Un mois après la mort du procureur Nisman, la droite ã nouveau dans la rue
Argentine : Que montre la foule silencieuse qui a manifesté contre le gouvernement ?
24/02/2015
Ce 18 février, sous une pluie estivale, entre 70.000 et 90.000 personnes ont défilé dans les rues de Buenos Aires, envahissant de parapluies l’axe qui sépare le Parlement de la place de Mai, face au palais présidentiel. Cette mobilisation avait été appelée par la famille d’Alberto Nisman, procureur retrouvé mort le 19 janvier dernier, et par des procureurs d’opposition (de droite) au gouvernement.
Relayé par tous les médias d’opposition pendant plusieurs jours, l’appel ã manifester a trouvé un écho particulier auprès de la classe moyenne de Buenos Aires ayant voté Macri [1], âgée de 40 ã 50 ans en moyenne. Malgré la forte participation, l’action est en demi-teinte par rapport à la capacité de mobilisation déjà exprimée en d’autres occasions par les secteurs d’opposition au kirchnerisme.
L’affaire Nisman, en quelques mots
Le lundi 19 janvier dernier, le procureur Alberto Nisman devait présenter au Parlement argentin un rapport sur les attentats de 1994 au siège de l’association juive AMIA, faisant 84 morts et des centaines de blessés. Il y mettait en cause la présidente Cristina Kirchner, accusée d’avoir entravé l’investigation, au profit d’échanges commerciaux avec l’Iran, pays d’origine des principaux suspects. Il avait déjà annoncé la mise en examen de la présidente et il comptait demander son arrestation.
Mais dans la nuit du 18 au 19 janvier, Nisman est retrouvé mort ã son domicile, d’une balle dans la tête. La thèse du suicide avancée par le gouvernement et les forces de l’ordre est fortement mise en doute [2].
La mobilisation du 18 février et la bataille des chiffres
Malgré la forte pluie ayant commencé ã 18h pile, tout comme la manifestation, une foule a défilé « ã pas de tortue » depuis le Congrès jusqu’au cabinet où travaillait le procureur Alberto Nisman, près de la Place de Mai. La pluie, qui a limité la quantité de participants, a par contre joué politiquement en faveur de la manifestation. L’image de cette marée de parapluies a en effet chargé l’air ambiant d’une certaine mystique. Les manifestants armés de patience et encapuchonnés dans leurs blousons de grandes marques, pour braver cette tempête estivale, renforçaient l’aspect épique de la marche. Seuls quelques pancartes et drapeaux argentins étaient visibles parmi la foule restée silencieuse, si ce n’est quelques « Argentina, Argentina » ou chants de l’hymne national.
Le nombre de manifestants n’a jamais atteint 400.000, comme le prétend Clarín [3]. La police métropolitaine de Buenos Aires, dirigée par Macri, avait déjà annoncé, avant même le début de la manifestation, qu’elle attendait plus de 300.000 personnes. La participation n’a même pas atteint un tiers de cette projection. Des couples quinquagénaires et des familles formaient le gros de la manifestation. L’absence notable de cortèges de jeunesse, qui avaient pourtant représenté une opposition forte dans le conflit agraire de 2008 (voir l’encadré ci-après), où les universités avaient défilé dans plusieurs villes comme Rosario et Córdoba, a été la principale faiblesse stratégique ici, et donnait l’impression qu’au niveau générationnel, la droite n’avait aucun avenir. Des répliques ont eu lieu dans différentes villes importantes du pays comme Córdoba, Tucumán, Rosario, Mendoza, Mar del Plata et d’autres, mais rassemblant là aussi un même secteur social limité.
Le piège de la polarisation
Difficile d’évaluer l’impact qu’aura cette manifestation. Les médias d’opposition l’ont évidemment mise en valeur, et inversement de la part du gouvernement. Mais ce qui est sûr, c’est que les différents aspects qui se sont exprimés ne peuvent être compris en tombant dans le piège de cette polarisation.
Si les variantes nationales de Macri et Massa [4]
se voient plutôt renforcées, aucune véritable figure d’opposition n’émane cependant de cette « crise Nisman ». Les « procureurs » ont moins de représentants connus que le mouvement du lock-out agraire de 2008 par exemple, où les petits producteurs avaient trouvé un leader dans la personnalité de De Angelis. Quant aux mobilisations de 2004, elles avaient constitué un tremplin permettant à l’ingénieur Juan Carlos Blumberg de se lancer dans l’opposition au gouvernement [5] Ce 18 février au contraire, les curieux de la Place de Mai regardaient passer le cortège et demandaient « les procureurs sont déjà passés ? ». En réalité, le lien entre la tête de cortège et la foule qui suivait était plus visible à l’écran des chaines télévisées retransmettant l’évènement que dans la manifestation elle-même, qui défilait sans identification claire ni leader.
