FT-CI

Argentine :

L’expérience des usines occupées et le contrôle ouvrier

15/06/2002

19 et 20 décembre 2001. Des moments où une histoire différente a surgi, loin des certitudes imposées. Des hommes et des femmes sont sortis de chez eux pour forcer les portes d’un supermarché ou prendre la route avec une haine profonde à la gorge, pour réclamer nourriture et travail. Mais le bruit des casseroles s’est multiplié et a transformé les premières notes discordantes en une marée de sons qui a parcouru les rues et les places publiques en même temps, pour rompre l’état de siège et dénoncer la répression.

Pendant la matinée, un jeune de 20 ans a modifié son itinéraire quotidien en s’éloignant de son bureau ou en se rendant au centre, pour rejoindre des milliers d’autres qui ont commencé plus tard - des minutes, des heures plus tard - la bataille de la Plaza de Mayo. C’était naturel pendant ces deux jours, de rompre avec la légalité qui pendant des années avait motivé les gouvernements, les institutions et les cercles d’intellectuels « progressistes ».

L’évènement, la rupture des évidences. Et la spontanéité qui circulait dans la rue et les places. Mais, en même temps, l’accumulation de désillusions face aux gouvernements et institutions. Mais aussi, l’accumulation d’expériences de lutte, de spontanéité et de conscience. Les derniers « événements » nous poussent ã retourner à l’Histoire pour comprendre ce qui s’est passé et de possibles développements au-delà des temps courts.
Un gouvernement élu dans le cadre de la démocratie « qui nous a oûté si cher » (se lamente un chœur d’historiens respectables) a été renversé par des forces jusque-là expulsées des récits académiques.

Le questionnement de la vieille politique est apparu en décembre : « Qu’ils s’en aillent tous ! » remet en question les idées forgées dans les structures de la démocratie « représentative » de l’Union civique radicale (UCR), du Parti justicialiste (PJ, péroniste), ou du Front pour un pays solidaire (Frepaso, "centre gauche").
Par contre, aujourd’hui nous apercevons également les limites des journées de décembre, qui n’ont pas su empêcher que les vieux partis imposent un nouveau gouvernement bien ã eux au pouvoir, pour se sauver de la crise. Maintenant ils veulent convertir le « Qu’ils s’en aillent tous ! » en une alternance parlementaire ordonnée, pour que rien ne change.

Désespoir social

Les statistiques ou les chiffres semblent avoir perdu toute signification. Un million et demi de nouveaux pauvres au cours des derniers mois. 18 000 000 sous le seuil de la pauvreté. Un licenciement par minute. Les hommes et les femmes pris dans le corralito (appellation donnée au blocage des comptes bancaires par le gouvernement). Dans la périphérie de Rosario, on a abattu des vaches sur la route, Dans la ville, un groupe de cartoneros (glaneurs qui ramassent le papier des poubelles) se sont mobilisés pour réclamer le « droit » aux ordures. Ce sont les expressions du désespoir social qui augmente de jour en jour.

La dévaluation accélère le processus. Comme un monstre vorace la crise économique dévore tout : les aliments, les logements, les fournitures des hôpitaux, les salaires, pendant que des tonnes de céréales s’empilent dans les silos ; de même que le pétrole et le gaz, les fruits de la terre, l’acier, les toiles et briques, les câbles de téléphone. Nous en sommes là .

Au cours des derniers mois, des milliers d’usines ou d’entreprises ont fait faillite ou ont pris des mesures d’urgence. De centaines de milliers de postes de travail ont disparu depuis l’arrivée du gouvernement Duhalde. La chute du salaire réel dépasse 50 %, le système de santé public est à l’agonie. C’est une énorme destruction de forces productives qui se passe sous nos yeux, et les hommes et femmes de la classe laborieuse, qui constituent la principale force productive, portent ces dégâts sur leur dos.

Dans la crise de l’Argentine capitaliste, ce qui condamne de manière irrationnelle des millions à la misère autorise un groupe de banquiers et leurs alliés des organismes financiers internationaux ã exercer un chantage humiliant en réclamant des « plans soutenables ». Ce n’est pas la crise d’un « modèle » ou d’une politique erronée : c’est l’anarchie de la production capitaliste dans un pays dépendant qui était « bon élève » de l’establishment mondial. Ce qui n’empêche pas certains intellectuels de prétendre « réguler » le capitalisme ou trouver des formes de distribution « humanisées » sans mettre en question la domination impérialiste sur le pays, ni les intérêts des grandes banques et des monopoles étrangers et nationaux.

