L’offensive guerriere de Bush
19/01/2003
Sur la base du nouvel interventionnisme des USA à l’extérieur de leurs frontières, comme réponse agressive aux attentats du 11 septembre en mettant en lumière leur inégalable suprématie militaire, de nombreux analystes soutiennent que nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère d’un hyper pouvoir nord-américain. En partant de la crise économique mondiale et des motivations des USA ã essayé de redéfinir l’ordre mondial de façon offensive, nous analyserons, dans cet article, les probabilités de réussite de cette entreprise ou si, à l’inverse, cette nouvelle situation peut accélérer leur déclin et contribuer ã faire émerger un « désordre » mondial.
Le caractère de l’actuelle crise économique.
La crise actuelle se caractérise par l’existence de grandes pressions déflationnistes (chute des prix des marchandises) dans le cadre d’un fort déséquilibre de l’économie mondiale. La brèche existante entre les pays qui ont un excédent de leur compte courant comme l’Europe continentale et l’Asie, y compris le Japon, et les pays déficitaires, principalement les Etats-Unis, est un facteur persistant et potentiellement déstabilisant de l’économie globale (voir tableau 1). Cette brèche a atteint dans le monde entier des sommets, 2,5% du produit intérieur brut. Le niveau de l’inégalité des flux commerciaux s’est développé ã des niveaux jamais vus dans les pays industriels dans la période de l’après-guerre.
La pression déflationniste répond à la combinaison de deux forces de caractère structurel.
D’abord, c’est l’immense suraccumulation de capitaux dans la plupart des secteurs de l’économie, du secteur automobile à la production de l’acier et, en particulier, des secteurs de l’informatique et des télécommunications ("technologie de pointe"), qui étaient les branches dynamiques du dernier cycle économique centré sur les Etats-Unis. La décélération économique de ce pays qui a agi comme consommateur en dernière instance et principal moteur de l’économie mondiale depuis 1995 [1], a augmenté la surproduction des marchandises à l’échelle planétaire.
En second lieu, c’est l’importante avancée de l’internationalisation de l’économie. Ceci s’est reflété dans une croissance du commerce beaucoup plus grande que la production, dans l’existence d’un marché financier global, par une grande vague de fusions-acquisitions dans les pays centraux et de relocalisation du capital dans certaines zones de la périphérie (le Mexique et le NAFTA, sud-est de l’Asie et de la Chine, l’extension de l’Union Européenne vers l’Europe de l’Est). Ce processus, qui s’est accéléré ã partir des années 1970, comme forme de résistance à la baisse tendancielle du taux de profit, acquiert une importance toujours plus grande dans le fonctionnement de l’économie mondiale. Cette nouvelle division du travail, que la stratégie productive des grandes sociétés a imposé, a impliqué une gravitation croissante de la loi de la valeur au niveau mondial. La plus grande influence des compagnies transnationales, principalement dans le domaine de la production des marchandises et surtout dans d’autres secteurs de valorisation du capital, tend de plus en plus à la formation de prix mondiaux dans les diverses branches de l’économie.
Dans ce contexte, on remarque l’importance croissante de la Chine en tant qu’usine mondiale de fabrication basée sur son travail manuel bon marché abondant, conséquence de l’énorme réserve que signifie l’existence d’une importante population paysanne. Les exportations ã bas prix, autant des sociétés multinationales qui y sont installées tout comme des compagnies chinoises, sont un grand facteur de baisse des prix des marchandises, non seulement dans la production légère (textile et jouets) mais de plus en plus dans l’industrie et même dans les secteurs de la technologie informatique. Ce rôle place la Chine comme le quatrième producteur industriel après les Etats-Unis, l’Allemagne et le Japon. Ses faibles coûts de production font d’elle un assembleur spectaculaire de plus de 50% des appareils photo dans le monde, 30% des climatisations, des téléviseurs, 25% des lave-linge et presque 20% des réfrigérateurs. Même pour les produits informatiques, c’est aujourd’hui le troisième producteur mondial après les Etats-Unis et le Japon.
Les pressions de la forte concurrence dans le secteur d’exportation de l’économie, comme l’industrie, sont les principales sources des pressions déflationnistes qui secouent les économies des pays centraux. Néanmoins et pour la première fois dans la crise économique mondiale actuelle, le secteur des services n’est pas plus immunisé contre ces pressions, en raison de la plus grande intégration de l’économie mondiale et des avancées que la technologie informatique a permises. Ceci aggrave le danger de déflation. Bien que ce processus soit toujours dans son enfance (comparé aux ajustements successifs dans le secteur industriel), nous pouvons déjà voir ses conséquences sur la rentabilité des branches qui dirigent la distribution des marchandises, comme les ports de la côte Ouest des Etats-Unis.
La combinaison de ces deux forces, suraccumulation des capitaux et internationalisation de l’économie, donne à la crise économique mondiale actuelle un caractère différent par rapport aux précédentes crises capitalistes qui se sont succédées après-guerre, créant le risque de déflation le plus important depuis les années trente [2].
Le dollar et l’émission monétaire comme facteur principal de déstabilisation de l’accumulation capitaliste mondiale.
Il est nécessaire de rechercher les racines de la crise actuelle dans la crise de l’accumulation capitaliste ayant débuté dans les années 1970 et dans la réponse nord-américaine ã celle-ci. La fin du boom d’après-guerre a indiqué le commencement du déclin historique des Etats-Unis. La réapparition du Japon et de l’Allemagne comme des puissances émergentes, en finit avec la supériorité économique accablante de l’Amérique du Nord et donne origine à la division du monde et à la triade des puissances impérialistes plus ou moins équivalentes.
Aux dires d’Ernest Mandel : "... la loi du développement inégal s’est retournée, pour la première fois dans l’histoire, contre l’impérialisme nord-américain. Les autres puissances impérialistes, qui étaient parties d’un niveau de productivité industrielle beaucoup plus bas que celui des Etats-Unis, ont modernisé leur industrie beaucoup plus rapidement et ont ainsi obtenu des gains appréciables de productivité. Beaucoup de leurs marchandises sont, de nos jours, de qualité semblable et parfois supérieure et, même de meilleur marché que les marchandises nord-américaines : les bateaux japonais ; les petites automobiles européennes et japonaises ; les machines-outils allemandes... ". Ce recul relatif des Etats-Unis a emmené le système de Bretton Woods vers sa fin [3]
Dès lors, les Etats-Unis ont utilisé le nouveau système de change flexible et la continuité du dollar comme monnaie de réserve et mode de paiement au niveau mondial pour faire face à la crise, en utilisant ã son avantage cet énorme potentiel réservé uniquement ã une puissance hégémonique. Cet énorme avantage économique a permis aux Etats-Unis de vivre au-delà de leurs moyens, se traduisant par une surconsommation et un déficit commercial massif. En exportant leur inflation [4], les Etats-Unis ont augmenté l’instabilité et les inégalités de l’économie mondiale –comme l’a démontré la succession des crises financières, monétaires et boursières pendant les deux dernières décennies-, produisant à long terme des pressions déflationnistes qui étouffent aujourd’hui l’économie mondiale. En d’autres termes, pendant cette période, les Etats-Unis ont agi de plus en plus comme la force de déstabilisation de l’accumulation capitaliste dans le monde entier.
