Un Hollande plus faible que jamais, un PS en voie de "pasokisation" et Marine Le Pen en tête
Après les européennes, les raisons de la spécificité française
27/05/2014
Les élections européennes viennent de servir de caisse de résonance ã des tendances lourdes qui caractérisent la situation hexagonale sur le terrain politique, économique et social. Dans cet article d’analyse écrit avant le triomphe électoral de Marine Le Pen, mais qui le prévoyait, nous cherchons ã développer une vision précise et profonde de la situation en France. Cela nous semble indispensable pour comprendre aussi bien la crise politique en cours que les scénarios qui pourraient s’ouvrir dans un futur proche.
Au lendemain des grèves insurrectionnelles de 1947, Henri Calet opère dans Le tout pour le tout un retour sur sa vie. Il s’agit également d’une radiographie de sa (et de notre) classe, après deux conflits mondiaux et la poussée des années 1930. Dans ce qui est, en dernière instance, la chronique d’un conflit de classe, « l’histoire, observe-t-il, s’écrit à l’enc re rouge ».
Ce qui a changé, aujourd’hui, n’est pas tant la façon dont s’écrit ce conflit ou encore ses protagonistes, par-delà les métamorphoses advenues [1], mais son cadre même. Ce que nous proposons d’ébaucher ici, ce sont les grandes lignes hexagonales de la chronique de la guerre actuelle, à la lumière des combats du passé proche, des affrontements présents et de ceux qui pourraient fort bien s’annoncer et auxquels il nous faut nous préparer.
Nous essaierons d’abord de cerner « l’instabilité hégémonique » qui caractérise la situation hexagonale, véritable « impasse stratégique » pour la classe dominante française, héritée d’une « restauration bourgeoise » ã demi-aboutie ou encore malmenée par les résistances ouvrières ã partir de la seconde moitié des années 1990, notamment, et aggravée par la suite par l’impact de la crise économique mondiale la plus importantes depuis la Grande dépression des années 1930 et dont l’un des épicentres se situe, précisément, en Europe.
Nous verrons par la suite comment, avec 2007 en particulier, la classe dominante a choisi (et a été contrainte) de passer du stade des manœuvres et des batailles multiples contre le monde du travail et les classes populaires ã une stratégie d’assaut et d’offensive totale pour tenter de sortir de cette situation. C’est ce qui s’est fait avec Sarkozy dans un premier temps, puis, sous l’effet conjoint de la profondeur de la crise et des limites du sarkozysme, avec, aujourd’hui, Hollande et les socialistes au gouvernement.
Nous verrons enfin quels sont les modalités ã travers lesquelles les combats ã venir pourraient se profiler pour le prolétariat, et ce en tenant compte de la poussée du FN, de l’état des forces syndicales et de la gauche réformiste, autant d’éléments qui pèsent sur le panorama politique et social actuel pour participer activement à la construction d’une extrême gauche trotskyste de combat qui fait aujourd’hui cruellement défaut.
1. Quelques définitions
1.1. Restauration bourgeoise et instabilité hégémonique, la spécificité hexagonale
1.2. Des manœuvres et des batailles partielles à l’assaut, de l’assaut à l’offensive totale : les choix de la bourgeoisie après 2007
2. Sarkozy et Hollande : comment (ré)organiser l’offensive, quelle stratégie pour le patronat ?
2.1. De quoi Sarkozy a-t-il été le nom ?
2.2. Quand la méthode Sarko et la crise ont raison de Sarkozy
2.3. De la rue et des luttes aux urnes, de la radicalité à la démoralisation, de la démoralisation au « socialisme » ?
2.4. Un Hollande par défaut
2.5. « La méthode du pacte pour réformer et gouverner » (Aubry)
2.6. « Aller beaucoup plus vite, plus loin, plus fort ». Valls ã Matignon
2.7. Hollandie morne plaine, ou quelle est la capacité de combat des socialistes au service du patronat et jusqu’à quel point ils finiront le quinquennat ?
3. Entre faiblesse de l’exécutif, montée de l’extrême droite, crise du réformisme et difficultés de positionnement des directions syndicales, quelles perspectives pour le monde du travail ?
3.1. La menace frontiste sur fond de désespoir national
3.2. En trois mots, en perte de vitesse et incapable de capitaliser le discrédit du gouvernement ? Le Front de Gauche
3.3. Y a-t-il encore du grain ã moudre ? Directions syndicales et hollandisme
3.4. Y a-t-il encore des luttes ã mener ? Crise des « syndicats » et crise des « syndicalistes »
3.5. Rouleau-compresseur et contre-feux : pourquoi n’est-il rien resté des résistances sociales et ouvrières de ces dernières années ?
3.6. Quelles hypothèses explosives ?
3.7. Face au patronat, au gouvernement, à la droite et à l’extrême droite, construire une extrême gauche trotskyste de combat !
1. Quelques définitions
1.1. Restauration bourgeoise et instabilité hégémonique, la spécificité hexagonale
A la suite de la séquence révolutionnaire des « années 1968 » (1968-1981), plus ou moins « rampantes » selon les pays, c’est le capital et l’impérialisme qui, a échelle internationale, ont repris largement l’initiative. A ce cycle de poussée ouvrière et populaire 1968-1981 a succédé un nouveau cycle historique qui a porté un autre projet de « révolution », conservatrice celle-là . Ce projet a été orchestré en fonction des pays de façon plus ou moins démocratique (droite comme « ã gauche », d’ailleurs, avec Reagan, Thatcher, Mitterrand), ou semi-fasciste (avec les Pinochet latino-américains par exemple), ou encore en combinant les deux modèles (si l’on songe à l’Italie des années de plomb). Cette révolution conservatrice ou « restauration bourgeoise » s’est consolidée et poursuivie tout au long des décennies 1980 et 1990, voire même jusqu’au début de la crise de 2007, sous la forme de ce que l’on pourrait appeler le « néolibéralisme ». Comme a pu le souligner en 2005 Warren Buffet, l’un des représentants les plus paradigmatiques du patronat étasunien, la « guerre » a continué, tout au long de ces trois dernières décennies et c’est la bourgeoisie, « [sa] classe, qui a de plus en plus gagné le combat ».
Il n’empêche que sur le vaste champ de bataille du conflit capital-travail qui s’étend aujourd’hui ã échelle planétaire, certaines exceptions se sont fait jour, certaines victoires ont été moins décisives sur certains théâtres d’opération, certaines avancées beaucoup moins nettes, certaines résistances beaucoup plus fortes, au point non pas de mettre en échec cette « restauration bourgeoise » dans sa globalité et sa projectualité mais suffisantes en tout cas pour tenir la dragée haute à la bourgeoisie, pour entraver les marges de manœuvre du patronat, pour faire obstacle aux mouvements du capital.
Dans La France en révolte, publié en 2007, Stathis Kouvélakis adopte une analyse de la séquence politique et sociale des résistances et tire des conclusions politiques que nous ne partageons pas. Il analyse en revanche très justement l’état de la situation ã partir du concept « d’instabilité hégémonique » qu’il reprend ã Nicos Poulantzas : il s’agit d’une situation où « la capacité de direction et d’obtention du consentement de ‘ceux d’en haut’ est entamée, [le pays connaissant parallèlement] une crise de représentation et de gouvernabilité [qui] se déploie et s’approfondit sans que ‘ceux d’en bas’ [ne] soient pour autant en mesure d’imposer leurs propres solution et d’aller au-delà de la mise en échec (tout ã fait décisive bien entendu) des offensives partielles des dominants ».
1.2. Des manœuvres et des batailles partielles à l’assaut, de l’assaut à l’offensive totale : les choix de la bourgeoisie après 2007
Si « exception française » il y a, ce n’est pas tant dans les modalités de la guerre qui nous a été livrée au cours des dernières décennies mais dans l’état des résistances qui ont été déployées, notamment avec le cycle 1995-2006. Nous n’en concluons pas que l’initiative de l’offensive n’a pas été avant tout dans le camp du patronat. Ce que nous entendons dire c’est que le cadre général du conflit social tel qu’il se joue dans l’Hexagone est spécifique et explique, si l’on se réfère aux dernières années, à la fois la séquence sarkozyste mais aussi les efforts redoublés de l’Exécutif actuel pour mener le combat contre le monde du travail, la jeunesse et les classes populaires.
C’est cette situation « d’instabilité hégémonique » que Sarkozy une première fois, Hollande aujourd’hui essayent de briser pour retourner la situation de façon décisive en faveur du capital, un impératif rendu plus urgent aujourd’hui encore par l’intensité de la crise, par la perte de vitesse de la France, son positionnement actuel sur l’échiquier européen et mondial ainsi que par les avancées enregistrées par ses partenaires et concurrents, ã commencer par l’Allemagne.
Nous ne voulons pas dire, ce faisant, que les gouvernements précédents n’ont pas mené, à leur façon, une offensive très dure [2]. Avec Sarkozy et Hollande, avec deux modalités différentes, la bourgeoisie entend passer de la phase des grandes manœuvres et des batailles partielles, des assauts ã répétition, peu convaincants en termes d’impact, ã celle de l’offensive totale. L’expérience sarkozyste a été, pour le patronat lui-même, en demi-teinte, nous y reviendrons. Reste ã savoir si l’intensité de l’attaque portée aujourd’hui et qui se cristallise autour de cette première étape qu’est le Pacte de responsabilité Hollande-Ayrault-Valls sera à la hauteur de la situation de crise à laquelle fait face le patronat hexagonal. Reste ã savoir également si l’Exécutif actuel sera en mesure de porter cette offensive jusqu’au bout dans ses différentes modalités.
C’est ce qui nous amène ã poser la question des conditions de possibilité d’une contre-offensive complète de la part du monde du travail, des classes populaires et de la jeunesse. L’enjeu, en effet, n’est pas de réussir ã ce que l’offensive actuelle soit simplement « suspendue » ou mise entre parenthèses, d’imposer un armistice précaire et temporaire, d’arriver ã un repli des forces ennemies ou ã une simple stabilisation du front. C’est ce qui a d’ailleurs déjà eu lieu par le passé, dans un sens, lorsque des gouvernements de droite (Juppé ou Villepin) ont dû reculer sans pour autant que nous soyons en mesure, de notre côté, d’avancer. C’est ce qui illustre de façon assez paradigmatique par l’idée « d’instabilité hégémonique » dont nous parlions. La période actuelle permet encore moins que la phase pré-crise une stabilisation durable des lignes de confrontation dans la guerre. La bourgeoisie est décidée ã mener une guerre de mouvement totale, sans laisser de répit. Si elle venait une nouvelle fois ã reculer, avec ce gouvernement de gauche, il ne fait aucun doute que l’offensive serait reprise et menée, de façon différente cette fois-ci, par de nouveaux généraux, de droite, voire d’extrême droite.
2. Sarkozy et Hollande : comment (ré)organiser l’offensive, quelle stratégie pour le patronat ?
Pour la bourgeoisie, « l’instabilité hégémonique » de la fin des années 1990 jusqu’à la victoire de Sarkozy en 2007 s’est exprimé ã deux niveaux sur le plan politique.