Occasion perdue

19 et 20 décembre. Dans une usine de la zone de Villa Constitución, lors de la pause, des groupes d’ouvriers discutent des images à la télé. Les chars d’assaut contre les femmes, les jeunes qui ont rempli la place publique et les premières barricades fragiles, la démission de Cavallo. « Demain on fait grève ». Une possibilité.
Mais le lendemain était différent, avec un président qui a pris son envol de l’héliport de la Casa Rosada. Les bureaucraties syndicales « officielles » et « dissidentes » ont suspendu la grève générale annoncée. Les grandes usines ont tourné comme toujours jusqu’à la fin décembre.

La classe ouvrière ne faisait pas partie organique, comme classe, des journées que nous avons vécues. Et dire cela n’est pas définir de manière quantitative l’absence d’un « facteur social ».
Comme marxistes, nous connaissons la force historique de la classe ouvrière en tant qu’agent privilégié de la transformation révolutionnaire de la société. Au-delà des apparences et des formes des conjonctures. Nous ne cherchons pas les raccourcis théoriques qui définissent des « nouveaux sujets sociaux » ou reprennent le discours sur la « fin du travail ». Ces discours cherchent ã enterrer les travailleurs, et avec eux la catégorie de classe comme telle. De vaines tentatives, qui ont consommé des milliers de pages imprimées et beaucoup d’argent en chemin.

Par contre, en Argentine on peut encore envisager l’entrée en scène historique de cette énorme force sociale avec l’ensemble du peuple pauvre, avec ses propres méthodes et traditions de lutte pour les recréer au début de ce siècle. Nous voulons participer à la construction d’une histoire qui s’appuie sur ces forces sociales, qui rompe avec les discours et les démystifie, qui se fasse voir hors des écoles et instituts, pour s’ouvrir ã de nouvelles énergies.
En tant que partie de cette tentative de forger une nouvelle histoire militante, nous désirons aborder les processus actuels, et notamment l’expérience d’un groupe de travailleurs qui ont déjà indiqué le chemin d’une nouvelle histoire possible.

Produire « sans patrons »

Il y a un phénomène nouveau, ponctuel, naissant : des travailleurs qui occupent leurs lieux de travail, et devant l’alternative terrible du chômage ã cause de la fermeture ou de la faillite, s’accrochent aux machines et n’abandonnent pas les installations. La partie patronale laisse tomber une entreprise ã cause de la crise. Nous ne partons pas. Malgré les évidences, les gens ne se résignent pas ã perdre leur source de travail.

Il y a des centaines de lieux de travail organisés en Argentine. Déjà , nous pouvons y trouver les éléments d’un nouveau programme de recherche militante.
Quand l’acuité de la crise fait faillir le fonctionnement « normal » du capitalisme, dans ses « marches » des formes peuvent se développer qui ne répondent pas directement aux exigences des relations capitalistes. Coopératives, clubs de troc ne peuvent pas subsister indéfiniment sous la dure loi de la valeur et de la concurrence. Par contre, ils peuvent pousser comme des champignons pendant les crises.

Dans ce cadre, aujourd’hui on retrouve des patrons qui, en commun avec les bureaucraties syndicales ou l’Église, encouragent l’organisation de coopératives de travail « mixtes », où l’on peut décharger le poids de la crise sur le dos des ouvriers, afin d’empêcher les travailleurs de faire un pas au-delà de la légalité capitaliste.

Par contre, avec ce phénomène coopératiste d’autres processus se développent qui peuvent mettre en question les relations capitalistes. Nous croyons que les exemples d’Ingenio la Esperanza ã Jujuy, la Baskonia ã Matanza, lmpa, Panificación 5, Clinica Junin ã Córdoba, Zanon et Brukman ouvrent un travail de recherche nécessaire et de nouvelles problématiques.