Les déficits du compte courant des Etats-Unis -et l’augmentation de la liquidité du dollar au niveau mondial- ont été longtemps responsables de l’augmentation globale de la « hot money ». Tout au long de ces décennies, cette masse monétaire a été dirigée vers des canaux spéculatifs, aidant ã créer des booms et des dépressions de part le monde. En outre, elle a été l’élément essentiel du système de crédit nord-américain.
Bien que généralement moins prise en considération, l’exportation de l’inflation par les Etats-Unis a été le moteur principal pour le surfinancement des industries qui produisent des marchandises pour l’exportation. Que ce soit le Japon vers la fin des années’ 80 ou l’Asie du Sud-Est pendant les années 90 ou encore la Chine de nos jours, le secteur financier hypertrophié des Etats-Unis a été, directement ou indirectement, la source de la majeure partie du financement global disponible. Le financement nord-américain trop abondant est responsable du surinvestissement dans le secteur manufacturier qui exerce aujourd’hui une pression à la baisse sur les prix des marchandises. En d’autres termes, la Chine peut aujourd’hui " exporter la déflation " mais la véritable racine est ã rechercher dans l’exportation inflationniste des Etats-Unis.
Le résultat du tout ceci a été un déclin du dynamisme de l’économie mondiale, malgré le mini boom nord-américain de la deuxième moitié des années 1990 (voir tableau 2). Comme le montre Robert Brenner, « la faiblesse fondamentale du système dans son ensemble et de son composant nord-américain, s’est manifestée, pendant le cycle commercial des années 1990, par une performance des économies capitalistes, prises dans leur ensemble, qui n’était, en moyenne, - croissance du PNB, ressources per capita, productivité du travail et des salaires réels, niveau du chômage -, pas meilleure que durant les années 80. Ce fut en soi moins flagrant que durant les années 1970 (…) ».
Le serpent qui se mord la queue
Au milieu des année 1920 Trotsky mit en lumière que l’axe de l’économie mondiale se déplaçait de l’Europe déclinante (en particulier l’Angleterre) vers les Etats Unis en pleine ascension. Il mettait en relief, en même temps, les conséquences qu’aurait la soumission croissante du vieux continent aux Etats Unis. « On dit, dans l’art militaire, que celui qui enveloppe l’ennemi pour le couper en deux se retrouve souvent coupé en deux ã son tour. En économie, on peut voir des situations analogues : plus les USA soumettent le monde entier sous leur dépendance, plus ils tombent sous la dépendance du monde entier, et son corollaire de contradictions et de bouleversements en perspective ».
Bien que cette citation se réfère à l’émergence des USA comme puissance hégémonique, on peut également l’appliquer à la période de son déclin historique. Le caractère nouveau de la crise actuelle est que la politique nord américaine consistant ã faire peser ses propres difficultés sur le reste du monde commence ã induire de fortes pressions déflationnistes au niveau mondial qui aujourd’hui menacent également l’économie étasunienne. Cela limite ainsi sa capacité ã sortir de la crise à l’aide des mêmes mécanismes utilisés par le passé.
Si nous prenons en compte les prévisions indiciaires les plus gonflées de la croissance des prix dans l’économie, on découvre alors que ceux-ci ont augmenté de moins d’1% au cours des 12 derniers mois [5]. Il s’agit de la plus faible croissance des 50 dernières années. Plus encore, si l’on fait abstraction de certains produits représentant moins de 7% de l’indice des prix, le reste des produits a connu une chute qui atteint dans le cas des ordinateurs portables 21% sur un an. En fait, la déflation des prix des grandes entreprises est désormais une réalité et prend le pas aux USA. D’après certaines statistiques du département du Commerce, la part des bénéfices des grandes entreprises est en train de chuter dans le revenu national étasunien. Pour leur part, les niveaux records d’endettement domestique, tant des grandes entreprises comme des ménages (cartes de crédits, hypothèques, etc.), sont un poids énorme sur l’ensemble du corps économique. Les malversations, défauts de paiement et banqueroutes se multiplient. C’est ainsi qu’augmentent les banqueroutes entrepreneuriales face à l’accumulation des dettes. Le cas le plus parlant est celui de United Airlines, la seconde compagnie d’aviation commerciale, incapable de payer une dette de 900 millions de dollars. L’Etat de Californie, la cinquième économie mondiale, est au bord de la banqueroute fiscale à la suite de la chute phénoménale de ses revenus provenant des années du boom de l’industrie informatique.
Si ce n’était pas grâce à la baisse exceptionnelle des taux d’intérêt adoptée par la Réserve Fédérale ã quoi il faut ajouter le brusque mouvement allant d’un excédent ã un déficit fiscal fédéral croissant, et l’accélération de l’expansion monétaire et du crédit, l’économie étasunienne serait déjà entrée en récession au cours de l’année 2002. Cependant, malgré l’augmentation et l’abondance de liquidité, le secteur manufacturier continue ã reculer. Cela démontre bien que la dépression manufacturière n’est pas de caractère cyclique mais de type structurel.
Dans ce cadre, une reprise de la croissance globale impulsée par les USA ne pourrait qu’aggraver son déficit du compte courant, dont le financement au cours des dernières décennies a coïncidé avec un endettement extérieur équivalent ã 25% de son PIB -exacerbant les déséquilibres de l’économie mondiale et augmentant le risque toujours présent de chute abrupte du dollar-. En d’autres termes, cette alternative signifierait pour l’économie mondiale -comme en 2002- la réédition d’une reprise faible et inégale, motorisée par une position toujours plus insoutenable à long terme pour les USA.
Bien que ce scénario reste le plus probable dans l’immédiat, dans le cadre des pressions déflationnistes et de son endettement extérieur croissant, les perspectives que les USA tentent de monétiser leur dette augmentent. Alan Greenspan, Président de la Réserve Fédérale, a récemment indiqué que le gouvernement étasunien n’hésitera pas ã utiliser tous les recours ã sa disposition pour que la déflation n’arrive pas aux USA. Comme l’a souligné plus explicitement un de ses collègues de la FED : « (…) le gouvernement des USA possède une technologie appelée ‘la planche ã billets’ (ou son équivalent électronique), qui lui permet de produire autant de dollars qu’il le désire, sans aucun coût. En augmentant la quantité de dollar en circulation, ou même avec la seule menace crédible de le faire, le gouvernement des USA peut réduire la valeur du dollar en terme de biens et de services, ce qui équivaut ã élever les prix en dollar de ces mêmes biens et services. Nous arrivons à la conclusion que, dans le cadre d’un système de papier monnaie, un gouvernement déterminé peut toujours générer plus de dépenses et par conséquent une inflation positive ( …). Si nous tombons dans la déflation, (…), nous pouvons être assurés que la logique de l’exemple de la planche ã billets doit s’imposer par elle même et que des injections suffisantes d’argent contrebalanceront toujours finalement la déflation [6].