D’une part, les résistances de la seconde moitié des années 1990 et du début des années 2000 ont taraudé la chiraquie. S’il y a donc bien un élément qui a fait de la situation hexagonale une exception assez significative par rapport à la plupart des pays d’Europe, c’est que l’on a assisté ã partir de la moitié des années 1990, avec les mouvements de 1994 (CIP) et surtout « l’automne du mécontentement » de novembre-décembre 1995, ã une multiplication de luttes de résistances d’ampleur qui ont représenté, jusqu’en 2006, les « prolégomènes du début de la fin de la toute puissance néolibérale », en France tout du moins. Quoique n’ayant pas permis de mettre un terme à l’offensive bourgeoise, elles lui ont fait obstacle et l’ont entravée dans son déploiement complet. D’autres prolétariats d’Europe ont joué un rôle assez semblable. C’est le cas en Italie, ã partir de 1993-1994, ou encore en Grèce ã partir de 1997. Mais en France, ce cycle s’est continué, en dents-de-scie certes, mais sans discontinuités fondamentales, jusqu’à l’orée de la crise, en 2007, avec notamment deux contre-feux qui ont fait date, capables de faire reculer de façon assez spectaculaire la droite ã deux reprises, en 1995, avec la réforme Juppé, et en 2006, avec le CPE. Entre ces deux dates, on songera ã d’autres luttes significatives, avec notamment les luttes contre les licenciements sous la Gauche plurielle (Cellatex, Lu-Danone, Moulinex), la grande grève contre la réforme des retraites en 2003, la résistance des intermittents (été 2003) et celle des électriciens et gaziers (printemps 2004) ou encore la révolte des banlieues en 2005. Ces mouvements ont été sanctionnés par des défaites sociales et ont permis des avancées pour le capital mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître ã première vue, ces défaites n’ont pas signifié non plus de victoire politique décisive pour le patronat.
De l’autre, dans le cadre de la cohabitation 1997-2002, les luttes sociales ont très rapidement et durablement érodé la capacité de la Gauche plurielle, ã savoir de la gauche bourgeoise et de ses alliés (écolos et PCF, notamment), ã être tout à la fois le meilleur instrument de la bourgeoisie en termes de contre-réformes (le gouvernement Jospin étant le gouvernement des privatisations, des licenciements ã Vilvoorde et des 35 heures) tout en maintenant un contrôle étroit sur les classes subalternes, ã commencer par le monde du travail organisé. C’est pourtant ce qu’avait réussi ã faire avec un succès certain le centre-gauche en Italie (gouvernements Prodi puis D’Alema, 1996-1998 et 1998-2000), en Grande-Bretagne (Blair-Brown, 19997-2007 et 2007-2010), en Allemagne (Schröder et gouvernement de grande coalition, 1998-2005 et 2005-2009) ou même dans l’Etat espagnol (années Zapatero, notamment au cours du premier gouvernement, de 2004 ã 2008).
En France, c’est cette double érosion du gaullisme le plus traditionnel et de la social-démocratie post-mitterrandienne qui, dans un premier temps, génère le 21 avril 2002 mais surtout, permet la victoire de Sarkozy en 2007. Après le séisme du 21 avril 2002 et du « non » au TCE de 2005 (révélateurs d’une tendance profonde à la crise des mécanismes de représentation démocratiques-bourgeois cinquième-républicains sur le plan politico-institutionnel), après la révolte des banlieues de 2005 et le mouvement anti-CPE (sur le plan social), les choses ne peuvent plus rester comme avant. La bourgeoisie en est parfaitement consciente et c’est ã partir de cette nouvelle donne qu’elle cherche un personnel politique renouvelé.
2.1.De quoi Sarkozy a-t-il été le nom ?
Sarkozy, de ce point de vue, va incarner la « rupture » là où Ségolène Royal et le PS prétendent symboliser « l’ordre juste » ; le premier se place sur le terrain du « travail » et de sa « défense », tout en étant un homme du patronat, là où par la voix de Royal (la gauche étant déjà complètement « social-libéralisée ») parle simplement « de droits » qui ne sont plus une garantie ; Sarkozy cite Jaurès, Blum et Thorez, les hommes de « l’ordre ã gauche » (tout en vomissant 68 qui reste le symbole de la « chienlit » et du désordre social par excellence) lorsque la gauche a définitivement abandonné, et ses références de gauche, et la classe ouvrière. La sanction a été une défaite politique assurée pour le PS (et les représentants du gaullisme chiraquien, Villepin en tête) après avoir perdu la bataille de l’hégémonie idéologique.
Sur le plan stratégique, l’ambition du sarkozysme est de franchir un seuil qualitatif dans le remodelage néolibéral de la société de façon ã sortir de « l’impasse » ou de « l’instabilité hégémonique » dans laquelle se trouve enferrée la bourgeoisie. Pour ce faire Sarkozy va donner des coups sans se soucier de la forme, multiplier les attaques en ayant cure des manœuvres préalables ã entamer, notamment en direction des traditionnels « partenaires sociaux ». Pour ce qui est des principales attaques menées sous son quinquennat et faisant partie d’un plan d’ensemble, on songera à la RGPP (Réforme Générale des Politiques Publiques) et aux réformes universitaires (LRU), à la loi sur les services minimum et à la réforme des régimes spéciaux de retraite et, enfin, à la réforme des retraites de l’automne 2010.
2.2. Quand la méthode Sarko et la crise ont raison de Sarkozy
Pour ne pas passer pour un thatchérisme à la française appliqué avec vingt-cinq ans de retard, le sarkozysme a opté pour une modalité de gouvernance encore plus (pré)bonapartiste. C’est ce qui a été la principale intuition de Sarkozy pour tenter de sortir de l’impasse mais également sa principale limite. Une chose est effectivement de suivre, tendanciellement, un cap, en anticipant y compris sur les nécessités du moment : en l’occurrence, gouverner de façon tendanciellement bonapartiste alors même que toutes les conditions ne sont pas réunies et que la situation ne le requiert pas complètement. La bourgeoisie peut s’accommoder de gestions prébonapartistes, y compris sans 18 Brumaire préalable, et ce tant que l’apprenti Bonaparte sait tenir son rang et ne contribue pas ã tendre plus que de nécessaire la situation politique et sociale. Mais Sarkozy, avec son style outrancier, transférant au niveau hexagonal la façon dont il avait tranché les conflits dans son propre camp, s’est souvent pris ã son propre discours, avec les risques que cela implique : il donne des coups en sachant qui va les recevoir mais sans se soucier des effets collatéraux ; il va au pas de charge sans se préoccuper si le train suit derrière ; il dynamite au risque de rendre la situation encore plus explosive.
Si l’on ajoute ã ce cadre l’impact extrêmement violent d’une crise économique que Sarkozy ne pouvait anticiper en élaborant son projet en 2007, il en résulte un quinquennat au cours duquel la droite assène des coups très durs en direction du mouvement ouvrier et des classes populaires, certes, mais échoue ã résoudre « l’instabilité stratégique » dont souffre l’Hexagone et rend la situation de gestion de la crise périlleuse pour le patronat. C’est ce qui, en dernière instance, fait trébucher puis échouer Sarkozy. C’est ce qui explique la rapidité avec laquelle il perd pied vis-à-vis du relatif consensus populaire et populiste qu’il avait construit sur la base de la désertion définitive des socialistes du terrain social avec Royal. C’est ce qui explique également le surgissement des luttes ouvrières qui marquent rapidement la première partie de son quinquennat.
2.3. De la rue et des luttes aux urnes, de la radicalité à la démoralisation, de la démoralisation au « socialisme » ?
La profondeur de la crise et la dureté de ses conséquences, que Sarkozy-Fillon ne pouvaient anticiper, mais aussi la méthode d’affrontement déployée par le patronat et la droite au gouvernement, voilà ce qui a poussé très rapidement ã une reprise de l’initiative sociale, mais cette fois sur un terrain différent de celui qui avait caractérisé les années 1995-2003-2005-2006, marquées par une certaine centralité des travailleurs du secteur public et de la jeunesse.
Les premières années du quinquennat ont coïncidé avec un réémergence limitée mais significative de l’acteur qui semblait avoir cessé d’exister sur la scène sociale et politique ã savoir le prolétariat du privé, notamment dans sa dimension industrielle. On songera à la vague de luttes d’usine extrêmement radicales dans leurs modalités et généralement beaucoup plus limitées dans leur horizon revendicatif avec les bagarres des Sony, Conti, Molex, Freescale, Caterpillar, Goodyear, Philips, etc. (avec l’exception des deux derniers combats, qui ont refusé d’entrée de jeu de se placer sur le terrain des indemnités et avec l’expérience du contrôle ouvrier, début 2010, chez Philips). Ces années de crise ont également été celles d’un certain nombre de secousses dans les colonies françaises qui ont cessé tout ã coup d’apparaître comme de simples cartes postales de destination balnéaire pour s’affirmer comme ce qu’elles sont, en l’occurrence une vaste banlieue tropicale où les contradictions sociales sont encore plus poussées car démultipliées par la focale coloniale. Le paradigme de cette contestation a bien entendu été représenté par la lutte du LKP guadeloupéen au premier trimestre 2009. Le troisième acte a été constitué par le mouvement contre la réforme des retraites de l’automne 2010 qui a vu se constituer, autour de certains noyaux durs locaux et sociaux du prolétariat (Le Havre ou les raffineurs, pour ne prendre que deux exemples), un large spectre du monde du travail et de la jeunesse contre le gouvernement, en vain cependant. Ces trois moments sont éminemment paradigmatiques des potentialités et des limites des luttes de la période de crise.
Le seul combat victorieux sur les revendications économiques, celui du LKP, a bientôt été rattrapé par le rognage par le patronat des augmentations salariales obtenues. Cette stratégie du patronat béké et hexagonal, couvert par le gouvernement, était d’autant plus prévisible que le LKP a limité, de par son orientation radicale quoi que réformiste, la portée objectivement politique des 44 jours de grève générale en Guadeloupe de janvier et février 2009.
Sur le front des conflits d’usine, les licenciements sont bel et bien passés et une fois « l’euphorie » des dizaines de milliers d’euros arrachés en termes de primes extra-légales de départ dans les entreprises-mères, la stratégie des indemnités de départ a montré ses effets les plus pervers, ne pouvant freiner ni l’atomisation objective ni le sentiment de défaite ultérieur ressenti dans nombre d’écosystèmes industriels ayant subi de plein fouet les restructurations.
Le mouvement de 2010 est aujourd’hui paradoxalement le grand oublié de cette séquence. Il s’agit pourtant « du » mouvement social ou, au bas mot, d’un des mouvements sociaux les plus importants depuis mai-juin 1968 [3]. Au cours de cet « automne français », ce qui s’est joué progressivement pour les millions de grévistes qui ont participé à la totalité ou ã certains des temps forts du mouvement allait bien au-delà de la simple question des retraites. Par delà les locomotives qu’ont pu être les grandes agglomérations hexagonales et des pôles de contestation très forts comme les raffineries, le mouvement s’est caractérisé à la fois par sa durée et le nombre de participants à la mobilisation. De ce point de vue, la participation a été particulièrement significative dans des villes indicatrices de la profondeur du niveau de contestation et de la volonté d’affrontement avec, par exemple, jusqu’à 15.000 personnes lors de manifestations au cours de cet automne ã Foix, en Ariège, une ville qui ne compte que 10.000 habitants. Combinant grève et blocage [4], la contestation s’est également cristallisée autour de formes renouvelées de lutte tant sur le plan géographique que sur le plan interprofessionnel. Parfois, elles ont réuni sur un même territoire de lutte, comme au Havre surtout ou, dans une bien moindre mesure, dans le 92 Nord ou autour de Saint-Denis, des travailleurs de différentes entreprises, syndiqués et non syndiqués, du privé comme du public, de tous âges, avec une participation étudiante et lycéenne, structurant un fort tissu de solidarités et déterminé ã développer l’affrontement. Néanmoins, malgré ces pratiques qui sont apparues et les potentialités plus globales du mouvement, celui-ci a hoqueté en journées d’action que la bureaucratie syndicale s’est bien gardée de faire converger en un rapport de force frontal contre le gouvernement, ã savoir ã travers la grève générale. La conséquence, après le reflux, a été une défaite sociale sans que cela ne se traduise par une victoire politique écrasante de Sarkozy. Cela a néanmoins conduit ã une démoralisation à la fois de larges franges du prolétariat et des anciens grévistes mais aussi et surtout de l’avant-garde, sans que l’extrême gauche ã nouveau ne se profile comme une alternative politique. Ce qui était dans ses cordes néanmoins, ce n’était non pas tant de « déclencher » la grève générale mais au moins d’en démontrer concrètement l’horizon possible (et en déterminant où étaient les obstacles), en répondant et en organisant les secteurs les plus avancés du salariat en lutte.
