car cette manière de tirer les leçons de l’expérience grecque relève de l’invocation magique, ou encore du pansement sur la jambe de bois. Certes, les médias et le monde politique des classes dominantes ont tout fait pour enfermer le débat autour de la question de l’appartenance à l’eurozone. Certes, Tsipras a repris ã son compte cet enfermement pour se poser en dirigeant responsable, cherchant ã éviter la « catastrophe ». Mais est-il nécessaire pour l’extrême gauche de le faire elle aussi, en se parant de cette pseudo-radicalité qui consiste ã prendre le contre-pied...d’un débat biaisé et partiel ? Car, s’il est clair que les intérêts historiques des travailleurs et des peuples d’Europe sont incompatible avec la survie des institutions réactionnaires de l’UE et le maintien de cette monnaie impérialiste qu’est l’euro, il serait bon aussi de se rendre compte que le problème fondamental posé par l’expérience grecque n’est pas celui-là .
Ce problème, la déclaration en question ne le résout pas, ne l’évoque même pas, et c’est ce qui en fait sa superficialité au regard de l’expérience grecque. Après l’échec de la stratégie du « gouvernement anti-austérité », pensé comme un objectif ã atteindre ã travers les élections, ã réaliser dans le cadre des institutions construites par la classe dominante, et sous la direction d’une organisation réformiste, comment doit-on désormais poser la question du changement, de la transformation sociale, de la révolution ? Il y a sur ce plan un véritable trou noir dans la nouvelle position du SU. Le drame grec devrait pourtant nous inciter ã penser. Comment opposer à la détermination et à la puissance des capitalistes grecs et européens une force supérieure, capable de s’y confronter et d’emporter la victoire ? Si cette force ne peut pas être un « gouvernement anti-austérité », quelle sera-t-elle ? Le vide du texte en question sur ce point est vite comblé dans la pratique par le SU, qui arrive à la conclusion que l’opposition (de gauche) à l’euro est le nouveau critère autour duquel nouer les futures alliances, en Grèce mais aussi dans toute l’Europe, et particulièrement en France où tout un courant de pensée radical et réformiste s’est développé autour du rejet de la monnaie unique.
Un replà¢trage qui prépare de futures défaites, tout aussi tragiques, les limites concrètes touchées par le « gouvernement anti-austérité » étant celles auxquelles se heurtera son nouveau cousin « anti-euro ». L’un et l’autre, en effet, constituent le même raccourci, qui laisse penser qu’une victoire décisive contre les capitalistes serait possible en dehors de la mobilisation révolutionnaire de la masse des travailleurs, des jeunes, et de tous les secteurs opprimés, en dehors de leur auto-organisation, conquise dans la lutte contre les bureaucraties syndicales de tous bords, en dehors de la généralisation de la grève, de sa politisation, et en définitive de l’insurrection pour arracher le pouvoir à la classe capitaliste qui le détient. Superficiel, ce tournant anti-euro vient en outre évacuer la question stratégique posée à l’extrême gauche partout dans le monde après l’échec de Syriza : comment peut-elle devenir elle-même une force réelle au sein du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux, reconnue par notre classe, et y disputer la direction des luttes, comment peut-elle cesser de servir de force d’appoint ã des projets illusoires ? L’expérience de construction menée par le PTS en Argentine, tout en restant initiale au regard des objectifs et des responsabilités qui incombent aux révolutionnaires, a au moins le mérite de démontrer la possibilité d’une telle perspective.
Le premier problème posé par cette réorientation est donc qu’elle se fait dans le cadre de la même hypothèse stratégique que celle qui vient d’échouer, de se révéler illusoire et de mener au positionnement intenable du SU vis ã vis des six premiers mois du gouvernement Tsipras. Mais le tournant opéré autour de l’euro et de l’UE pose ensuite une autre difficulté, qui commence sur le terrain de l’analyse et débouche sur celui de la politique et de la stratégie. Dans cette déclaration du 12 aout, il est question de « la classe dirigeante européenne, son proto-Etat et ses banques », et plus loin on affirme que « la BCE et l’Eurogroupe se sont eux-mêmes érigés en gouvernement européen ». De telles formules laissent penser qu’il existerait, en Europe, une classe dominante unique ou du moins unifiée, et que l’UE constituerait ses institutions. Il s’agit d’une erreur d’analyse importante, qui passe sous silence les dissensions qui ont pu exister ces derniers mois et semaines entre l’impérialisme français, soucieux de maintenir la Grèce dans l’euro pour ne pas voir monter la pression autour de sa propre dette et ses propres déficits, quitte ã prendre le parti des Etats-Unis, et un impérialisme allemand chez qui l’idée qu’un Grexit lui couterait moins cher commence ã faire son chemin.