Dans le cadre de fortes tendances récessives, qui secouent l’économie mondiale, une telle mesure serait extrêmement déflationniste pour le reste du monde, générant la possibilité d’un empoisonnement des relations commerciales inter-impérialistes. Le vice-ministre japonais des Affaires Etrangères, Haruhiko Kuroda, a récemment parlé d’une dévaluation du yen [7] . La simple suggestion de ces politiques pour contrer la déflation ã travers une dépréciation de la monnaie d’un côté et de l’autre du Pacifique, montre les risques d’un cycle de dévaluations compétitives. Cela pourrait ouvrir un horizon éminemment traumatique pour l’économie internationale et les marchés financiers mondiaux. N’oublions pas que c’est la succession de dévaluations compétitives des années trente qui a amené à la facture virtuelle du commerce international et à la formation de blocs économiquement hostiles. Ce cadre est propice à la politisation des disputes commerciales, à la recherche de boucs émissaires, à l’appel à la xénophobie, avec les exportations chinoises et le « danger jaune » comme adversaire probable. Tout cela avec des tensions géopolitiques toujours plus grandes, peut signifier le test le plus important pour l’internationalisation croissante de l’économie. En d’autres termes, que la contradiction aiguë entre cette internationalisation et l’existence d’Etats nationaux acquiert un caractère plus ouvert et prononcé.
Un autre risque latent serait qu’une forte dévaluation du dollar entraîne une fuite des capitaux des USA, affaiblissant ainsi le rôle de la monnaie étasunienne en tant que pilier du système monétaire international. La nécessité d’une politique offensive contre la déflation est intrinsèque aux intérêts domestiques du pays le plus endetté au monde, mais pas pour ces créanciers externes.
Ainsi, une dépréciation significative du dollar réalisée sans aucune coordination internationale pourrait avoir des conséquences dramatiques non désirées pour les USA. Même si une politique inflationniste convenait ã tous les blocs économiques, il y a fort peu de chances que cette politique soit menée de façon coordonnée. Dans ce cadre, si les USA essaient d’imposer leur hégémonie et de mettre en place une issue unilatérale, le résultat pourrait être, tôt ou tard, plus désastreux que prévu. Si les USA peuvent essayer de transférer leur crise sur le reste du monde, les probabilités que cette solution mine sérieusement un des piliers fondamentaux de son propre pouvoir comme l’est le dollar sont très grandes. Cette réalité est un des facteurs expliquant le virage de la politique de Bush vers l’utilisation du pouvoir politique et militaire étasunien pour soutenir leur position économique dans le monde.
Déclin historique et mutation des formes de domination (le pouvoir étasunien des trois dernières décennies).
Le déclin historique des USA qui a commencé au début des années ’70 a impliqué une mutation dans sa forme de domination par rapport à l’âge d’or de son hégémonie. Grâce ã ces transformations, les USA ont pu administrer avec un certain succès le déclin de leur hégémonie. Cependant, les mécanismes de domination utilisés par les USA durant les dernières décennies ont buté sur des limites sans solution qui imposent aujourd’hui un nouveau virage de leur politique impérialiste. Ceci est d’autant plus vrai et fort après les attentats du 11 septembre.
L’hégémonie étasunienne de l’après-guerre.
A la fin de la deuxième Guerre Mondiale, le pouvoir étasunien s’est caractérisé schématiquement par la combinaison des éléments suivants :
Le déploiement sans précédent d’une force militaire avec des bases quasi permanentes dans un grand nombre de pays [8] et une série d’alliances politico-militaires, comme l’OTAN et le Traité de Défense Américano-nippon, qui garantissait l’appui des puissances capitalistes sous les ordres étasuniens.
L’accord avec l’URSS de division du monde en « zones d’influence », connu comme Ordre de Yalta, qui maintenait la concurrence entre les deux régimes sociaux opposés (« guerre froide ») avec l’aide de la bureaucratie stalinienne qui s’était compromise ã faire respecter ce statu quo.
La généralisation, sur ces bases, de « l’américanisme » au sein des principales puissances impérialistes et dans d’importantes parties du monde semi-colonial, a accompagné le décollage de l’expansion du capital étasunien ã travers le monde et a permis la reconstruction capitaliste et la récupération de l’Europe et du Japon. Cette période a été qualifiée d’ « hégémonie bénigne » ou « bienveillante ». Tout ce processus était basé sur la nécessité pour les USA de contenir la montée de l’influence du communisme autant en Europe qu’au Japon, tous deux ravagés par la guerre. Ainsi, les USA assuraient en même temps « la part belle du lion » de l’accumulation capitaliste ã ses entreprises et permettaient et devançaient l’extraordinaire croissance de l’Allemagne et du Japon lors du « boom ». Pendant cette période, les USA, en assurant la recomposition de leur hégémonie, ne poursuivaient pas seulement leurs propres intérêts sur le dos de leurs concurrents mais ils leur garantissaient aussi les conditions générales pour l’expansion capitaliste dont ils avaient besoin.
Le début du déclin historique des USA.
L’enlisement de l’armée étasunienne au Vietnam a été un point d’inflexion qui a entraîné toute une série de changements dans les mécanismes de domination ã partir de la présidence de Nixon. Comme le souligne Henry Kissinger dans La diplomatie, « pour Nixon, le processus angoissant de la sortie des USA de la guerre du Vietnam a été, en fin de compte, un effort pour maintenir la position du pays dans le monde. Même sans ce purgatoire, une grande réévaluation de la politique extérieure étasunienne aurait été nécessaire car l’époque de prédominance sur le monde arrivait ã sa fin. La supériorité nucléaire des USA se réduisait et le dynamisme de la croissance du Japon et de l’Europe défiait sa suprématie économique. ‘L’époque’ Vietnam démontrait qu’il était temps pour les USA de réévaluer leur rôle dans le monde en plein développement et de trouver un solide compromis entre la retraite et l’expansion excessive. »
Cette réévaluation a eu un caractère défensif sous la présidence de Nixon, Ford et Carter durant les années 1970. Elle a par la suite acquis un caractère beaucoup plus offensif sous la présidence de Reagan dans les années 1980 qui n’a fait que continuer sous Bush père et Clinton lors de la dernière décennie après la chute de l’ex-URSS.