La contestation sociale initiée en 2009-2010 n’a pas fondamentalement cessé au cours de la seconde moitié du quinquennat Sarkozy (il suffit de songer aux luttes d’ArcelorMittal, de SeaFrance ou aux explosions répétées ã Mayotte et à la Réunion). Néanmoins, sans conviction de victoire ã portée de main et en l’absence d’alternative, la rue et la conflictualité sociale ont reflué vers les urnes ã mesure que la radicalité des premières années de la sarkozye se transformait progressivement en un « socialisme » par défaut, d’abord incarné par l’option DSK ou Aubry. Dans le monde du travail et la jeunesse, la machine électorale du PS et de ses alliés proches a joué ã plein pour tirer parti de ce mélange de sensation d’impuissance (sans pour autant qu’il y ait un repli profond de la conflictualité et des solidarités de classe) et d’enlisement de la combativité. C’est la « bataille sociale et d’opinion » que les socialistes ont menée au cours de la pré-campagne des présidentielles et pendant la campagne. C’est probablement la dernière qu’ils sont en capacité de gagner. En témoigne l’impopularité actuelle de Hollande, moins de vingt-quatre mois après son élection.
2.4. Un Hollande par défaut
En tout état de cause, même droitisé dans son programme et son discours (y compris si on le compare ã celui de Jospin, en 1997), le PS a su capitaliser cette situation, plus par défaut que par réelle adhésion, en raison de l’antisarkozysme existant plus que par conviction de l’électorat de gauche qui va bientôt très rapidement déchanter. La gauche réformiste, en l’occurrence Mélenchon, qui a sauvé le PCF d’une mort clinique, a joué le rôle de béquille de gauche de ce projet, tout en étant très mal payé en retour. En mai 2012, Hollande accédait donc à l’Elysée.
La bourgeoisie avait d’abord parié sur DSK avant sa chute comme candidat sérieux de rechange. Si elle finit par préférer Hollande ã Sarkozy, c’est parce qu’il s’agit pour elle du moins mauvais des choix, les deux options étant loin d’être satisfaisantes. Elle peut, néanmoins, se rassurer sur deux fronts, essentiels à l’offensive qu’elle continue ã peiner de mettre en œuvre. Tout d’abord elle a l’assurance que la politique du PS est désormais sans équivoque dans son camp politique, sur toute la ligne. Elle fait également ce choix par calcul : si le coût pour maintenir Sarkozy ou « un Sarkozy » au pouvoir est supérieur, en termes de tensions sociales potentiellement éversives, au rendement que l’on en tire, en termes d’offensives menées contre le salariat et les classes populaires, alors autant opter pour une stratégie de négociations de cette même offensive qui, sans rien perdre du cap ã tenir, permettrait de prévenir ou, du moins, de circonscrire les explosions.
Quoique se défendant, dans sa contribution ã Repartir du pied gauche de Jacques Julliard, publié en 2010, d’incarner « une social-démocratie [à la] pensée molle et [à la] politique terne », Hollande peut prétendre incarner l’orientation fixée par le patronat après la séquence sarkozyste. Déjà , en 2006, dans Devoirs de vérité, l’actuel président reconnaissait qu’il n’y avait qu’une différence de nuance et de discours entre la gauche et la droite. « C’est François Mitterrand – avec Pierre Bérégovoy – qui a déréglementé l’économie française et l’a largement ouverte ã toutes les formes de concurrence. C’est Jacques Delors, poursuivait Hollande, qui a été, ã Paris comme ã Bruxelles, l’un des bâtisseurs de l’Europe monétaire avec les évolutions politiques qu’elle impliquait sur le plan des politiques macroéconomiques. C’est Lionel Jospin qui a engagé les regroupements industriels les plus innovants, quitte ã ouvrir le capital d’entreprises publiques. Ce qui lui fut reproché. Cessons donc de revêtir des oripeaux idéologiques qui ne trompent personne ». Son discours du Bourget en 2012 contre « cet ennemi invisible » qu’est « la finance » ne trompait déjà plus personne au Medef.
2.5. « La méthode du pacte pour réformer et gouverner » (Aubry)
Ainsi, entre Devoirs de vérité, le Rapport Gallois, le Crédit compétitivité et le Pacte de Responsabilité, il y a la grande fidélité au patronat du PS et de Hollande. En revanche, et c’est ce qui a pu irriter voire excéder le patronat, il y a eu trop de temps perdu, d’où l’aspect parfois brouillon et souvent peu lisible (qualifié de « couacs » par les médias) de Hollande et de son gouvernement, lié aux débats internes portant sur le calendrier et de la façon de mener une offensive qui s’inscrit dans la droite ligne de l’Exécutif précédent, avec notamment l’Accord National Interprofessionnel du printemps 2013, la réforme des retraites de l’automne dernier, suivie de celle de l’assurance chômage et donc, maintenant, le Pacte de responsabilité.
Néanmoins depuis deux ans, Hollande a fait face ã deux écueils, rédhibitoires pour le patronat, et qui expliquent pour partie la hargne avec laquelle ils l’attaquent, qu’il s’agisse des secteurs les plus réactionnaires de la CGPME, des jeunes loups du capital transformés en « pigeons » il y a quelques mois ou encore de Pierre Gattaz depuis son accession aux commandes du syndicat patronal. Le revers de la médaille du hollandisme est cette propension ã confondre l’établissement minutieux d’un plan de marche et tergiverser, le refus du choc frontal et le contournement permanent, la négociation et une certaine tendance à l’enlisement. Martine Aubry décrit, dans Pour changer de civilisation, publié en 2011, « la méthode du pacte, pour réformer et gouverner. [Elle] consiste, pour un gouvernement, ã rassembler les parties prenantes d’un grand chantier public autour d’objectifs partagés ». Elle met en garde, néanmoins, « contre les effets de tribune [qui] ne transforment pas le pays », en l’occurrence, pourrait-on dire, une méthode de « pacte » qui n’aurait de pacte que le nom mais qui hériterait de la négociation et de la discussion les pires travers pour les capitalistes, surtout en période de crise : la lenteur. Le risque, dit-elle, c’est alors de voir « la volonté politique [s’enliser] ».
2.6. « Aller beaucoup plus vite, plus loin, plus fort ». Valls ã Matignon
C’est une des raisons qui expliquent le changement de braquet depuis la conférence de presse du 14 janvier et, maintenant, le « nouveau » gouvernement Valls. « Nouveau » entre guillemets, dans la mesure où dès le 27 janvier son prédécesseur, Ayrault, affirmait qu’il était nécessaire « d’aller beaucoup plus vite, plus loin et plus fort ». Par manque de marge de manœuvre, c’est Valls, qui attendait depuis longtemps son tour, qui a été chargé de porter cette nouvelle orientation, fruit de la crise de la méthode du « dialogue social » tel qu’il avait été pratiqué jusqu’à présent par l’Exécutif.
De là ã dire que la vitesse de marche adoptée depuis le discours de fin d’année, satisfait le patronat dans son ensemble, ce serait exagéré. Au niveau du patronat, les rodomontades de Pierre Gattaz correspondent ã une réalité. Quand le patron des patrons dit publiquement en février, quelques jours après s’y être engagé, qu’il refuse toute contrepartie au Pacte de responsabilité puis critique un gouvernement qui « stresse les patrons », il ne fait pas simplement preuve d’arrogance et du « savoir-vivre » qui a toujours caractérisé le patronat hexagonal, feu le CNPF comme aujourd’hui le Medef. Il pointe du doigt un élément clef : pour se positionner dans la meilleure des configurations possibles vis-à-vis de ses partenaires et concurrents impérialistes, le patronat français a besoin d’une politique ambitieuse de l’Etat, d’un soutien clair et franc. Une politique allant bien au-delà de « l’assistencialisme à la plus-value » des 172 milliards de cadeaux que lui verse le gouvernement depuis des années ou ã travers l’appui timide apporté par celui-ci aux concentrations capitalistes et à la défense des secteurs stratégiques de l’industrie hexagonale (opérateurs téléphoniques il y a quelques semaines, Alstom aujourd’hui, avec la famille Bouygues au premier rang dans les deux cas).
Le patronat réclame du gouvernement qu’il reconfigure profondément la structure sociale hexagonale et qu’il brise durablement les reins du monde du travail, et pas uniquement d’un point de vue politique. Cela n’implique pas simplement de le démoraliser mais d’avancer radicalement du point de vue de ses droits et de ses conquêtes, en remettant à la racine ce qui fait « le modèle social français », formule fourre-tout qui caractérise néanmoins le niveau de compromis social atteint au sortir de la guerre entre le patronat et les directions stalinienne, social-démocrate ou social-chrétienne du mouvement ouvrier organisé et actualisé et étendu par la suite par les concessions post-68 censées endiguer la poussée ouvrière, populaire et de la jeunesse. Il faut au Medef un « Agenda 2010 » comme l’ont mis en musique Outre-Rhin il y a plus de quinze ans Schröder et Hartz, mais pas un « Agenda 2010 » par défaut et en retard, un « Agenda 2010 » par temps de crise, c’est-à-dire bien plus radical.
Hollande sait, parce qu’il l’a appris de la social-démocratie européenne et allemande en particulier, qu’une chose est de faire des économies budgétaires et de soutenir le patronat et que c’en est une autre de faire des réformes structurelles : la promesse de refonder le « millefeuilles administratif » ne saurait ã elle seule répondre au second volet des réformes. Le patronat réclame un remaniement en profondeur du Code du travail, une réduction drastique des 57% du PIB qui vont au secteur public, du soi-disant surpoids de fonctionnaires dans le pays, la liquidation du Smic et l’introduction d’un Smic jeune qui ne dirait pas son nom ou, ce qui revient au même, une atomisation définitive des négociations collectives de branche. Sur la méthode, il veut plus de rapidité, tout en conservant les vertus du hollandisme. C’est ce que restitue le nouveau secrétaire d’Etat chargé des relations avec le Parlement et cacique du PS, Jean-Marie Le Guen, lorsqu’il déclare 13 avril que « le gouvernement veut mettre en œuvre un dialogue social mais [qu’il] n’attendra pas. Il ne laissera pas un dialogue social qui irait s’inférer, s’éterniser, [le pays ayant] besoin d’action, de réforme. C’est évidemment la marque de fabrique de Manuel Valls ».
C’est ce pour quoi plaident, dans leur dernier ouvrage, Changer de modèle, les économistes Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen. Anciens du cercle « La Rotonde » qui avait conseillé le candidat Hollande en 2012, Aghion, Cette et Cohen ne s’érigent pas seulement contre une politique de la demande plus ou moins néo-keynésienne qu’ils jugent obsolète, mais également contre une politique de l’offre qui ne serait pas une « politique de l’offre compétitive ». Fermement arrimés au PS, les trois économistes qui ont été reçus par l’Elysée réclament une transformation radicale de la structure des dépenses et des finances publiques sans pour autant, disent-ils, « recourir ã une ponction fiscale excessive [ni] remettre en cause le modèle social ni l’emploi (…), potentiel de croissance ã moyen et long terme ». Il n’en reste pas moins que les pistes avancées parlent de régionalisation du Smic et des conventions collectives, d’allégement de la fiscalité des entreprises en contrepartie d’un renforcement de la CSG et de la TVA « sociale », de même que d’une réforme en profondeur du système éducatif et de formation en lien avec les exigences du patronat.