Quand un groupe d’ouvriers affirme la possibilité de produire « sans patrons » ne sommes-nous pas devant une nouvelle expérience et une nouvelle conscience ouvrière ? Les secrets du fonctionnement capitaliste ne commencent-ils pas ã se dévoiler quand la production ne se déroule plus selon l’appât du gain du capital mais mobilisée par les besoins des producteurs ? Au cours des derniers mois, deux usines, l’usine de céramiques Zanon de Neuquén [1] et l’usine de textiles Brukman de Buenos Aires sont devenues un pôle de référence, préparées ã produire sous contrôle ouvrier et dans la lutte pour l’étatisation des usines, ou leur expropriation. Elles appellent ã repenser en profondeur la puissance du mouvement ouvrier comme classe quand il commence ã prendre son propre destin entre ses mains.

L’exemple de Zanon et Brukman

L’expérience de lutte des travailleurs des céramiques Zanon est déjà un exemple. Depuis plus de 4 mois ces céramistes impriment trois mots sur leurs emballages : « sous contrôle ouvrier ». Il s’agit d’une des lignes de porcelaines les plus modernes de l’Amérique du Sud.

On a présenté la nouvelle céramique « El obrero » (l’ouvrier) au cours d’une petite cérémonie. Il y a également une série limitée dédiée aux chômeurs du Mouvement des travailleurs sans-emploi (MTD) de Neuquén qui soutiennent depuis des mois la lutte de Zanon ; et également un autre modèle de céramique décoré de gardes mapuches en honneur des communautés aborigènes de la zone qui ont fourni l’argile aux ouvriers. Une céramique est une céramique, mais pas seulement.

Des fonctionnaires de l’ambassade italienne en Argentine ont réclamé dans un communiqué une intervention du gouvernement Duhalde contre les 300 ouvriers qui occupent l’usine Zanon.
État et capital. Ils défendent leurs intérêts au-delà des frontières.
L’entreprise provinciale d’énergie réclame une dette de 100 000 pesos aux ouvriers, tandis que les patrons de Zanon n’avaient pas subi de pressions pour la dette de 500 000 pesos. L’entreprise de gaz a fait sa part. Le syndic de l’État réclame encore l’expulsion par l’intervention des forces de répression. Une bande « mafieuse », sans doute complice de la police provinciale, a même organisé une séquestration, un vol et a proféré des menaces contre les travailleurs.

Comment tant de forces peuvent-elles se déchaîner contre un groupe d’ouvriers qui cherchent ã travailler ?
Le défi des ouvriers de Zanon est grand, parce que cet exemple pourrait être repris par d’autres, devant la magnitude de la crise capitaliste que nous vivons. À plus de 1200 kms de distance du parc industriel de Neuquén, une usine textile - confections Brukman - continue ã rouler sous les mains laborieuses de ses ouvrières et ouvriers. « Brukman est aux travailleurs » chantent les voisins des assemblées populaires, les étudiants et ouvriers du quartier Once de la capitale.

Le 1er mai 2002, il y a eu une manifestation devant les portes de Zanon ã Neuquén. Avec la présence de délégations de Brukman de Buenos Aires, de travailleurs céramistes, du secteur public, d’enseignants, des hôpitaux de Neuquén, qui se sont joints aux étudiants, au MTD et aux organisations de la gauche, ils étaient plus de mille.

Que signifie « contrôle ouvrier » ?

Les lois capitalistes consistent en la séparation des producteurs salariés d’avec les produits de leur travail et du contrôle sur les conditions de ce travail. « L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile ou étrangère. » (Marx) Aliénation par rapport au produit, mais aussi par rapport au processus de production lui-même : « Le produit n’est rien d’autre que le résultat de l’activité, de la production.

Cependant, si le produit du travail est l’aliénation, la production même devient l’aliénation active ; l’activité de l’aliénation. Dans l’extériorité du produit du travail se reflète l’extériorité, l’aliénation de l’activité du travail lui-même. » (Marx). Le contrôle ouvrier à l’intérieur d’une usine commence ã mettre en question cette séparation. L’occupation de l’entreprise le fait aussi, par la mise en question du pouvoir à l’intérieur de l’usine.

Le contrôle ouvrier peut commencer, de manière ponctuelle, comme le contrôle exercé par les ouvriers sur leurs conditions de travail ou des aspects de l’organisation de la production elle-même, par exemple l’imposition de meilleures conditions de sécurité au travail. La revendication de l’ouverture des livres des comptes quand un capitaliste déclare la « crise » vise ã révéler les secrets des affaires capitalistes.