Cette réévaluation s’est traduite par :
– une politique interventionniste et des opérations militaires étasuniennes plus réduites à l’étranger, conséquence du « syndrome du Vietnam ». L’appui des régimes autoritaires qui était une constante dans la politique étasunienne durant la guerre froide, a été remplacé par des opérations sous couvert de forces irrégulières, comme les Contras au Nicaragua ou les moudjahidins en Afghanistan, et par une politique de promotion des droits de l’Homme et d’ouvertures démocratiques afin de prévenir tout soulèvement révolutionnaire à la périphérie qui leur aurait demandé d’intervenir plus directement [9] .
Dans les années ’90, les ‘guerres humanitaires » furent le principal déguisement de l’intervention croissante impérialiste comme l’a démontré la guerre du Kosovo.
– Le virage de la politique extérieure étasunienne d’une politique de contention vers une politique de détente avec l’ex-URSS, accompagné par une politique d’ouverture diplomatique vis-à-vis de la Chine pour contenir Moscou a permis aux USA de débuter des négociations et d’obtenir des concessions en matière de nucléaire et dans les zones d’influence où la bureaucratie stalinienne conservait encore son influence. Lors des années 1980, la course à l’armement et la promotion offensive de la bannière des « droits de l’homme » utilisée par Reagan ont été la base de la pression afin d’obtenir la capitulation de Gorbatchev face aux diktats impérialistes.
– La création d’organismes ad hoc, comme le G-7, ont permis aux USA de négocier -et contenir- l’ascension des puissances impérialistes concurrentes et d’obtenir des avantages économiques et des accords de coordination, comme l’Accord de Plaza en 1985, qui a rendu possible la forte dévaluation du dollar pour faire face à la détérioration de la production manufacturière et de l’économie étasunienne.
L’existence même de l’URSS, même très faible, a permis la continuité dans l’unité politique et idéologique des grandes puissances impérialistes.
Tous ces changements ont été la base d’une relative recomposition de l’hégémonie étasunienne, rendue possible grâce à la déviation -dans les pays centraux- et à la répression -Ã la périphérie- des mouvements ouvriers et populaires de la période 1968-1981.
L’offensive néo-libérale
C’est sur ce changement du rapport de force, défavorable pour le mouvement de masse, qu’a pu s’appuyer l’offensive néo-libérale au début des années 1980 ayant permis une recomposition des bénéfices capitalistes sans fondamentalement changer le cours de la perte de dynamisme de l’accumulation capitaliste qui a caractérisé l’économie mondiale des trente dernières années.
Cela s’est exprimé ã travers l’augmentation de la financiarisation de l’économie. Il s’agit d’un phénomène qui accompagnait la croissance économique non seulement au cours des années 1980 -lorsque le taux d’investissement est resté faible- mais plus spécialement au cours des années 1990 lorsque la prospérité économique étasunienne a été accompagnée par un développement peu commun des marchés et instruments financiers.
Au cours des dernières décennies, le capital a été capable de liquider des conquêtes significatives du salariat -et plus particulièrement dans les pays anglo-saxons comme l’Angleterre et les USA- sans pour autant recourir ã des méthodes contre-révolutionnaires directes comme ailleurs en Europe dans les années 1930. De plus, le capital a su établir de nouvelles relations avec la périphérie en réduisant significativement la marge de manœuvre dont les bourgeoisies ont joui durant les années 1970, ce qui s’exprimait par exemple alors par l’augmentation des prix des matières premières comme ceux du pétrole.
Dans les pays semi-coloniaux, l’oppression impérialiste a redoublé ã travers la double charge de l’onéreux paiement de la dette extérieure et la détérioration des prix d’échange des matières premières. Cela s’est traduit par l’appauvrissement de larges zones de la périphérie.
Dans les pays centraux l’offensive néo-libérale s’est exprimée par l’augmentation de l’exploitation et la détérioration des conditions de vie des travailleurs. Cette offensive a ainsi liquidé le « pacte fordiste » qui attachait le travail au capital au cours de boom d’après guerre.
Chez une fraction importante de secteurs de classe moyenne et des couches privilégiés du salariat, ces nouvelles tendances associées à l’ascension des fonds de pension et à l’apparition d’une « culture de l’investissement » ont recréé la perception de l’existence d’un lien entre les premières et les intérêts du capital financier aidant ainsi à la consolidation hégémonique du « néolibéralisme [10] ». Ce que l’on a appelé le Consensus de Washington a été l’expression de l’extension de cette hégémonie aux pays périphériques. Dans ce cas, son impact a été limité aux élites et ã certains secteurs de la classe dominante contrairement à la base sociale beaucoup plus large dont les politiques néo-libérales ont joui dans les pays impérialistes. Cette politique s’est accentuée après 1989, avec l’avancée de la restauration capitaliste en Europe de l’Est et dans l’ex-Union Soviétique due à l’avortement des processus révolutionnaires antistaliniens et dans le cas chinois après le massacre de la Place Tian An Men.
L’équilibre instable des années 1990.
C’est sur ces bases que s’est établi l’équilibre instable des années 1990. Au cours de cette période la position des USA s’est relativement renforcée par rapport ã celle de ses concurrents. Cela a permis d’absorber avec succès les conséquences déstabilisantes de la chute de l’Ordre de Yalta et éviter qu’elles ne secouent leur hégémonie. Cela s’est articulé avec le recul en tant qu’acteurs politiques internationaux du Japon et plus relativement de l’Union Européenne. Le recul du premier est dû ã un essoufflement de son économie durant toute la décennie. La cause du recul relatif de l’UE est ã chercher dans son attention ã contenir l’instabilité venant de l’Est (annexion de la RDA par l’Allemagne Fédérale, démantèlement des Balkans, révolution en Albanie etc.) et par les propres contradictions de sa construction. De même, la défaite iraquienne lors de la première guerre du Golf en 1991 a garanti la continuité d’une relative stabilité à la périphérie qui s’est traduite par la nouvelle vague des « marchés émergents ».
Cependant, une série de contradictions et de forces antagoniques ont surgi au cours des dernières années du siècle passé. On a assisté à la crise économique du Sud-Est asiatique et des différents « marchés émergents », à la naissance du mouvement anticapitaliste dans les pays centraux, à l’explosion de la seconde Intifada, ã une augmentation de l’anti-américanisme au Moyen Orient, à la résistance contre les plans néo-libéraux en Amérique Latine, ã un rejet des autres puissances de la politique de Bush ou encore à la crise économique des USA entraînant tout le monde dans sa chute. Les attentats du 11 septembre ont agi comme catalyseur et accélérateur de tous ces éléments qui s’étaient accumulés, allant dans le sens d’une rupture tendancielle de l’équilibre instable de la décennie passée.
Les raisons structurelles d’une redéfinition de la politique nord américaine.