On voit ici se dessiner tous les objectifs de l’offensive frontale que réclame ã cor et ã cri la bourgeoisie française depuis de longues années, ébauchés par des économistes « de gauche ». Reste la question de la mise en pratique d’un tel programme. Avant 2007, c’est le monde du travail qui avait apposé une limite aux réformes telles qu’elles se profilaient. Aujourd’hui, ce n’est pas un monde du travail en mouvement qui empêche la mise en œuvre d’un tel programme, mais la crainte, formulée par l’Exécutif, du retour sur le devant de la scène d’un « mouvement social » qui a eu raison, dans le passé, des efforts réformistes d’un Juppé ou d’un Villepin et qui a sérieusement entravé la route d’un Sarkozy. C’est ce qui marque, aujourd’hui, l’une des plus grandes limitations du hollandisme. C’est ce que Valls est censé débloquer.
2.7. Hollandie morne plaine, ou quelle est la capacité de combat des socialistes au service du patronat et jusqu’à quel point ils finiront le quinquennat ?
Est-il néanmoins possible d’entamer de telles réformes avec moins de 20% d’opinion favorable pour l’Exécutif, même si le Premier ministre se maintient relativement haut dans les sondages jusqu’à présent ? Cinquante ans après les cabinets de Joseph Laniel, qui marquent le début du déclin de la Quatrième République, on sait dans l’histoire politique française qu’un gouvernement très discrédité est généralement condamné ã aller que d’échec en échec. Ce qu’il y a de nouveau, dans la situation française, c’est la « Pasokisation » du PS et un affaiblissement accéléré de l’Exécutif, et ce alors même que l’Hexagone ne connaît pas encore le même niveau de crise que la Grèce et sans que Hollande n’ait eu ã annoncer les mêmes potions amères qu’un Papandréou.
Pour l’heure, par delà le remaniement post-électoral qui s’est avéré plus compliqué que prévu, y compris au regard des remous inédits existants au sein de la majorité, aucune autre solution « classique » ne s’offre ã Hollande. Pour ce qui est des hypothèses « exceptionnelles », en l’occurrence une ouverture en direction du centre, avec la constitution d’un gouvernement « d’union nationale » sur le modèle de celui de Matteo Renzi en Italie ou alors un approfondissement drastique des contre-réformes dans l’état actuel du niveau de popularité des socialistes, cela impliqueraient le début d’un tournant bonapartiste supérieur ã ce qu’autorise par nature la Vème République, avec des coûts politiques qu’un Hollande est certainement peu capable de gérer à l’heure actuelle.
La possibilité, prévue, elle, par la Vème République, d’une dissolution, quoiqu’envisagée par une partie de la classe politique, y compris ã gauche, n’aurait pas pour l’instant de blanc-seing de la bourgeoisie. La droite a mécaniquement tiré profit, aux municipales, de la profonde déconsidération du PS. Mais la guerre des chefs à l’UMP et sa berlusconisation tendancielle autour de Sarkozy, la carence d’un projet cohérent et sa vacuité politique sont pour l’heure une assurance pour les socialistes. Faute d’une alternative en effet, la bourgeoisie ne veut pas d’une crise politique qui, compte tenu de la crise des mécanismes de médiations démocratiques bourgeois qui n’est pas propre à la France mais qui se décline de façon particulière dans l’Hexagone, pourrait se transformer en crise de régime. Des difficultés accrues et un approfondissement de la crise pourrait néanmoins rendre la situation ingouvernable.
Que la droite actuelle soit la principale garante de la survie de la gauche au gouvernement, que l’immaturité de l’extrême droite et de la non-nécessité pour le patronat de faire appel ã elle pour l’heure (par-delà transformation du « FN Jean-Marie » en « FN Jean-Marine » sur laquelle nous reviendrons), ces deux éléments ne garantissent en rien que le gouvernement Valls se prolonge jusqu’à 2017 ni même que Hollande finisse son quinquennat. Cette situation montre bien comment, avec l’aggravation de la crise dont personne ne voit d’issue, « l’instabilité hégémonique » dont nous parlions est loin d’être résolue, pour l’heure, au profit de la classe dominante hexagonale.
3. Entre faiblesse de l’Exécutif, montée de l’extrême droite, crise du réformisme et difficultés de positionnement des directions syndicales, quelles perspectives pour le monde du travail ?
L’offensive, néanmoins, se poursuit. Dans le texte de 2010 que nous citions, publié par Jacques Julliard dans Repartir du pied gauche, Hollande analyse les réponses possibles, ã gauche, face au « cruel bilan (…) du capitalisme de ces trente dernières années ». Il récuse les propositions d’un retour ã un « socialisme utopique [alliant] la conjugaison d’attitudes altruistes au plan individuel avec les vertus collectives de l’économie non marchande ». Il refuse également ce qui fait, aujourd’hui, le fondement de sa politique, ã savoir « être le gestionnaire intelligent » de « l’ensauvagement du capitalisme ». Enfin, il pointe également l’impasse de « la tentation de la révolte [qui consisterait] ã opposer ã un capitalisme dur, arrogant, prédateur (…) une radicalité à la hauteur de l’agression portée au pacte social. Cette culture de résistance, poursuit-il, n’est pas blà¢mable. Elle exprime des sentiments sincères et une envie louable de ne pas admettre comme fatale une accumulation d’injustices et de douleurs humaines. Sauf qu’un barrage n’a jamais empêché un fleuve de rejoindre la mer. Il freine, régule, mais il n’a jamais rien produit sauf de l’électricité… sociale. En ce sens, le gauchisme n’est même plus une illusion. Il ne convainc personne d’un autre monde possible. Il est regardé comme la mauvaise conscience de la gauche, mais jamais comme un levier pour le pouvoir ».
Par-delà la condescendance et l’hypocrisie de cette dernière considération, l’enjeu est en effet de se demander pourquoi, dans une phase de crise historique telle que nous la vivons, le « gauchisme » est aujourd’hui, au mieux inaudible, au pire incapable de se transformer au contact des secteurs les plus avancés du monde du travail, ceux qui ont fait, au cours des dernières années, l’ensemble des mobilisations, en un facteur de conscience et en levier pour la contre-offensive (et par conséquent en levier de pouvoir). C’est-à-dire se transformer en la seule alternative sérieuse face au programme de contre-réformes de la gauche existante, face au possibilisme opportuniste et délétère de la gauche réformiste qui dit se positionner dans « l’opposition » face à l’exécutif et, bien entendu, face au populisme d’extrême droite qui se tient en embuscade.
3.1. La menace frontiste sur fond de désespoir national
Le dernier scrutin électoral vient de cartographier l’avancée du Front National que le parti de Marine Le Pen entend confirmer voire amplifier aux européennes, notamment si, comme l’assure certaines enquêtes d’opinion, l’extrême droite devance y compris l’UMP le 24 mai. Les 11 villes conquises au soir du second tour, auxquelles il faut ajouter Hénin-Beaumont, gagnée dès le 23 mars, parlent d’elles-mêmes. Cette donnée, préoccupante en soi, est néanmoins ã analyser ã sa « juste » mesure, non pas tant à l’aune d’un « antifascisme » idéologique mais de la réalité de la pénétration des pires ennemis des travailleurs au sein même du monde du travail et de la jeunesse.
Absolutiser la montée du FN sert généralement une analyse politique qui en revient ã prôner, pour le PS, le front républicain, pour les réformistes, l’union de la gauche (derrière les socialistes ou avec eux) et, pour le reste des « démocrates », pour rendre les travailleurs et les classes populaires coupables et responsables de cette poussée, pour avoir « mal voté ». Très souvent, ces trois lectures se recoupent. Absolutiser le score du FN reviendrait également ã masquer le fait que l’extrême droite a peiné a constitué ses listes aux dernières municipales et, quoique se présentant sur davantage de communes qu’en 2008, elle ne couvre qu’un tiers de la carte électorale, malgré des zones de force traditionnelles comme le Sud-est et le Nord. De ce point de vue, au moins d’un point de vue numérique, le FN est loin de pouvoir compter sur une force militante et un maillage social semblable ã ceux dont dispose l’extrême gauche au sens large du terme. Certains politistes et spécialistes de l’extrême droite affirment même que si le FN avait remporté davantage de villes encore aux municipales, il se serait retrouvé face ã un manque de cadres pour épauler les nouveaux maires, ouvrant une crise dans son ascension actuelle.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’extrême droite, qui ne se limite pas au FN mais dont le spectre sinistre s’étend encore plus ã droite, on peut e voir ã Lyon et sa banlieue, trouve davantage d’écho aujourd’hui en raison, bien entendu, de la crise, de ses conséquences pour les classes populaires et de l’absence de victoires sociales. Cet écho est amplifié par la façon dont les partis dits républicains, y compris ã gauche, relaient les discours qui, jusqu’à il y a peu, étaient l’apanage quasi exclusif du FN, car ils trouvent leur compte également ã conforter l’idée que si antagonisme il y a, il est a chercher non pas tant au niveau social mais au sein même des dominés, entre travailleurs français et les autres. Dans une large mesure également, pour ce qui nous intéresse, cette avancée du FN au niveau politique est imputable au déficit de détermination de l’extrême gauche ã se positionner résolument et radicalement contre la gauche gouvernementale et l’ensemble de ses satellites, en plus d’avoir en grande mesure abandonné le travail structurel au sein de la classe ouvrière et/ou d’avoir troqué un programme offensif, ã même de faire du monde du travail, ou du moins son avant-garde, une force contre-hégémonique, pour une orientation syndicaliste et électoralisante.
Il a toujours existé, dans ce pays, une grande porosité entre la droite et l’extrême droite, avec des mouvements de balancier électoraux entre la droite traditionnelle et ses extrêmes (avec de Gaulle et le RPF dans les années 1950, Poujade au cours de la décennie suivante, Tixier-Vignancour dans la décennie 1960). Ce qui est ã noter, aujourd’hui, c’est la capacité de prégnance des idées frontistes au sein des classes populaires qui font leur lit du vide laissé par la liquidation des références idéologiques qui ont structuré le champ politique hexagonales et la décomposition des structures de sociabilités traditionnelles (partis, syndicats, réseau catholique, etc.). C’est dans ce cadre que le FN a atteint un moment croissance maximum sous la houlette de Jean-Marie Le Pen, lors du 21 avril 2001, qui souligne également toutes ses limites, avec ses 5,5 millions de voix au second tour, mais qui n’ont jamais fait que 18% contre 82% pour Chirac, un obstacle, et non des moindres, pour un parti qui aspire ã gouverner. De ce point de vue, le FN version Jeanne-Marine entend sortir de cet ostracisme, conscient que pour se transformer en une alternative de pouvoir, il faut construire des alliances inédites avec les principaux courants de la droite française.
Marine Le Pen et ses lieutenants, qui pour beaucoup viennent de la dissidence de Mégret, ont en effet remisé les outils de la vieille extrême droite pétainiste et issue de l’Algérie française du père pour forger une nouvelle formation qui, aujourd’hui, peine ã se définir mais se situe, aussi paradoxalement que cela puisse paraître, ã mi-chemin, entre un parti à la recherche d’une certaine normalisation (stratégie de « dédiabolisation » et de « normalisation », en remisant le fond de boutique antisémite et antirépublicain, tentant, à l’inverse, de républicaniser sa xénophobie, et notamment son islamophobie), et un courant dont le bagage est beaucoup plus semblable, dans ses thématiques économiques et sociales, ã celui de l’extrême droite des années 1930 qu’au poujadisme ultralibéral du vieux Le Pen.