Si l’on se réfère aux manifestations du conflit agraire de 2008 et ã d’autres conflits antérieurs, un autre secteur a manqué à l’appel : la classe moyenne « progressiste », du type des vieux votants de Pino Solanas [6].
Contrairement ã 2008, la classe moyenne a eu cette fois une expression plus limitée, quasi exclusivement des secteurs les plus nantis. Ne parlons même pas des couches populaires qui avaient manifesté derrière l’ingénieur Blumberg sur des revendications spécifiques (si ce n’est opposées !) de lutte contre les violences policières. Il faut reconnaître qu’il n’y avait pas cette fois-ci de conflit économique : ni revendications contre la taxe à l’exportation de soja, ni contre les entraves à l’achat de dollars, qui ont alimenté les mouvements de 2012.
Sans chercher ã sous-estimer le rôle de cet événement dans la capitale argentine, qui avantage sans aucun doute la droite dans sa course au pouvoir présidentiel, on peut dire que la guerre d’usure de la droite contre le gouvernement n’est pas gagnée d’avance. Aucun secteur capitaliste ne paraît en mesure de faire basculer le combat de manière décisive en sa faveur. C’était donc un nouveau chapitre de la guerre d’usure sans toutefois donner le fin mot de l’histoire. Le saut effectué dans cette bataille avec la demande de mise en examen de la présidente par le procureur Pollicita, poursuivant les accusations de Nisman, ne signe pas encore la mort du gouvernement. La transition de la succession présidentielle s’annonce plus désordonnée que prévu, bien que depuis le Vatican, le pape Bergoglio appelle ã « prendre soin de Cristina ».
La seule issue possible se situe sur la gauche
Le PTS et le FIT, qui ont maintenu une position indépendante des deux camps capitalistes, continuent à lutter pour que la crise du kirchnerisme ne soit pas capitalisée par la droite, mais qu’elle entraîne au contraire toujours plus de secteurs de travailleurs et de la jeunesse qui cherchent une sortie ã gauche et qui ne soutiennent ni le gouvernement, ni les manifestations organisées par la corporation judiciaire ce 18 février. C’est en ce sens que ces organisations d’extrême-gauche insistent sur des mots d’ordre se positionnant à la fois contre le gouvernement et contre son opposition de droite : ouverture des archives des services secrets [7] au grand public et mise en place d’une commission d’enquête pleinement indépendante des partis qui organisent l’impunité, pour que soit révélée la vérité sur la mort de Nisman et la cause des attentats de l’AMIA, comme le demandent les familles de victimes.
Retour sur les mobilisations et le lock-out du patronat agraire en 2008
En 2008, face aux augmentations du prix international du soja, le gouvernement décide de modifier la loi sur les taxes aux exportations de soja. En introduisant un taux variable en fonction de certains barèmes des prix, le gouvernement comptait faire profiter le trésor public de cette conjoncture économique et éviter en même temps des pressions inflationnistes. Les producteurs agraires, petits et grands, qui depuis plusieurs années faisaient des énormes profits, s’y sont opposés, en organisant un lock-out. La loi était passée de justesse chez les députés, mais le vice-président devait trancher ã cause de l’égalité des voix chez les sénateurs. A 3 heures du matin il annonçait son vote négatif et passait dans l’opposition. Ce conflit a fortement divisé la société argentine et seulement quelques partis d’extrême gauche ont maintenu leur indépendance vis-à-vis ses deux secteurs bourgeois en dispute.
NOTASADICIONALES
[1] Mauricio Macri est l’actuel maire (de droite) de la ville de Buenos Aires. Fils d’un des patrons les plus riches d’Argentine, il a commencé sa « carrière politique » par un poste de président du club de football Boca Juniors.
[2] Pour plus de détails, voir : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2015/01/29/argentine-l-affaire-nisman-en-5-points_4565159_3222.html
[3] Clarín est le premier quotidien argentin en nombre de tirages.
[4] Massa est le principal dirigeant de l’opposition de droite au gouvernement, même s’il était kirchnériste il y a quelques années.
[5] Suite au kidnapping et à l’assassinat de son propre fils au printemps 2004, Blumberg avait utilisé l’indignation collective pour organiser des manifestations demandant des lois répressives « pour lutter contre la délinquance » et pour donner plus de pouvoirs à la police. Il s’est ensuite lancé en politique, dans l’opposition de droite au gouvernement Kirchner.
[6] Réalisateur très connu en Argentine et figure de la « gauche » réformiste. Voir http://www.ccr4.org/Le-score-de-Pino-Solanas-et-du-MST
[7] Les services secrets ont joué un rôle très important dans l’enquête sur l’attentat de l’AMIA et il y a de forts indices qui font penser qu’au moins un des « espions » peut être impliqué dans la mort de Nisman.