Au cours des années ’90, le capital a pu étendre géographiquement sa domination ã des zones qui lui étaient auparavant interdites. Au même moment, les USA augmentaient leur marge de manœuvre sur le plan militaire et leur confiance dans l’utilisation de la force à la suite de la chute de l’ex-URSS. Ces résultats ont généré toute une série de contradictions latentes au cours des années 1990 qui se sont exprimées avec force à la fin de la décennie ã travers l’impact croissant de la périphérie sur le centre et les rivalités inter impérialistes grandissantes mises en lumière par la réponse étasunienne aux attentats du 11 septembre. Cela s’est joué dans le cadre de la crise économique mondiale ayant impliqué une perte de l’hégémonie du capital financier sur le plan intérieur aux USA et une remise en question croissante du modèle néo-libéral au niveau mondial.
La perte d’hégémonie du capital financier et du modèle anglo-saxon.
La chute spectaculaire des actions et les scandales des grandes multinationales comme Enron et WorldCom ont remis en cause l’ascendant qu’avait le capital financier depuis le début de l’offensive néo-libérale des années ’80 et qui a eu comme apogée la bulle spéculative de la fin ‘90.
La perte de confiance dans le modèle anglo-saxon (en tant que paradigme des affaires et d’organisation entrepreunariale), non seulement parmi les masses mais aussi parmi les élites de différents pays, a une signification opposée au triomphalisme qui a émergé à la suite de la « chute du communisme » et qui a été le substrat idéologique ayant accompagné la croissance étasunienne de la décennie passée et l’expansion géographique du capital (connue sous le terme de « globalisation »).
Aux USA, la colère de larges secteurs de la population contre les chefs d’entreprises et les principales institutions du système financier tel que les banques d’investissement, les firmes d’audit et de consulting (qui ont couvert et qui ont bénéficié du pillage de la richesse des salariés de leur propre compagnie et mêmes des leurs actionnaires) risque de ne pas être canalisée, finissant par remettre en cause les règles du système capitaliste lui-même. La perte d’hégémonie du capital financier, uni par mille et un liens au système politique étasunien, remet tendanciellement en question sa base, ce qui pourrait donner lieux ã de nouveaux phénomènes politiques. La « guerre contre le terrorisme » est utilisée par Bush -qui s’appuie sur l’émotion générée par le 11 septembre- pour dévier les conséquences de cette décomposition du système social et politique étasunien vers un ennemi extérieur.
L’augmentation de la rivalité inter impérialiste en général, et avec l’Europe en particulier.
La chute de l’Union Soviétique a éliminé les facteurs qui contribuaient auparavant ã aligner le reste des puissances impérialistes derrière l’ordre mondial hégémonisé par les USA sous l’égide de l’intérêt commun de lutte contre la menace communiste. Sans cet élément, la primauté américaine a cessé d’être une condition requise automatique au maintien du statu quo international. A partir de la chute de l’Ordre de Yalta, la concurrence et les divergences entre les puissances impérialistes ont commencé ã s’exprimer de façon plus ouverte et avec un degré d’indépendance impensable il n’y a encore que quelques décennies. La démonstration la plus aiguë de cela a résidé dans la rivalité croissante entre l’UE et les USA, tout particulièrement exacerbée dans le cas du scénario iraquien.
Comme le souligne l’agence Stratfor, « l’objectif ultime de l’Europe est de se transformer en une super puissance ; un objectif qui est aussi naturel que le virage des USA consistant ã empêcher l’émergence de n’importe quelle autre super puissance. En laissant de coté les détails diplomatiques, cette dispute a modelé les relations entre USA et UE depuis la fin de la guerre froide. Il est peu probable que cette dispute stratégique de longue haleine se transforme en un conflit militaire. Le combat se situera au niveau de la concurrence diplomatique et économique. Les armes de l’UE comprennent son processus d’unification, son économie, la force de l’euro par rapport au dollar et l’influence politique de l’Europe dans les pays en développement. Cela inclut également la concurrence avec les USA pour les marchés extérieurs, l’habileté ã tendre un pont ã travers la brèche croissante entre les nations développées et les nations en voie de développement et ce que beaucoup d’Européens considèrent comme un instinct militaire agressif des USA. La résistance européenne vis ã vis de Washington dans le cadre de l’Irak devrait être considérée dans le contexte de cette bataille pour l’influence globale (Stratfor, 04/12/2002).
L’instabilité de la périphérie et son impact sur le centre.
L’internationalisation croissante de l’économie, les effets dévastateurs de l’offensive néolibérale, la désintégration de l’ex-URSS en tant qu’unité étatique et la liquidation de l’appareil stalinien comme garant de l’ordre impérialiste, voilà autant d’éléments qui ont altéré la relation établie entre le centre et la périphérie, augmentant la vulnérabilité des puissances impérialistes face à l’instabilité grandissante des « zones chaudes » de la périphérie. L’émigration économique massive, l’existence de la plus grande quantité de réfugiés depuis la fin de la seconde guerre [11], la prolifération d’armes de destruction massive qui a liquidé le monopole des grandes puissances sur ces mêmes armes, l’extension du terrorisme dont la portée n’est plus simplement locale mais internationale, les affrontements politiques croissants et les tensions dans d’importantes zones clef de la périphérie en terme de ressources naturelles comme le Venezuela ou le Moyen-Orient, voilà un échantillon des innombrables problèmes qui avec des degrés divers d’intensité et de dangerosité affectent l’économie et parfois même la sécurité intérieure des pays centraux.
L’agitation grandissante dans la périphérie est ce qui pousse les USA et les autres puissances impérialistes ã une démarche d’interventions politico-militaires plus importante. C’est ce que souligne un spécialiste du Moyen-Orient dans Foreign Affairs, la principale revue de politique extérieur de l’establishment étasunien : « c’est cruel et injuste mais c’est la réalité. La bataille entre gouvernements et ‘’rebelles islamiques ‘’ est aujourd’hui une préoccupation étasunienne. Dans les années 1970 et 1980, l’édifice politique et économique du monde arabe a commencé ã céder. Des tendances démographiques explosives ont commencé ã dépasser tout ce qui avait été construit au cours de la période post-indépendance, puis un islamisme furieux a commencé ã souffler comme un vent mortel. Il a été un soulagement, a séduit les jeunes et a pourvu les médias et le langage d’un sentiment de rejet et de ressentiments. Pendant un certain temps, les fractures de ce monde sont restées limitées au monde islamique, mais la migration et la terreur transnationale ont altéré tout cela. Le brasier qui a commencé dans le monde arabe s’est étendu ã d’autres régions, les USA devenant l’objectif principal d’un peuple humilié qui ne croyait plus que la justice pouvait être assurée sur son propre territoire par ses propres gouvernants. Le 11 septembre et son effroyable surprise ont incliné le compas sur l’Irak passant de la politique de la contention ã celle du changement de régime… ».