Mais, surtout, cette nouvelle matrice laisse penser que la lutte de classes en Europe se fait désormais selon un nouveau schéma, opposant les travailleurs et les peuples ã un ennemi unique : l’Union Européenne. Or, cette équation connait un grand absent : l’Etat, c’est ã dire le siège contemporain du pouvoir des bourgeoisies nationales, qui y concentrent l’essentiel de leur investissement politique, les forces de répression que sont la police et l’armée, les mécanismes de négociation et de corruption du mouvement ouvrier, l’Etat qui est, aussi, pour ce qui nous occupe, le principal outil dont dispose chaque classe dominante nationale pour défendre ses intérêts propres au sein de l’Union. Quand l’UE n’est qu’une politique menée par les différentes bourgeoisies qui ont signé ses traités, politique réversible si les coordonnées qui l’ont rendu profitables aux principales classes dominantes du continent venaient ã changer, l’Etat, lui, n’a rien d’une contingence et marque l’ensemble de l’étape historique capitaliste. Son « oubli » au sein d’une stratégie politique proposée aux exploités et aux opprimés ne revient qu’à préparer de nouvelles adaptations, comme la possibilité de former un gouvernement en son sein ã partir du moment où celui-là s’opposerait à l’UE, comme si son renversement avait cessé d’être un critère fondamental de toute politique révolutionnaire.
Et c’est précisément pour cela que la focalisation unique autour de la sortie de l’euro pose problème. En accord sur ce point avec Michel Husson, il faut en effet souligner que le retour à la drachme, s’il se faisait sous l’égide de la classe dominante grecque et de ses tuteurs impérialistes, pourrait avoir lui aussi des conséquences très dures sur la population grecque, ã commencer par la baisse des salaires et l’inflation comme le démontre l’expérience de la dévaluation argentine en 2001. Pour le capitalisme grec, sortir de l’eurozone équivaudrait ã une dévaluation monétaire massive, dans un contexte de grande dépendance ã des importations dont les prix sont libellés en euro, y compris en ce qui concerne des produits de première nécessité comme l’alimentation. Un Grexit dans le cadre actuel de l’économie signifierait donc une baisse drastique du salaire réel des travailleurs, une autre façon, pour la classe dominante locale et les impérialismes européen, de se décharger sur la population des coûts de la crise. C’est donc peu de dire que la sortie de l’euro n’a rien de progressiste en soi. Ici encore, le critère fondamental est bien de savoir quelle classe, et dans le cadre de quel processus d’affrontement, mènerait cette opération. Et c’est pour cela que l’on est en droit d’être extrêmement inquiets des prises de positions de courants comme la plateforme de gauche de Syriza ou le « Plan B » de Alavanos (un ancien dirigeant de Syriza qui a rompu et a réalisé en janvier 2015 une coalition électorale avec la majorité de Antarsya), aujourd’hui à l’impulsion de « Unité populaire », qui parlent du grexit comme un préalable, un outil pour permettre « la reconstruction de l’économie grecque » ou d’autres formules qui se situent dans le strict cadre du maintien du système capitaliste. Le fait qu’à ce sujet Lafazanis explique, comme il l’a fait ce vendredi, que ce nouveau mouvement a pour but de construire une « alternative réaliste » au memorandum, et que toute sortie de l’euro se ferait de manière « ordonnée », prenant bien garde de ne pas apparaître comme trop radical, montre que se reproduisent dans la nouvelle formation aussi bien la même stratégie électoraliste et institutionnelle que les illusions dans la possibilité d’une négociation avec les principales puissances impérialistes du continent – et cela bien malgré l’attitude de ces dernières.
C’est pour toutes ces raisons qu’il apparaît comme particulièrement régressif, au regard des responsabilités qui pèsent sur les révolutionnaires après la catastrophe grecque, que la nouvelle coalition « Unité populaire » puisse servir de nouvelle planche de salut, de nouveau support pour les « illusions au carré » dont on a parlé plus haut. C’est pourtant ce que fait ce texte-programme du Secrétariat unifié en exprimant son soutien à la plate-forme de gauche de Syriza, et à l’appel lancé par son principal dirigeant Panayiotis Lafazanis en vue des élections anticipées qui pourrait bien se tenir en septembre, appel qui a débouché sur la création de Unité populaire.. Tout au long de sa participation au gouvernement Tsipras comme de l’épreuve de cet été, cette aile gauche n’a jamais rompu jusqu’au bout la discipline envers l’exécutif en appelant à la mobilisation contre lui. Elle a, certes, fait la campagne pour le Non au référendum du 5 juillet, mais sans vouloir se rendre compte de la manière dont Tsipras s’est servi de cette manœuvre pour ressouder les rangs autour de lui dans le cadre des négociations, et sans dénoncer l’attitude pour le moins ambivalente du Premier ministre qui a commencé ã reculer avant même le vote populaire pour le « Oxi ». La plate-forme de gauche, dont le poids réel est extrêmement limité – Antarsya, avec ses 3000 militants, est plus forte dans la rue – n’a ensuite rien fait pour transformer ce « non » en force matérielle, n’appelant pas aux manifestations du 15 juillet, où quatorze militants dont deux de la section du SU OKDE-Spartakos ont été réprimés (de manière surprenante, la déclaration du SU n’en fait même pas mention). Si bien que, non seulement son nouveau projet ne représente rien d’autre, sur le plan stratégique, qu’un Syriza bis recomposé autour de l’exigence de rupture avec l’UE et l’euro, mais encore il semble pour l’instant exclu qu’il puisse bénéficier d’un appui substantiel dans la rue comme sur le terrain électoral.