L’enracinement, pour l’instant, est avant tout électoral, au sein d’une base ouvrière et populaire. Il existe néanmoins des différences entre certaines zones où le travail d’implantation a été réalisé au préalable, comme Hénin-Beaumont ou Marseille par exemple, et là où la présence du FN est plus superstructurelle, comme en ont témoigné les échecs de Forbach et de Perpignan. Toujours sur ce même aspect il est également ã noter que, jusqu’à présent, notamment en 2002, les pourcentages les plus élevés recueillis par l’extrême droite aux élections s’expliquaient en grande partie par l’emprise de l’abstention. Cette dernière a encore progressé pour un scrutin municipal mais les résultats du FN sont d’autant plus notoires, là où ils sont élevés, qu’ils n’ont pas, cette fois-ci, spécialement été favorisés par une avancée locale du taux d’abstention. C’est ce qui témoigne, encore une fois, de l’avancée tendancielle dans un vote d’adhésion.
Une nouvelle cartographie du vote et de l’enracinement du FN
Ainsi, dans les villes de plus de 10.000 habitants, le FN a réalisé aux municipales un score de 9,2% au niveau national contre simplement 0,9% en 2008. Le parti progresse dans des régions où il était peu ou très faiblement présent jusqu’à aujourd’hui. C’est le cas de l’Ouest breton, avec des scores inédits, frôlant les 15% ã Lorient, le bastion de Jean-Yves Le Drian, ou 11,3% ã Saint-Brieuc, avec des pics ã 17% dans les cinq bureaux du quartier du Plateau, le plus populaire de la ville. De ce point de vue, certains scores importants se font dans des secteurs traditionnellement de gauche où le FN peinait ã prendre pied, à l’image des quartiers Nord de Marseille. C’est le cas du septième secteur, dirigé depuis 1989 par le PS mais conquis par Stéphane Ravier, pour le FN, au second tour des municipales.
Scrutin après scrutin, la crise aidant et sur fond de vide politique laissé par la gauche politique et le PCF, mais aussi de désertion de l’extrême gauche du terrain ouvrier et populaire (ou du moins son incapacité ã traduire aussi radicalement que le FN, mais à l’opposé de l’échiquier politique, la colère et le ras-le-bol), c’est ainsi que se dessine progressivement une nouvelle cartographie frontiste.
Le Pen mord relativement peu dans les métropoles et les centres urbains, la France rurale profonde de même que dans les zones de ghettoïsation importante qui combinent une continuité de forces de gauche et de gauche radicale (loin d’être idéalisables, certes, mais existantes) et une très forte présence immigrée ou issue de l’immigration (à l’exception notable de la cité phocéenne). En revanche, le FN progresse de façon notoire dans l’Hexagone rurbain et les zones périurbaines, à la lisière des grandes et moyennes agglomérations. C’est là où la crise et le déclassement, réel ou ressenti, se font les plus prégnants. C’est là où les principales batailles ouvrières ont été menées, notamment depuis 2008. C’est là où le FN tire le plus profit de la crise des mécanismes de représentation démocratiques-bourgeois, de la décomposition des anciens blocs sociaux composant un ancrage électoral traditionnel, ã gauche comme ã droite, avec notamment le vide laissé par le PCF de Marchais, et le virage libéralo-centriste et pro-européen du RPR.
Si cette stratégie a permis au FN de conforter une certaine assise dans certains secteurs sociaux, il n’en va pas de même dans d’autres. Des composantes centrales de la « société civile » pour la gouvernance bourgeoise, issues de la « classe moyenne », des catégories supérieures du salariat et beaucoup plus aisées, ont tendance ã exiger davantage de « garanties » et de « sens des responsabilités » avant d’accorder leur confiance aux frontistes. Il s’agit notamment d’un secteur plus ouvertement petit-bourgeois ou bourgeois, moins centré sur les thématiques sécuritaires et d’immigration et préoccupé par les questions économiques hexagonales que l’électeur type de Le Pen aujourd’hui.
Un parti d’extrême droite à la recherche de notabilité en attendant de faire le coup de poing ?
A ce stade, trois conclusions, ã plusieurs niveaux, à la fois pour la bourgeoisie, pour le FN lui-même et pour le mouvement ouvrier. L’avancée du FN n’est pas tant l’expression d’une avancée du fascisme, dont la bourgeoisie aujourd’hui n’a pas besoin (quoi qu’elle puisse instrumentaliser le FN comme un aiguillon sur la droite des partis traditionnels) [5], que d’une déréliction progressive du bipartisme cinquième républicain et d’une polarisation politico-sociale croissante qui s’expriment toutes deux avant tout sur le terrain électoral. Cette double crise est néanmoins délétère pour la bourgeoisie qui a fait de l’alternance droite-gauche, RPR-PS puis UMP-PS, l’expression de sa politique, quoi qu’elle souhaite accélérer le rythme des contre-réformes.
En revanche, le fait que le FN ne soit pas un parti fasciste, aujourd’hui, n’en fait pas moins une force qui figure parmi les pires ennemis des travailleurs. Mais cette force, qui distille jour après jour le poison de la xénophobie et des idées les plus réactionnaires qui soient, ne se combat pas en votant pour les meilleurs amis des patrons, qu’ils soient de droite ou de gauche, notamment ceux qui, aujourd’hui au gouvernement, ont contribué activement (ou passivement) ã mettre en musique l’ANI, puis la contre-réforme des retraites, la réforme de l’assurance chômage ou le Pacte de Responsabilité, couvrant les licenciements et les fermetures d’usines.
Faute d’être un recours fascisant ou même simplement bonapartiste dans l’immédiat, Le Pen essaie néanmoins de positionner néanmoins son parti sur l’échiquier politique bourgeois comme un recours possible au cas où la classe dominante considérerait nécessaire de changer la donne et d’opter pour une droite très dure de façon ã orchestrer ce que ni Sarkozy ni Hollande (avec Valls ou dans une autre configuration), n’auraient réussi ã réaliser. Par-delà la politique de « dédiabolisation » et de « normalisation » voulue par l’état-major de Marine Le Pen, l’écueil, pour le FN, c’est la difficulté ã se changer en un parti qui serait, réellement, une alternative de gouvernement. C’est ici que joue pour partie les limites soulignées préalablement. Il faudrait, pour cela, se transformer en un parti de notables, avec un réseau d’élus, réussissant ã tisser des alliances d’autant plus que, dans la configuration du régime Vème républicain, un parti ã 20% en marge des grands partis bourgeois est condamné ã rester hors-jeu. De ce point de vue, l’absence d’alliances ã droite entre l’UMP et le FN au second tour des municipales a été une mauvaise nouvelle pour l’état-major mariniste. Ainsi, rogner sur son fond-de-commerce populiste sans devenir un parti comme les autres, sortir de l’isolement sans pour autant se retrouver assimilé au système (parabole qui a été celle de l’extrême droite italienne issue du MSI sous la houlette de Gianfranco Fini), voilà la tâche à laquelle s’attellent les Le Pen, Alliot et Philippot.
La situation n’est pas encore celle que décrit Daniel Guérin lorsqu’il parle de l’Allemagne à la veille de la montée du nazisme dans Quand le fascisme nous devançait, rédigé en 1955 [6]. « Personne, en vérité, ne sait plus le pourquoi des choses. Aussi voit-on (…) des égarés passer, avec une déconcertante aisance, d’un camp à l’autre (…). Il est des nazis et des communistes que rapproche la haine commune de la social-démocratie et le slogan empoisonné de la ‘libération nationale’. Il est des socialistes et des fascistes que rapproche le mythe d’une économie dirigée, d’un syndicalisme d’intérêt général intégré dans l’Etat. Et, surtout, la lassitude fait son œuvre. Aucun signe de reprise économique. Sera-t-on sans travail pour l’éternité ? Les partis politiques ont tant promis. On a lu tant d’affiches, parcouru tant de tracts. Il y a eu tant de campagnes électorales, tant de bulletins jetés en vain dans l’urne. Et c’est toujours la même chose. Pis encore aujourd’hui qu’hier. (…) Et, chez les plus égarés parmi les travailleurs, j’entends ce monologue qui pourrait bien sonner le glas de l’Allemagne démocratique : Ah ! si les chefs s’entendaient ! Mais cette perspective est mince et lointaine… Alors pourquoi n’écouterais-je pas ces nouveaux sauveurs, qui me promettent du pain, du travail, qui s’offrent ã me libérer des chaînes du traité de Versailles et qui me jurent qu’ils sont, eux aussi, un parti ouvrier, révolutionnaire, socialiste. ‘Heil Hitler !’ ».
Si la lassitude venait ici aussi ã faire son lit, si l’exaspération ne trouvait pas globalement un débouché social, si la colère ne réussissait pas ã identifier dans le capital, le patronat et l’ensemble de ses relais, de droite comme « de gauche », l’ennemi ã combattre, alors oui, dans ce cas là , le FN, le Rassemblement Bleu Marine ou tout autre de ses avatars pourraient se positionner en alternative pour la bourgeoisie, en cas d’explosion(s) sociale(s) ã mater.
3.2. En trois mots, en perte de vitesse et incapable de capitaliser le discrédit du gouvernement ? Le Front de Gauche
A l’extrémité inverse de l’échiquier politique, l’autre leçon de ces municipales est la perte de vitesse du Front de gauche et son incapacité ã capitaliser le discrédit du gouvernement. Deux ans ã peine ont passé et la dynamique qui semblait être celle du Mélenchon au cours de la campagne de 2012, voire lors la Marche pour la VIème République du printemps passé, n’est vraiment plus la même.
Du côté du PCF, ses choix d’alliances municipales ã géométrie variable mais, fondamentalement, derrière le PS, dès le premier tour, n’ont pas porté leurs fruits. L’érosion de ce qui fait l’essentiel de la base du PC, les élus, se poursuit inéluctablement. Pour ce qui est du PG, l’autre composante essentielle du FdG, la campagne électorale davantage démarquée du PS n’a pas été beaucoup plus convaincante et les scores enregistrés ont été, globalement, relativement faibles au regard des résultats du FdG au premier tour en 2012. Au niveau politique, le recul se poursuit également et les discours incantatoires sur la « VIème République » et la « Révolution citoyenne » ont laissé place, dorénavant, ã une ligne qui n’est qu’une longue succession de calculs électoralistes et politiciens faits d’appels du pied ã « la gauche de l’exécutif ». Ce n’est pas un hasard, de ce point de vue, si tout en restant un homme politique de gauche relativement populaire dans l’opinion, Mélenchon a même perdu son rôle de premier opposant ã Marine Le Pen qu’il comptait occuper sur l’arène médiatique.
Si le Front de Gauche survit aux crises électorales (européennes puis régionales) auxquelles il sera soumis au cours des prochains mois, il n’en reste pas moins que tant le PCF que le Parti de Gauche conservent un même dénominateur commun : pour Pierre Laurent comme pour Jean-Luc Mélenchon, l’enjeu est de changer de cap politique sans pour autant battre en brèche ce système. Autre point commun, le projet est censé être porté avec, peu ou prou, les mêmes politiciens « de gauche » qui sont aujourd’hui associés au système. Pour le PCF, ce serait avec un PS gauchi. Pour Laurent, au lendemain du premier tour, « la défiance à l’égard du gouvernement existe [et] s’est exprimé dans l’abstention [et le] reflux des votes pour les listes conduites par le PS [mais] on ne relèvera pas ce défi sans modifier très profondément l’orientation gouvernementale actuelle ». A ce sujet, d’ailleurs, il se dit « prêt ã prendre ses responsabilités si le gouvernement menait une vraie politique de gauche » : espoirs douchés par un certain Manuel Valls.