Ces motifs impulsent la domination impériale plus directe dont l’expression la plus évidente est la guerre qui se dessine contre l’Irak et la tentative étasunienne de redéfinir un nouvel ordre politique au Proche et Moyen-Orient en s’appuyant sur le contrôle politique et militaire de ce pays clef. Un triomphe militaire en Irak permettrait aux USA d’exercer une énorme influence dans cette région stratégique. Cela renforcerait son allié, l’Etat sioniste d’Israël, aiderait ã imposer une issue réactionnaire au problème des masses palestiniennes et affaiblirait le pouvoir des bourgeoisies arabes afin de manipuler les prix du pétrole, sapant les bases d’appui de nombreux régimes de la région. Une avancée impérialiste avec de telles caractéristiques et d’une telle ampleur signifierait un virage radical dans les formes de domination étasunienne de la périphérie, qui auparavant, et pour déplacer le contrôle des puissances européennes, avait remplacé le vieux colonialisme par des Etats « clients » et des formes semi-coloniales, c’est ã dire des pays ã indépendance formelle mais attachés par des liens économiques, politiques et militaires toujours plus importants à l’impérialisme. Ce virage écarte la possibilité d’un retour aux vieilles formes coloniales que soutient les bravades de l’extrême droite conservatrice ã travers l’établissement durable d’une administration militaire en Irak à la Mac Arthur. Cela implique néanmoins des formes de dominations soutenues par une plus forte présence américaine.
La nouvelle tentative de redessiner le monde : force tactique et faiblesse stratégique.
La politique de Bush cherche ã donner une certaine cohésion ã une base sociale réactionnaire intérieure derrière une politique extérieure guerrière et agressive vis-à-vis de la périphérie. Cette politique présente des caractéristiques « néo-impériales » dans d’importantes zones géographiques telles que le Proche et Moyen-Orient et possède une base unilatérale forte, bien qu’elle ne rejète pas d’entrée de jeu une couverture « multilatérale » avec pour objectif d’assurer stratégiquement des avantages géopolitiques considérables dans le cadre de la dispute avec les principales puissances impérialistes concurrentes.
Le premier indice de ce cours nouveau a été la guerre d’Afghanistan menée sans l’approbation de l’ONU et à la différence de la guerre du Kosovo avec les puissances de l’OTAN reléguées ã un second plan. Un autre indice est l’extension de l’appareil militaire étasunien avec l’installation de six nouvelles bases en Asie centrale et la projection vers le Caucase, ancienne zone d’influence de l’ex-URSS. Finalement, la volonté de Bush d’opérer un changement de régime ã Bagdad reste son objectif proclamé le plus offensif.
La nouvelle « doctrine Bush » cristallise ce cours agressif et militariste ã travers une nouvelle stratégie de sécurité nationale. Cela marque la fin de la stratégie militaire de détente qui a dominé la période de l’après-guerre. Officiellement cela met en exergue le virage étasunien vers une politique militaire préventive dont les principaux éléments peuvent se résumer de la manière suivante : le pouvoir militaire nord américain doit être suffisamment fort pour dissuader ses adversaires potentiels de défier sa suprématie militaire. Les USA sont ainsi libres de prendre l’initiative d’actions militaires préventives contre tout Etat considéré comme hostile. Les USA doivent maintenir leur supériorité nucléaire comme arme coercitive pour prévenir l’expansion des armes nucléaires, une mesure plus efficace que n’importe quel traité de limitation des armes stratégiques.
Synthétiquement, si au cours des trois dernières décennies les USA utilisaient à leur profit les attributs de leur position hégémonique pour obtenir des avantages sur le terrain économique et commercial, ils étendent aujourd’hui ce rôle au terrain géopolitique. Cette tentative étasunienne de poursuivre son intérêt national sous une forme aussi étroite et exclusive, cherchant ã s’assurer un avantage stratégique par le biais du maintien de son hégémonie, reste la principale source de tensions au sein du système international. Grâce à la combinaison de l’insécurité, de la peur de la population suite au 11 septembre et son pouvoir militaire inégalé, les USA sont peut-être en train de s’embarquer dans une nouvelle ère d’aventurisme impérialiste.
En théorie, obtenir un certain succès en ce sens pourrait assurer un avantage immédiat aux USA, mais au prix d’affaiblir – malgré ses intentions – sa consolidation stratégique. Un cours unilatéral soutenu pourrait ébranler les bases de soutien des institutions garant de l’ordre mondial depuis l’après-guerre. De même, le mépris pour les considérations et les intérêts d’autres puissances pourrait transformer la confiance de celles-ci en une forte hostilité. La difficulté de trouver des consensus au sein de l’ONU, qui risque de la transformer en une nouvelle Société des Nations, l’OTAN laissée de coté comme pilier de l’Alliance Atlantique, le refus des USA de signer tout type de traité international impliquant une cessation quelconque de leur souveraineté et enfin la généralisation de la politique militaire préventive au sein des relations inter étatiques, tout cela pourrait générer un énorme « désordre » mondial. Pour ne citer que deux exemples, la propagande unilatérale américaine a conduit les hautes sphères du pouvoir russe tel que l’ancien ministre à l’énergie nucléaire ã menacer d’« effacer la Tchétchénie de la carte si les Tchétchènes ont recours au chantage nucléaire ». A son tour le premier ministre australien John Howard a annoncé que son pays mènerait des actions militaires préventives contre les groupes terroristes des autres pays de la région, une question qui a généré un vaste rejet de toutes les nations du Sud-Est asiatique, et qui serait considéré comme un « acte de guerre » si cette politique était menée ã bien selon le premier ministre malaysien Mahathyr.
Si l’unilatéralisme américain se concrétisait réellement cela pourrait exacerber les frictions entre puissances et persuader les autres nations ã se coaliser contre les USA en les considérant non plus comme un garant mais comme une menace de l’ordre mondial. Comme le souligne Stratfor « l’avenir des relations européo-étasuniennes est aussi en jeu. Au cours des années 1990 l’Europe dans son ensemble a cessé de se positionner comme un allié subalterne (junior) des USA émergeant à l’inverse comme un hybride mi-rival, mi-allié. Le conflit sur la possibilité d’une guerre contre l’Irak peut conduire cette évolution ã une nouvelle phase : si Washington mène une action unilatérale contre Bagdad, les USA et l’Europe pourraient se transformer en stricts rivaux » (Stratfor, 04/12/2002). En dernière instance, l’unilatéralisme peut affaiblir les intérêts étasuniens sur le long terme et accélérer les disputes pour l’hégémonie mondiale.
Divisions inter-impérialistes et lutte de classe.