L’ennui est qu’aucun projet alternatif n’a pour l’instant été posé par l’extrême gauche grecque pour faire face ã cette nouvelle mouture de la logique électoraliste et citoyenne qui a guidé Syriza. Les recompositions qui se font jour ne font jusque-là qu’actualiser un déplacement sur la droite de l’ensemble de ce qu’a été la gauche de la gauche grecque de ces dernières années. Syriza, autour de Tsipras et de sa majorité de direction, est désormais à la tête d’un gouvernement qui a endossé le memorandum le plus dur depuis le début de la crise. Leur appel ã des élections anticipées ne sert qu’a s’assurer de pouvoir continuer sur ce chemin avec plus de stabilité. L’aile gauche de Syriza, elle, récupère le projet qui était celui de la direction de ce parti il y a encore quelques mois, et commence déjà ã se présenter comme une alternative « réaliste » pour les capitalistes de Grèce et d’ailleurs, tout en posant l’objectif vague de la conquête de « la démocratie et la justice sociale ». Elle réussit ã entraîner derrière elle l’aile droite de Antarsya autour des deux groupes « néo-althusseriens » ARAN et ARAS, voire même sa majorité, le groupe NAR, pivot du front large anticapitaliste, étant en discussion ouverte sur sa participation ã Unité populaire.
Antarsya n’a pas en effet réussi, ces derniers mois et années, ã s’imposer comme une alternative faute notamment d’homogénéité interne, comme il est donc en train de se démontrer avec une certaine gravité. Ni ce dernier, ni jusque-là aucune de ses composantes, n’a réussi ã faire de la capitulation de Tsipras et de Syriza l’occasion d’une offensive pour dépasser ses limites en s’adressant largement ã tous les travailleurs, les jeunes, les militantes et militants pour les aider ã tirer un véritable bilan de l’expérience qui vient d’être faite et les amener à la conclusion, pourtant cruciale dans la situation dans laquelle se trouvent la classe ouvrière et le peuple grec, de la nécessité d’une organisation indépendante et révolutionnaire de tous les exploités et opprimés. C’est bien pourtant de ça dont ont besoin les masses grecques après la lourde expérience de l’impasse réformiste, et pas d’un nouveau parti anti-mémorandum, d’un Syriza reloaded, dont la fondation est présentée de manière suiviste comme une bonne nouvelle par le SU.
Le risque est alors important de voir Antarsya entrer en crise voire disparaître autour de l’initiative que constitue Unité populaire, les graves limites de cette dernière et le caractère extrêmement limité des leçons qu’elle tire des six derniers mois devenant la seule proposition audible faite ã celles et ceux qui souhaitent aujourd’hui poursuivre le combat. Pourtant, rien n’oblige l’extrême gauche grecque ã contempler fatalement la reproduction – en plus marginal certainement – des erreurs du passé. Et les secteurs qui, hier, ont su résister à la pression mise par Syriza sans se couper des masses qui la suivait, seraient aujourd’hui en situation de poser une perspective. Même s’il ne correspond pas encore à l’état d’esprit des masses du pays, seul un bilan public et sans concession de l’expérience de Syriza peut permettre de regrouper une frange significative de travailleurs, de femmes et de jeunes heurtés par la capitulation et désireux de continuer le combat. Un bilan qui doit amener les révolutionnaires de Grèce ã s’attaquer aussi à l’influence du KKE, dont le sectarisme pseudo-radical a déjà pesé trop longtemps sur le mouvement ouvrier hellénique, et qui pourrait bien entrer en crise après des prises de positions qui l’ont isolé, surtout s’il était confronté ã une extrême gauche qui ne se contente pas d’une critique contemplative mais se fixe comme objectif de lui disputer concrètement son emprise au sein de certains secteurs de la classe. Un bilan qui constitue la seule solution pour tirer de la confusion voire de la démoralisation les travailleuses et travailleurs des ports, des chantiers navals ainsi que du reste des secteurs stratégiques du prolétariat grec, mais aussi les jeunes qui souffrent de taux de chômage record, les classes populaires, et les aider ã retrouver le chemin de la lutte des classes. Ce sont eux et elles qui ont voté majoritairement pour Syriza et sa promesse d’un « gouvernement anti-austérité », puis ã nouveau, et massivement, pour le « non » lors du referendum du 5 juillet dernier, contre le plan d’austérité proposé par l’UE sous la direction de l’impérialisme allemand. Ce sont eux et elles qui constituent la seule force réelle capable de mettre fin au pillage de la Grèce, mais aussi de fonder l’expansion d’une extrême gauche révolutionnaire qui puisse se dresser contre les ennemis de notre classe, et dépasser l’échec que constitue cette brève expérience d’un supposé « gouvernement de gauche » qui ne l’était pas, et ne pouvait pas l’être.
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