Pour le PG, tout fier de son (unique) succès électoral ã Grenoble, cette nouvelle donne se dessinerait autour d’EELV, des « écologistes » qui n’ont pas hésité ã siéger vingt-deux mois durant aux côtés du lobby nucléaire et des fanatiques de la défense atomique, ou des « frondeurs » du PS, qui n’ont aucune intention de se désolidariser du gouvernement. Impossible, de ce point de vue, de relever y compris le défi que pose le politiste Laurent Bouvet, l’un des intellectuels de la Gauche Populaire et proche de Laurent Baumel, ã savoir celui de la « reconquête par la gauche de l’hégémonie sur la société contemporaine [en renonçant] aux facilités du temps [et en optant pour] un retour stratégique ‘au peuple’ ». C’est dans ce pari perdu par Mélenchon (et que l’extrême gauche aurait ã relever, en rétablissant les coordonnées de classe politiquement nécessaires pour répondre à la justesse du diagnostic), que s’explique l’incapacité du FdG ã capitaliser le discrédit croissant des socialistes auprès, y compris, de leur propre base traditionnelle.
3.3. Y a-t-il encore du grain ã moudre ? Directions syndicales et hollandisme
De leur côté, les confédérations syndicales, formées et rodées ã des décennies de gestion du compromis social, sont également bien conscientes que par temps de crise il n’y aura pas de place pour les demi-mesures. En effet, pour répondre à l’interrogation du leader historique de FO, André Bergeron, « il n’y a plus de grain ã moudre ». La seule position que le patronat est prêt ã accepter c’est celle d’une association parfaitement subalterne des bureaucraties syndicales, sur un marché de l’offre confédéral lui aussi « simplifié ». « A un certain degré de l’intensification des contradictions de classe dans chaque pays et des antagonismes entre les nations, note Trotsky en 1940 dans ‘Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste’, le capitalisme ne peut tolérer une bureaucratie réformiste (au moins jusqu’à un certain point) que si cette dernière agit directement comme actionnaire, petite mais active, dans les entreprises impérialistes, dans leurs plans et dans leurs programmes ». Le hollandisme nous offre une réactualisation pratique de cette analyse ã travers la « cfdt »-isation croissante et accélérée des directions syndicales. Reste ã savoir si les bases syndicales sont disposées ã suivre et si le patronat est disposé ã s’en contenter. C’est ce qui ouvre le chemin ã une crise, ã plusieurs niveaux, du syndicalisme hexagonal, dont le taux est l’un des plus bas d’Europe (quoi qu’inégal en fonction des secteurs d’activité), mais marqué également par une certaine renaissance des pratiques syndicales, y compris dans le privé, depuis les vingt dernières années.
Pendant la sarkozye, les directions syndicales ont été malmenées, bousculées et, par conséquent, poussées à l’action, ce qu’elles ne souhaitaient aucunement, y compris au niveau des directions de la CGT et de Solidaires. En 2008-2010, on a pu voir cela dans la façon dont, localement, ces mêmes directions syndicales ont été généralement dépassées, à la fois dans les modalités d’action et le discours des travailleurs mobilisés. L’exemple le plus parlant a bien entendu été celui de Xavier Mathieu vis-à-vis de la centrale de Montreuil. Aussi, lorsque Sarkozy a voulu lancer tambour-battant sa réforme des retraites, il a contraint les centrales syndicales ã faire front commun. Tirant les leçons des luttes d’usines de la phase antérieure, elles ont fait front commun en chevauchant le mouvement d’opposition à la réforme pour mieux éviter que ne se cristallise, au cours de l’automne 2010, une quelconque tendance à la prolongation des journées de grève, c’est-à-dire à la grève générale.
La stratégie hollandiste se situe à l’exact opposé de celle de l’affrontement. Elle vise ã amener, par la main gauche, le prolétariat par le collier, pour mieux le faire battre de la main droite. Le collier ou courroie de transmission, on l’aura compris, étant les directions syndicales. Que ce soit sur le terrain de la défense du gouvernement ou de la collaboration active ã son égard, il y a peu de différences aujourd’hui entre les différentes centrales.
Dans le premier cas (la défense, en dernière instance, du gouvernement, ou ce que Lepaon appelle « la différence entre un gouvernement de gauche et un gouvernement de droite »),on a pu voir, au cours de l’explosion bretonne, notamment ã Carhaix, comment les directions syndicales s’érigeaient en un véritable rempart de défense de l’Exécutif face ã un mouvement d’insubordination qui les prenait de court et qui tranchait avec les modalités habituelles de négociations auxquelles elles sont conviées. Sur le second point, celui de la collaboration aux différents cadres de négociation, elles répondent toutes, avec plus ou moins d’entrain, certaines en traînant des pieds, d’autres en maugréant, d’autres encore en appelant, a posteriori, à la mobilisation, à la mise en place des différentes contre-réformes lancées par le gouvernement.
On comprend dans ce cadre l’empressement avec lequel la CFDT est accourue ã Matignon pour « négocier » le Pacte de Responsabilité, défendant l’idée d’un « nouveau mode de développement incluant une forte dimension sociale ». A la CFDT on a désormais liquidé y compris le tournant de l’intégration social-démocrate chère ã Edmond Maire et défendue lors du Congrès de Brest de 1979. Digne successeur de Nicole Notat et de François Chérèque, Laurent Berger est entré de plein pied dans l’intégration tout court.
La CGT, de son côté, demandait le 14 janvier, par la voix de son secrétaire, Thierry Lepaon, la « conditionnalité des aides » aux entreprises, s’engageant aux côtés de la CFDT, la FSU et l’UNSA ã porter des objectifs communs « lors des discussions [devant se dérouler] dans le cadre du Pacte de responsabilité ». Le 12 février, Le Paon faisait volte-face et se joignait à l’appel de FO ã manifester pour le 18 mars. Il prenait néanmoins le soin de préciser que « ce ne [serait] pas une journée contre le Pacte de responsabilité », alors qu’il s’agit précisément de la priorité du moment pour le gouvernement.
L’orientation des cédétistes (et derrière eux de la CFTC et, surtout, de l’Unsa) a le mérite de la clarté. Celle de la CGT, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’était jusqu’à il y a peu, le problème étant le fait que la centrale de Montreuil peine ã s’adapter à l’air du temps (de la crise). Auparavant, les zigzags qui caractérisent la politique de toute bureaucratie, pouvaient encore tenir place d’orientation. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, aboutissant ã cette sorte de « non lieu » dans lequel se retrouve aujourd’hui la principale confédération syndicale hexagonale.
C’est cette même illisibilité qui caractérise le positionnement de la FSU, qui un temps a pensé pouvoir se profiler comme le principal partenaire du gouvernement mais dont les positionnements, pas totalement collaborationnistes, en raison notamment de secteurs de sa base, ont abouti ã ce que Hollande et ses ministres lui préfèrent la CFDT et l’UNSA pour négocier ses contre-réformes dans le secteur public.
Du côté de Solidaires, qui a démontré en 2010, dans le cadre de l’Intersyndicale, là où s’arrêtait son « radicalisme alternatif », on retrouve les mêmes difficultés que celles auxquelles fait face à la CGT dans son positionnement avec « un gouvernement de gauche », renforcé par le fait que dans la nouvelle configuration de la loi sur la représentativité syndicale, les mécanismes d’institutionnalisation jouent ã plein là où, avant, ils avaient moins de prise.
A cette crise des médiations et des directions syndicales, il faudrait ajouter quelques signes qui, quoiqu’embryonnaires, n’en sont pas moins intéressants. A Mory-Ducros, ã La Redoute ou encore chez Fagor-Brandt, la ligne collaborationniste des directions syndicales, notamment de la CFDT, s’est heurtée ã une remise en cause timide, mais bien réelle, de la base des travailleurs mobilisés. C’est d’ailleurs sur ces seuls points que pourrait surgir une contestation au sein du prochain Congrès cédétiste de Marseille. Ces remous à la base que l’on a vus au cours des dernières bagarres sociales ne font pas le jeu, quoi que l’on en pense, des centrales syndicales concurrentes. Avec à l’esprit les heurts dont les entreprises de l’agroalimentaire breton ont été le cadre au cours de l’automne dernier et compte tenu de la faiblesse historique des positionnements antibureaucratiques en France traditionnellement, ces quelques signaux expliquent la nervosité que l’on note également à la direction de la CGT, avec un retour de Thibaut dans un bureau jouxtant celui d’un Lepaon en mal de légitimité.
3.4. Y a-t-il encore des luttes ã mener ? Crise des « syndicats » et crise des « syndicalistes »
L’ensemble des positionnements des directions syndicales depuis l’arrivée de Hollande au pouvoir ne vont pas sans générer des tensions aux échelons intermédiaires des syndicats, au sein des fédérations et, surtout, au sein des équipes militantes d’entreprise, dans le privé comme dans le public. C’est, dans un sens, ce qu’est venue confirmer l’explosion sociale bretonne au cours de laquelle, tous syndicats confondus, les structures sous pression de la base se retrouvaient en porte-à-faux avec leurs directions confédérales.
S’il y a bien, d’une part, une crise de positionnement des directions syndicales, il existe, parallèlement, une crise de l’orientation des équipes syndicales combatives qu’on peut retrouver aux échelons intermédiaires ou de base, surtout, du mouvement syndical. Orphelins de toute organisation politique, souvent issus d’un PCF qui n’existe plus ou des réseaux militants d’extrême gauche, les équipes syndicales combatives et les militants syndicaux lutte-de-classe que l’on retrouve dans de nombreuses entreprises et dans l’ensemble du secteur public, généralement encartés ã Sud ou à la CGT, connaissent aujourd’hui une crise d’orientation.
En pointe dans les bagarres lorsqu’elles éclatent, se situant à la gauche de directions beaucoup plus frileuses, ces secteurs combatifs refusent néanmoins généralement de s’engager dans une bataille antibureaucratique à l’intérieur des organisations, plus encore lorsqu’ils sont animés par l’extrême gauche politique. Très mobilisées dès que se présente l’occasion de combattre, ils subissent de plein fouet le reflux, même lorsqu’il est conjoncturel. A la pointe des mobilisations mais refusant ou incapable de traduire politiquement le combat une fois qu’il a été mené, ils se replient, entre un mouvement et l’autre, sur un militantisme local ou territorial (logement, RESF, environnement, etc.), succédané d’orientation politique.
Cette crise, telle qu’elle se traverse, est appelée ã se renforcer car si, pour les directions confédérales, il y a de moins en moins de grain ã moudre alors qu’on leur demande de s’associer de plus en plus étroitement aux contre-réformes, à la base, il y a encore moins de marge de manœuvre pour freiner les ajustements et les attaques. L’absence de solutions purement syndicales à la situation à laquelle nous faisons face se répercute plus encore au niveau des équipes de base. A ce niveau-là également, l’extrême gauche est le plus souvent incapable de proposer une alternative alors que c’est là qu’il faudrait recruter, non pas en agissant par suivisme, mais en proposant une perspective politique.
3.5. Rouleau-compresseur et contre-feux : pourquoi n’est-il rien resté des résistances sociales et ouvrières de ces dernières années ?
En partie en raison de la radicalité et de l’intensité des mobilisations, débordant tendanciellement le cadre imposé par les bureaucraties syndicales, également en fonction de l’affaiblissement des structures syndicales traditionnelles voire la collaboration croissante de certaines avec l’agenda des contreréformes (cf. CFDT), chaque grand mouvement ou presque s’est accompagné de la mise en place de structures transversales de coordination, des formes d’auto-organisation souvent très élémentaires, parfois plus avancées, où l’extrême gauche a souvent joué un rôle non négligeable.
1995-2006 et 2010, Interpros, appel d’Arlette et NPA
Pour la phase 1995-2006/7, on songera, pour ne citer que quelques exemples, aux Interpro de La Fosse ã Rouen et celle du XXème ã Paris en 1995, à l’appel des Lu en 2001 pour la coordination des luttes contre les licenciements, aux coordinations d’enseignants en 2003 ou encore aux coordinations étudiantes en 2006.