Pour le marxisme, le niveau de contradictions inter-impérialistes est un élément fondamental pour déterminer le rapport de force entre les classes au niveau international. Au cours des dernières décennies, malgré des disputes économiques et commerciales croissantes, les principales puissances sont essentiellement restées unies sur un plan politique et géostratégique, en dépit d’importantes frictions comme celles dont nous avons été témoins au cours du conflit des Balkans. Ceci a été un élément essentiel, ainsi que l’impact de la défaite et de la déviation imposée au cycle de luttes des années 1970, afin d’approfondir l’offensive capitaliste et de consolider un rapport de force défavorable aux masses.
Aucun lieu au monde n’a été plus symptomatique de cette tendance que la périphérie. Malgré d’importantes disputes sur le plan monétaire ou sur les marchés des capitaux, les principales puissances se sont mises d’accord dans la curée du monde semi-colonial, comme cela a pu se constater ã travers l’appui aux plans du FMI et les affaires réalisées avec la Chine (RPC) par les différents impérialismes.
La profondeur de la crise économique et la nouvelle tentative des Etats-Unis de redessiner le monde en y cherchant des avantages géopolitiques pourraient détériorer qualitativement les rapports entre les différents impérialismes. Cet élément est une question centrale au moment de définir la possibilité d’un changement dans le rapport de force entre les classes. L’exacerbation des disputes inter-impérialistes, non plus seulement sur un plan économique mais surtout sur un plan politique et géopolitique, peut ouvrir des brèches dans la superstructure et donner lieu au développement de « maillons faibles » au sein du système impérialiste mondial qui peuvent jouer en faveur du mouvement ouvrier et de masse pour affaiblir l’ordre impérialiste dans son ensemble.
La politique actuelle de Washington a mené ã une singulière détérioration de sa domination au sein de son pré-carré, l’Amérique latine, du moins si on la compare avec son niveau et son approfondissement au cours de la décennie précédente. Cela peut se voir ã travers l’agitation politico-syndicale croissante qui parcourt la région depuis les Journées révolutionnaires argentines [12], l’arrivée au gouvernement de certains phénomènes comme Lula au Brésil ainsi que d’autres variantes réformistes dans certains pays du continent ou l’exacerbation de l’affrontement entre révolution et contre-révolution au Venezuela. Dans ce dernier pays, obsédés par l’Irak et essayant de réunir suffisamment de consensus pour attaquer, les USA ont dû baisser la garde et ne pas appuyer ouvertement un nouveau coup d’Etat [13], qui aurait été fortement remis en cause par leurs alliés. C’est un des motifs qui explique et a rendu possible la permanence de Chavez à la tête du gouvernement en dépit de la paralysie de l’industrie pétrolière.
Sur un plan superstructurel, deux pays clefs comme l’Allemagne et la Corée du Sud où il y existe encore une force militaire étasunienne en terme de troupes et d’infrastructure ont vu les candidats les moins alignés sur les USA remporter les élections. En Allemagne, le candidat social-démocrate qui semblait à la traîne dans le sondages en raison de son usure sur le plan intérieur s’est imposé en faisant front contre la guerre en Irak. En Corée du Sud, c’est le candidat qui remettait en cause l’alignement systématique sur les USA et partisan du dialogue avec Pyong Yang qui a remporté les élections. Le plus significatif est que cela survienne au moment même où la Corée du Nord, fraction asiatique de « l’Axe du Mal », a relancé une crise nucléaire avec pour objectif d’obliger Washington à la négociation. La RPDC est largement consciente que les Etats-Unis ne peuvent affronter une guerre sur deux fronts.
Il ne s’agit pas là de données anecdotiques. La Corée du Sud et l’Allemagne ont été les deux piliers de l’ordre américain de l’après-guerre, de concert avec le Japon en Asie pour le premier et sur le continent européen pour le second. Si ces scénarios se multiplient, les USA pourraient se retrouver isolés. Son virage néo-impérial actuel, loin d’annoncer une nouvelle ère d’hyper-pouvoir étasunien, présage peut-être les premiers signes de la décomposition de sa domination impérialiste.
La preuve par l’Irak.
L’Irak concentre l’ensemble des défis qui sont en jeu pour le pouvoir étasunien à la suite de la situation ouverte par le 11 septembre : il ne s’agit pas seulement des relations aux masses, tant des pays centraux que périphériques, mais aussi la relation des USA avec les bourgeoisies vassales des pays semi-coloniaux et celles des grandes puissances.
Mis ã part aux USA, où Bush a disposé, lors des dernières élections, d’un soutien important, dans le reste des pays centraux la majorité de la population, notamment en Europe, est hostile à la guerre, comme ont pu le démontrer bien des enquêtes d’opinion et les mobilisations pacifistes de masse de Londres et de Florence. Dans les pays périphériques, en dépit du peu de sympathie que génère Hussein, la guerre est clairement perçue comme une aventure impérialiste visant ã prendre le contrôle d’une ressource clef à l’image du pétrole. Cette impression, ainsi que le soutien étasunien ã Israël contre l’Intifada et son hostilité plus générale à l’égard du monde musulman, impulse un sentiment anti-américain qui n’a jamais été plus élevé. Anthony Zinni, un des premiers envoyés de George Bush comme médiateur au Proche-Orient, a ainsi récemment soutenu : « je suis perplexe devant ceux qui affirment que la ‘rue arabe’ n’existe pas, et qu’elle ne réagira pas (…) la situation est explosive (…) c’est la pire que j’ai vue en une décennie de travail dans cette région » [14].
En même temps, le conflit irakien est devenu le théâtre des disputes entre « unilatéralistes » et « multilatéralistes » par rapport à l’ordre mondial. Si Washington n’obtient pas l’aval de l’ONU pour une déclaration de guerre, les coûts et les difficultés d’un conflit s’élèveraient fortement. Cela pose la question de la probabilité d’un tel scénario. Comme l’indique l’agence Stratfor, « bien que Washington ait affirmé ã plusieurs reprises être prêt ã engager une action unilatérale si nécessaire, il est plus facile de le dire que de le faire, même pour la seule superpuissance mondiale. L’Europe a gagné le premier round diplomatique lorsque Washington a concédé d’adopter une résolution au sein du Conseil de sécurité de l’ONU contre l’Irak. Bien que la possibilité d’une attaque unilatérale reste ouverte, il s’agit aujourd’hui d’une éventualité plus difficile. Lancer une campagne de guerre sans l’appui de l’ONU laisserait les USA isolés internationalement. Bien que les faucons de l’administration Bush semblent être prêts ã prendre un tel risque, les colombes comme le Secrétaire d’Etat Colin Powell et probablement le cercle d’influence de l’ancien président Bush ne le sont pas, sans que l’on ne sache pour l’instant qui gagnera. De toutes manières, l’Europe rendra difficile une déclaration de guerre aux USA. Le sort de l’Irak se décidera dans le cadre d’une bataille diplomatique entre Washington et l’Europe » [15]. Dans ce cadre, la meilleure variante possible pour Washington serait qu’en cas de choix des armes, leurs alliés occidentaux, au-delà de leur appui militaire (mineur ou tout ã fait nul), ne s’opposent pas vigoureusement ã la guerre.