Non seulement ces mouvements et luttes dures n’ont débouché sur aucune « prémisse soixante-huitarde » au sens de poussée généralisée du mouvement ouvrier et populaire. Ils n’ont surtout rien laissé en héritage en termes d’organisation, ni plus largement au sein des secteurs les plus combatifs du monde du travail, ni même, de façon plus réduite, dans ses secteurs d’avant-garde.
A un niveau politique plus général la gauche réformiste s’est systématiquement attachée ã canaliser cette montée de la contestation sur le terrain électoral (en 1997, avec l’appui de la Gauche plurielle, en 2005, avec le vote « non » au TCE, etc.). La gauche radicale syndicale, elle, s’est efforcée de se construire en marge (et non contre) des bureaucraties (en se retirant de la CFDT et en construisant Sud notamment).
Pour ce qui est de l’extrême gauche politique elle ne s’est jamais fixé comme objectif d’être une alternative politique pour des segments conséquents du monde du travail (un horizon rendu compliqué en raison du poids des défaites du cycle 68-81, de la crise de subjectivité ouvrière et de la faiblesse réelle de cette même extrême gauche), ni même de s’atteler à la tâche, ã contre-courant, d’organiser et de structurer cette avant-garde de luttes ã partir des cadres dont elle s’était doté en les pérennisant dans la mesure du possible et/ou en donnant ã cette même avant-garde un cadre et un débouché politiques. Les deux propositions politiques qui auraient pu aller en ce sens et ont pu voir le jour à l’extrême gauche ont soit avorté, dans le cas de l’appel d’Arlette Laguiller en 1995 ã constituer un Parti des Travailleurs, soit débouché sur la constitution d’un parti anticapitaliste large incapable de catalyser politiquement la colère sociale et la radicalité du monde du travail qui avait pu s’exprimer ã partir de 1995 et dont les acteurs étaient , politiquement, orphelins. Ce qui vaut, en ce qui concerne le manque d’audace et de perspectives politiques de l’extrême gauche pour la période allant de la seconde moitié des années 1990 à la première moitié des années 2000, vaudrait encore aujourd’hui, ã cela près que cette carence se fait actuellement de plus en plus criante.
Désarticulation des possibilités de coordination sous le hollandisme
Après la défaite de l’automne 2010 que le gouvernement et la bourgeoisie n’ont pas réussi ã capitaliser politiquement pour avancer qualitativement contre le monde du travail, les bagarres se sont effilochées même si certains pôles ont continué ã agir en tant que caisses de résonnance des contradictions sociales hexagonales par temps de crise, y compris au cours de la première année de présidence Hollande.
Si au cours du cycle antérieur 1995-2006, les occasions de coordinations, c’est-à-dire de combinaisons d’auto-organisation et de front unique pour faire avancer l’affrontement, ont été ratées, au cours de la séquence actuelle, le hollandisme, par le biais de ses relais syndicaux et politiques, a réussi à les désarticuler au moment même où ils pouvaient voir le jour. C’est un « mérite » ã faire figurer au compte de Hollande qui a su désamorcer des luttes qui auraient pu, alors, se transformer en véritables bombes sociales, avec notamment Arcelor-Florange dans un premier temps, PSA-Aulnay par la suite et, pour finir, Goodyear-Amiens.
Néanmoins, en dépit du changement du contexte politique, certaines démonstrations on pu être faites. On songera notamment au meeting de Sciences Po, en février 2013, qui avait réussi ã réunir ã une même tribune des représentants de différents secteurs mobilisés ou en grève, ã commencer par Sanofi, Prestalis, PSA, Renault, Goodyear, Air France, Virgin et Licenci’elles. De ce point de vue, la responsabilité de l’extrême gauche, notamment, est centrale dans la mesure où elle aurait pu être en capacité d’amalgamer, autour de telle ou telle lutte dont elle était l’aile marchante, ou du moins de tracer la perspective d’une possible coordination, ã un moment où les confédérations dans leur ensemble étaient sur une ligne parfaitement suiviste vis-à-vis de Hollande. C’était notamment la question qui pouvait se poser, dans le cas de LO, autour de la bagarre de PSA-Aulnay et, dans une moindre mesure, autour du regroupement stalinien amiénois organisé autour de Gremetz-Rilov-Wamen.
Aujourd’hui, en dépit de la faiblesse extrême de l’Exécutif, Hollande peut compter sur un atout majeur, en l’occurrence un attentisme relatif et une certaine aphasie sociale, après l’épisode de l’automne breton dont la jacquerie n’a pas essaimé.
3.6. Quelles hypothèses explosives ?
En dépit de cette situation conjoncturelle du point de vue de « notre » lutte des classes, il n’est écrit nulle part qu’à plus ou moins court terme la situation sociale pourrait se précipiter voire exploser. L’histoire de la lutte des classes hexagonale est, de ce point de vue, riche en enseignements. Sans préjuger des scénarios ã venir ni même les calquer sur ceux du passé, on peut conclure néanmoins en en évoquant un certain nombre, les deux derniers étant ã considérer avec attention. Contrer une certaine vision défaitiste de la phase qui caractérise pour partie l’extrême gauche, c’est aussi veiller ã ce que l’arbre (de la conjoncture) ne nous cache pas la forêt (de la période). La période, précisément, que nous traversons, est appelée ã être marquée par des virages brusques. Ebaucher des scénarios, c’est une façon de s’y préparer si l’on n’entend pas simplement être de simples commentateurs ou « être comme des poissons dans l’eau », comme s’était satisfaite la direction du NPA au cours de l’automne 2010. Il s’agit, ce faisant, de donner à la fois des perspectives, mais aussi d’armer politiquement et moralement celles et ceux qui entendent s’implanter dans le mouvement étudiant et surtout le mouvement ouvrier pour ne pas courir ce risque.
Que le réveil social se joue autour d’une attaque centralisée du gouvernement, sur le modèle de novembre-décembre 1995 ou de l’automne 2010 est, à l’heure actuelle, le scénario le moins probable. La gauche essaye en effet par tous les moyens d’éviter une montée de la contestation face aux projets qu’elle tient encore sous le boisseau. Leur nombre et la montée en puissance dans les attaques pourraient néanmoins susciter un ou plusieurs contre-feux puissants, plus ou moins généralisés.
Face à la montée de l’extrême droite, corolaire de la crise, on ne peut pas exclure non plus l’apparition d’une dynamique semblable ã celle post-6 février 1934. Devant l’attentisme de leurs directions, la base des organisations ouvrières, populaires et de jeunesse forcent leurs structures ã constituer un front unique face à la poussée des ligues fascistes. La situation hexagonale n’est pas encore semblable ã celle que vivent la Grèce, avec Aube Dorée, ou la Hongrie, avec le Jobbik. On a pu voir, néanmoins, combien des cadres pouvaient bel et bien exister pour la réémergence de structures fascisantes, notamment avec les manifestations contre le mariage pour tous, catalysant à la fois les secteurs les plus réactionnaires de la société et offrant un exutoire oppositionnel face au gouvernement. Ce qui a primé, jusqu’à présent, c’est en revanche une relative apathie, ã gauche, face ã cette poussée, laissant place ã de simples appels au « front républicain » ou alors, de façon plus radicale en apparence, ã une reprise des actions antifa, aujourd’hui largement minoritaires. Ces différentes options partagent néanmoins un même dénominateur commun, celui de l’exclusion du monde du travail de l’opposition à la montée de l’extrême droite, ã savoir ce qui a fait la force et les potentialités de la poussée des années 1930 en Europe occidentale et général et en France en particulier, ouvrant la voie aux journées de mai et juin 1936.
Il est important également de garder à l’esprit l’hypothèse d’une réaction ã contretemps mais paradigmatique et qui essaimerait face ã une attaque antérieure du patronat et du gouvernement. C’est ce qui se joue, actuellement, de l’autre côté des Pyrénées avec des mouvements d’usine contre la réforme du marché du travail initiée par la gauche et sanctionnée par la droite du Parti Populaire en 2012. La grève de Panrico, en Catalogne, la grève la plus longue depuis les années de la « Transition », atteste que, même a posteriori, la classe ouvrière est capable de se remobiliser si, comme dans le cas de la mise en application de l’ANI par exemple, une dégradation abrupte des conditions de travail était ressentie comme l’attaque de trop, pouvant par là réveiller des bataillons entiers du monde du travail. Si un tel mouvement prenait dans une grande concentration ouvrière française, comme cela aurait pu (et pourrait encore) être le cas ã Peugeot Mulhouse par exemple (qui a connu à l’automne 2013 l’un des mouvements les plus durs depuis la « grève des 1500 balles » de septembre-octobre 1989 qui avait marqué le dernier « automne chaud » chez le constructeur français), la donne sociale et politique en serait, bien entendu, radicalement transformée.
Il existe, surtout, deux autres scénarios éventuels qui pourraient prendre corps. De façon plus circonscrite, on peut penser que l’explosion pourrait venir d’une réédition d’un combat type Joint-français (grève briochine pour les salaires au printemps 1972) ou Longwy (bataille contre la fermeture des hauts-fourneaux en 1978-1980), ã savoir lorsqu’une bagarre ouvrière a priori localisée (ou, dans une hypothèse moins probable, un mouvement contre un « grand projet inutile » comme a pu l’être le TAV dans le Val de Suse en Italie ou le Parc Gezi ã Istanbul) se transforme en une cause populaire, entraînant derrière lui l’ensemble des classes subalternes en un combat contre le patronat et le gouvernement (ce schéma étant valable notamment dans le cas de la Lorraine à la fin des années 1970). Sur le mode de la jacquerie antifiscale, sociale et régionaliste, dans un tout autre contexte et avec une classe ouvrière subordonnée et non à la tête du mouvement, on a pu voir les prémisses d’un tel scénario explosif en Bretagne à l’automne 2013, avec une mobilisation d’ensemble sortant des cadres traditionnels. C’est le scénario qui inquiète le plus à la fois le gouvernement et les directions syndicales, le premier parce qu’il sait le niveau d’impopularité de l’exécutif, les secondes parce qu’elles ont vu combien, dans un contexte d’affaiblissement certain, le risque de débordement était réel à l’instar de ce qui s’est passé en Bretagne C’est en ce sens que l’on s’explique les consignes données par Valls, avant de quitter Place Beauvau, de renforcer la surveillance en direction des ailes les plus radicalisées du « mouvement social » (qu’on a pu voir à l’œuvre, également, autour de Notre-Dame-des-Landes), tandis que les condamnations qui commencent ã tomber à l’encontre de plusieurs bonnets rouges pourraient bien préfigurer un raidissement ultérieur du gouvernement vis-à-vis des secteurs en lutte.
Reste le scénario d’une jeunesse qui pourrait jouer le rôle de caisse de résonnance des contradictions sociales et serait l’élément initiateur de la mobilisation. Ce sont les ingrédients qui ont présidé à la montée de mai-juin 1968, sur fond de réforme de la Sécu, débordant par la suite largement la question des ordonnances du gouvernement Pompidou. C’est également, ã un niveau bien moindre, le scénario type CIP (1994) ou CPE (2006), la jeunesse drainant, par sa mobilisation, des secteurs croissants du monde du travail ã partir de son opposition ã une reconfiguration des rapports de travail sur laquelle les gouvernements successifs ont largement achoppé depuis les années 1990. Dernièrement, encore, quoiqu’à un niveau moindre, la jeunesse lycéenne a montré sa capacité de contestation. Alors que la crise de confiance entre « le peuple de gauche », les secteurs les plus traditionnels de l’électorat socialiste, et le gouvernement, est extrêmement profonde, ã un moment où la réforme des universités (Loi Fioraso) patine et commence ã générer de sérieux remous, y compris dans le corps enseignant du supérieur, alors que l’Education nationale reste dans la ligne de mire du gouvernement, c’est ce qui permet d’envisager une possible remontée des luttes autour ou par le biais de la jeunesse scolarisée.