Depuis la fin de la guerre d’Afghanistan, les USA ont maintenu une rhétorique belliqueuse alors que leur attitude a été plus précautionneuse. Bien que leur prochain objectif soit l’Irak, il subsiste un fort débat sur le comment et le quand. Depuis la moitié de l’année 2002, la fraction Powell semble avoir remporté le combat, non sur la guerre en Irak mais sur une stratégie plus précautionneuse et prolongée. Alors que ce lent jeu d’accumulation de forces a lieu, l’étroite marge de manœuvre de la politique extérieure étasunienne en Irak a permis le développement de deux crises internationales majeures, dans la péninsule coréenne et au Venezuela. Cette situation pousse les USA à l’action. Dans le cas contraire, leur inaction pourrait être considérée comme un manque d’autorité, non seulement au Proche et Moyen-Orient mais aussi ã échelle globale.
Au-delà du profil que pourrait adopter une probable intervention impérialiste, ce qui se jouera en dernière instance reste que l’objectif proclamé consistant ã provoquer un changement de régime ã Bagdad mettra à l’épreuve les capacités et volontés impériales des USA.
Après la défaite au Vietnam et malgré l’avantage conféré par la révolution de l’armement, leur détermination n’a été mise à l’épreuve que lors d’interventions de courte durée. La prise de contrôle de l’Irak et sa transformation seront une preuve de première importance. Cela permettra d’évaluer jusqu’à quel point le patriotisme généré par le post-11 septembre a permis aux USA de dépasser le syndrome du Vietnam. Il ne faut pas oublier qu’en dépit du discours va-t-en-guerre affiché, l’ancien conseiller à la Sécurité Nationale du gouvernement Carter, Zbigniew Brzezinski, soulignait « (…) l’augmentation toujours croissante de la difficulté pour mobiliser un consensus politique en faveur d’un leadership politique soutenu, et parfois coûteux, des USA sur le plan extérieur. Les moyens de communication ont joué un rôle particulièrement important en ce sens en créant un fort rejet vis-à-vis de l’idée de tout usage sélectif de la force qui entraînerait des pertes, même mineures [16] ».
Dans ce cadre, le virage autoritaire intérieur qui a accompagné le cours militariste américain sur le plan extérieur est une démonstration des limites que l’offensive guerrière doit franchir au sein même de la puissance impérialiste.
Les Etats-Unis se retrouvent donc à la croisée des chemins : ou ils réussissent ã asséner une série de coups réactionnaires qui permettent d’apporter une réponse à la remise en question croissante de leur domination, pour les bases fragiles de leur économie et le dollar comme monnaie de réserve mondiale – dont la prépondérance est ã terme toujours plus insoutenable- ; ou alors les tendances à la rupture de l’équilibre capitaliste s’imposent, accélérant ainsi le déclin historique des Etats-Unis et rendant possible un changement dans le rapport de force entre classes favorable au mouvement de masse.
* « Ofensiva guerrerista de Bush. Un intento de redefinir la hegemonía imperialista », publié pour la première fois dans Estrategia Internacional n°19, Buenos Aires, janvier 2003, pp.5-22.
NOTASADICIONALES
[1] Pendant toute cette période, les USA ont participé ã hauteur de 40% du produit brut mondial ã parité de change alors que son économie n’en représente que 25%.
[2] Les conséquences d’une déflation pour l’accumulation capitaliste peuvent être :
a) Que cette baisse des prix remette ã plus tard certains achats et crée une spirale déflationniste.
b) Que les récentes banqueroutes refroidissent les banques et bloque ainsi leur volonté de prêter.
c) Cette baisse des prix ne signifie pas une croissance des taux d’intérêts réels même s’ils sont réduits ã zéro.
d) Que cette baisse des prix augmente le poids réel de la dette extérieure.[3] Les accords de Bretton Woods, signés en juillet 1944, mettaient en place un système de change fixe où il existait un libre change du dollar en or. Le 15 Août 1971, le président des USA, Nixon mit fin ã ce système.
[4] Depuis 1960, l’offre de monnaie étasunienne a été multipliée par 25 alors que le produit brut réel seulement par 4. Ce phénomène s’est accompagné d’une forte diminution des formalités pour obtenir un prêt. Les banques ont été encouragées par la Réserve Fédérale ã augmenter le crédit en leur permettant de réduire leurs réserves obligatoires.
[5] Référence : indice des prix de septembre et chiffres du troisième trimestre du Revenu National US.
[6] »BERNANKE Ben, « Deflation : Making sure it doesn’t happen here », discours prononcé ã Washington, 21/11/02.
[7] Source “Time for a switch to global Reflation” : Financial Times 01/12/2002
[8] « Le lointain et très étendu réseau de bases semi-permanentes à l’étranger, maintenu par les USA dans la guerre froide… n’avait aucun antécédent historique. Aucun autre Etat n’avait installé aussi durablement et en masse ses propres troupes sur le territoire souverain d’autres Etats en temps de paix ». Giovanni Arrighi, « La Globalisation, la souveraineté nationale et l’interminable accumulation du capital »
[9] Nous avons défini cette politique comme « contre-révolution démocratique ». Voir CHINGO Juan et LIF Laura, « Transitions vers la démocratie. Un instrument de l’impérialisme étasunien pour administrer le déclin de son hégémonie », Estrategia Internacional n°15.
[10] « Transformer des milliers d’épargnants passifs en investisseurs actifs, les fonds d’investissement collectifs peuvent permettre d’amplifier les partisans de cette politique macroéconomique néo-libérale et créer un outil idéologique beaucoup plus puissant pour le marché financier que celui que peut lui offrir le seul dogme du ‘libre échange’ . En garantissant des bénéfices et grâce à la volonté de participation cruciale pour un ordre véritablement hégémonique, la nouvelle culture de l’investissement de masse peut servir pour reproduire le néolibéralisme de manière beaucoup plus consensuelle ». Adam Harmes « La culture des fonds d’investissements collectifs », New Left Review N°9.
[11] Il s’agit là des résultats des innombrables conflits nationaux, ethniques, tribaux ou guerres civiles qui se sont succédées, pour ne donner que quelques exemples, dans l’ex-zone d’influence soviétique (Bosnie, Kosovo, Tchétchénie, Caucase, ...) ou dans la région des Grands Lacs africains.
[12] 19 et 20 décembre 2001 [N.d.T.].
[13] A l’image de celui d’avril 2002 [N.d.T.].
[14] Financial Times, 19/11/02.
[15] Agence Stratfor, id.
[16] « Le grand échiquier mondial » 1997.