3.7. Face au patronat, au gouvernement, à la droite et à l’extrême droite, construire une extrême gauche trotskyste de combat !
Combattre la politique de Hollande et du patronat, ã commencer par le Pacte de responsabilité, sur les lieux de travail, sur les lieux d’étude, par la grève et dans la rue, implique de se donner les moyens d’œuvrer à la reprise de l’initiative et de la conflictualité de classe en ces temps où les demi-mesures ne sont pas au programme de la bourgeoisie et ne pourront pas l’être, non plus, ã celui du prolétariat.
Les résistances que l’on a vu se déployer au cours de la dernière période ont non seulement été des mouvements défensifs, mais de surcroît résignés. Ce qui a caractérisé en effet la plupart des mouvements, à l’exception de la lutte des Goodyear quasiment jusqu’à la fin, c’est une résignation à l’idée que les attaques passeront en dernière instance, mais qu’il est possible d’en amoindrir les coûts sociaux si l’on entre en action, si l’on résiste. Il serait donc possible d’amoindrir l’impact de l’offensive en organisant des résistances dont le but serait soit de réduire le nombre de licenciements voire de négocier à la hausse les primes extra-légales de départ (ou encore en limant, à la marge, les mesures austéritaires, dans le cas du secteur public), soit (et c’est une évolution au regard des mouvements contre les licenciements de 2009-2010) de trouver ou d’exiger un repreneur.
Ce qu’il faut, c’est que ces résistances débouchent sur des victoires même très partielles, sortant de cette logique d’amoindrissement des coûts/coups. En ce sens les révolutionnaires, en lien étroit avec les équipes militantes qui ne se situent pas sur le terrain de collaboration plus ou moins obséquieuse des confédérations, ont tout leur rôle ã jouer en se proposant et en proposant des alternatives programmatiques ã ces luttes de résistance. Cela réclame un autre état d’esprit, d’autres modalités d’action et un programme radicalement distinct de celui de cogestion « radicale » des licenciements (ou de l’austérité dans le public), un programme politique qui pallie également les déficiences du syndicalisme combatif. Cela exige, en dernière instance, la constitution d’un instrument d’intervention, politique et syndical, d’une gauche révolutionnaire qui serait consciente et lucide à la fois de la difficulté de la situation mais convaincue également de ses potentialités, de la nécessaire (et possible) coordination des bagarres (à la différence de ce qu’il s’est passé au premier semestre 2013), par en bas, sans hésiter ã interpeller et ã exiger des directions syndicales de prendre leurs responsabilités. C’est ce qui permettrait d’opérer des démonstrations qu’il est possible de commencer ã inverser la tendance des attaques ou du moins d’en stopper net certaines. Ce serait autant de points de convergence qui faciliteraient les rapprochements nécessaires pour concrétiser jusqu’au bout ce qu’exigent les manifestant-e-s et grévistes depuis 1995, « tous ensemble », ã savoir tou-te-s ensemble pour construire la grève générale.
Pour ce faire, il faudrait que l’extrême gauche investisse réellement l’espace social du prolétariat, non pas tel qu’il serait (idéalement), hérité des structures PCF-CGT, mais dans sa globalité. Se contenter d’occuper politiquement un espace idéologique, politique ou syndical, laissé vacant par le PS et, surtout, par le PCF et la CGT, peut porter ses fruits (un temps) sur le plan électoral ou ã différents échelons syndicaux. Cela s’avère en revanche insuffisant pour se construire comme une véritable alternative de classe face aux blocs sociaux traditionnels sous-tendant l’UMPS et, surtout, la progression du FN.
Si l’on veut que l’extrême gauche révolutionnaire soit un instrument réel pour aider ã mettre en place une contre-offensive du monde du travail, il faudrait défendre une logique de construction disputant au FN l’espace qu’il tente de gagner au sein des classes subalternes en général et du monde du travail en particulier. Devant un tel défi l’extrême gauche hexagonale a trop peu le souci de sortir de la binarité consistant ã être une extrême gauche des couches supérieures des salariés du public ou idéologique (NPA) ou alors conservatrice dans son approche politique du monde du travail dont seraient exclus les secteurs les plus subalternes et les moins traditionnellement « hexagonaux » et « intégrés » ã ses appareils politico-syndicaux traditionnels (LO). A titre d’exemple, dans son document de 43ème Congrès de décembre 2013, LO prend « le contre-pied » du NPA, accusé d’être à la remorque du PG et de Mélenchon. LO prend la crise du FdG par l’autre bout de la lorgnette, mais de façon tout aussi opportuniste, n’ayant d’yeux que pour le PC et sa crise. « Il faut, dit LO, en profiter pour discuter avec [les militants du PC] partout où faire se peut. (…) Il faut profiter de cette situation pour discuter de l’évolution du PC, du comment et du pourquoi de son déclin continu. (…) Il faut toucher ceux issus du PC pour qui le mot « communisme » a encore sinon vraiment un sens, au moins une certaine résonance. Ceux-là sont certainement une petite minorité mais, lorsque ce sont des militants ouvriers, ils comptent pour l’avenir ».
La stratégie de construction ouvrière ã défendre pour une extrême gauche trotskyste de combat est aussi distante de « l’à-peu-prés » pratiqué généralement par le NPA ou le schématisme conservateur de LO. Il faudrait la corréler ã une politique ne consistant ni ã gauchir la politique du gouvernement (comme le voudrait le PCF), ni ã changer de majorité (comme le souhaiterait, de façon tout aussi illusoire, le PG), ou encore ã être « opposition de gauche » (derrière Mélenchon, par la force des choses), ou ã être de façon incantatoire « le parti qui défend le drapeau du communisme », comme LO.
Sur l’analyse de la situation, LO recouvre celle de la majorité du NPA, ã moins que ce ne soit la majorité du NPA qui ait repris ã son compte le pessimisme stratégique de LO. Dans une situation, souligne le texte du dernier Congrès de LO, de « perte de repères politiques [et] d’une profonde désorientation [le] poids militant [de LO] est bien trop faible pour contrebalancer cette désorientation à l’échelle où il le faudrait, et ã plus forte raison pour surmonter ses causes profondes ». En pleine montée ouvrière et populaire 34-36, Trotsky soulignait dans Encore une fois, où va la France, achevé en mars 1935, que « le rapport politique des forces est déterminé non pas seulement par des données objectives (rôle dans la production, nombre, etc.), mais subjectives ; la conscience de sa force est le plus important élément de force réelle ». Ce n’est pas dans les cordes de l’extrême gauche aujourd’hui que de changer le rapport de force, bien entendu. Son orientation, en revanche, serait en capacité de transformer le moral, si ce n’est de l’ensemble des secteurs les plus avancés du salariat, d’au moins une fraction significative d’entre eux. Ce rôle de préparation est central, dans la constitution du rapport de force. A l’extrême opposé de cela, LO et d’autres transforment leur vision négative du rapport de force en une sorte de situation absolue qui conduit ã un cercle complètement vicieux : leur passivité conduit à l’incapacité d’intervenir politiquement et syndicalement au-delà de simples activités routinières, et cette incapacité nourrit en retour leur passivité.
Nous avons évoqué quelques « hypothèses explosives » qui ne sont pas ã exclure pour la période ã venir, dans la mesure où l’on en lit parfois le script en filigranes dans certaines mobilisations récentes. Avec la crise politique que traverse le Front de Gauche et la crise latente des directions syndicales mais aussi des pratiques syndicales les plus combatives, c’est ce qui indique, si l’on tient compte de la situation actuelle, que les conditions sont réunies, potentiellement, pour la contre-offensive. La condition, bien entendu, serait que l’extrême gauche se donne les moyens de sa politique et des objectifs qu’elle entend défendre, et non la politique (routinière) de ses moyens (actuels), largement électoralisants et para-syndicalistes.
Pour combattre réellement, il faut des combattants : à la fois des soldats aguerris, mais aussi des nouvelles recrues, épaulées par des divisions de réserve, peut-être pas ã même de se lancer immédiatement dans la bataille mais capables, au moins, de fournir aux premières lignes le soutien nécessaire pour encaisser les chocs initiaux. Une extrême gauche trotskyste de combat, donc, liée aux secteurs les plus avancés du monde du travail dans toute sa diversité, capable de s’engouffrer dans toutes les brèches qu’offrira la période ã venir, de battre en brèche sur le terrain des luttes tous ceux qui sont un obstacle à leur extension et à leur coordination et défendant, politiquement et pratiquement, dans les bagarres et par l’auto-organisation, une alternative politique claire de pouvoir des travailleurs. Voilà la perspective ã construire aujourd’hui.
10/05/14
NOTASADICIONALES
[1] Nous renvoyons au premier document de la Conférence du CCR, « Vers une nouvelle étape du mouvement ouvrier en France ».
[2] On songera, par exemple, aux « innovations » opérées, dans ce domaine, par le gouvernement Balladur de 1993-1995, dont le poulain est, à l’époque, Nicolas Sarkozy. Balladur avance très lourdement dès sa prise de fonction sur deux dossiers essentiels : d’une part, celui des privatisations, d’autant plus symboliques qu’elle s’attaquent notamment au secteur nationalisé sous De Gaulle en 1945, mais aussi et surtout, d’autre part, celui du marché du travail et de la sécurité sociale au sens large du terme. L’été 1993 coïncide ainsi avec la première réforme des retraites. C’est cependant sur ce même front du marché du travail que Balladur va trébucher, avec la contestation par la jeunesse et les syndicats du CIP (Contrat d’Insertion Professionnelle ou « Smic jeune » de Michel Giraud) en février-mars 1994. C’est ce qui laisse ã droite le champ libre à la victoire de Jacques Chirac en 1995 mais préannonce la mobilisation de novembre-décembre 1995, lorsqu’Alain Juppé, alors Premier-ministre, entend reprendre sur le métier l’ouvrage laissé ã demi-détricoté par Balladur. A leur façon, le gouvernement de Gauche plurielle (1997-2002) puis ceux de Raffarin (2002-2005) et Villepin (2005-2007) continueront ã ferrailler et réussiront certaines avancées, sans pour autant réussir ã porter de coup décisif.
[3] On se pourra se référer tout particulièrement ã J. Chingo, « Leçons politiques et stratégiques de l’automne français », déc. 2010.
[4] Sur cette question « grève/blocage », on se référera ã « Grève ou blocage ? : une confusion ã éviter sur la « circulation’ » dans le premier document de la Conférence de mai, « Vers une nouvelle étape du mouvement ouvrier en France ».
[5] On notera, de ce point de vue, que le fascisme de masse en tant que tel, en tant que force de frappe contre le mouvement ouvrier, n’apparaît pas tant en France avant ou ã cheval de l’année 1934, c’est-à-dire sous la forme des Ligues, mais bien à la suite de la vague d’occupations de mai-juin 1936, lorsque la bourgeoisie commence ã soutenir fermement à la fois Jacques Doriot et le PPF dans les villes ainsi que, dans une moindre mesure, les Chemises vertes, dans les campagnes. Cet appui se réduit après la débâcle du Front Populaire, qui a réussi dans sa tâche d’endiguer la poussée ouvrière et populaire, et refait surface après 1940, pour donner plus d’assises au pétainisme.
[6] Le texte, actualisé dans ses conclusions, est par la suite publié en deux tomes en 1963 par Maspéro sous le titre Sur le fascisme.