Comme il s’agit d’exercer un contrôle, ceci se rapporte ã une tâche d’observation, à la lutte pour un changement des actions d’un autre, ici, des patrons qui exercent leur pouvoir dans l’usine. Alors, le contrôle ouvrier commence ã installer un double pouvoir au niveau de l’entreprise. La propriété reste entre les mains des capitalistes, mais les producteurs commencent à l’affronter par leur action.

Des exemples de la production sous contrôle ouvrier ont donné lieu ã de riches expériences historiques. En Argentine, dans les années 1970, l’expérience de PASA dans la zone nord de la banlieue de Rosario mérite l’étude. Pendant un mois, il y a eu l’expérience de prise de l’usine avec gestion et contrôle ouvrier sur la production en juillet et août 1974, avec la formation de commissions de production, de sécurité, etc. sur la base de la pratique de la démocratie ouvrière.

Dans le cas de Zanon et de Brukman, en ce moment, la partie patronale ne se présente pas à l’usine. En ce sens, le niveau de contrôle ouvrier atteint aussi la gestion directe sur toute la production, y compris les formes de commercialisation.
À Zanon, les ouvriers organisent la gestion par des résolutions en assemblées générales et assemblées d’ateliers, où l’on décide de la durée du travail, comment préparer de nouveaux modèles de céramiques, comment se procurer les matières premières, comment assurer la sécurité, etc. Les ouvriers établissent de nouvelles formes de solidarité entre eux qui leur permettent de commencer ã faire des pas vers l’autodétermination de classe. Au cours de ces mois, on a démontré la véritable fonction de la majorité des superviseurs ou chefs mis en place par le patron de l’usine en temps « normal » : plus que diriger la production, leur rôle était de maintenir un despotisme permanent sur les travailleurs et leurs tâches.

Le contrôle ouvrier dévoile les secrets de l’exploitation capitaliste. Par exemple, en deux jours de travail, les ouvriers de Zanon ont produit des céramiques d’une valeur supérieure aux coûts salariaux de tout un mois. En même temps il démontre à l’échelle d’un établisse-ment que les travailleurs peuvent contrôler leur propre destin et se gouverner eux-mêmes.

Intégration ou rupture ?

Par contre, une coopérative ou une usine occupée qui produit sous contrôle ouvrier, isolée comme un radeau dans la mer des relations capitalistes de production, ne peut pas se maintenir indéfiniment. Des exemples de coopératives qui, pour ne pas « périr » devant la concurrence capitaliste, finissent par surexploiter leurs travailleurs plus que les autres usines autour d’eux ou qui s’écroulent devant le poids des dettes ou encore devant l’impossibilité de commercialiser leurs produits, sont foison. La coopérative isolée dans le cadre des relations capitalistes n’a pas d’avenir et se limite ã entretenir de vieilles illusions réformistes sur le capital.

La différence entre les coopératives organisées par des secteurs de l’Église ou la bureaucratie syndicale et le cas du contrôle ouvrier de Zanon et Brukman est claire. Une première différence importante est que Zanon donne la priorité ã un niveau digne de salaires ouvriers. Maintenant les travailleurs de Zanon perçoivent des salaires autour de 700 pesos. Pendant que la plupart des coopératives pratiquent des salaires de misère, parce qu’on donne la priorité aux « temps légaux » ou parce que la direction de la coopérative décide de baisser le salaire de ses propres ouvriers pour rester en marche face au poids des dettes.

Les patrons ont tendance ã ne pas respecter le salaire, le droit minimum des esclaves producteurs dans la société capitaliste, face à la crise, pour tenter d’arrêter la chute de leurs profits. Dans les coopératives la logique capitaliste de la plus-value absolue, en réduisant le salaire au-delà des limites de la subsistance et en prolongeant la journée de travail, tend ã s’imposer cruellement aux travailleurs associés.

Dans les cas de Zanon et Brukman les ouvriers ont refusé d’assumer les dettes des patrons, réclamant l’expropriation sans indemnité des usines et leur étatisa-tion, avec contrôle ouvrier sur la production.

La lutte pour l’étatisation des usines sous contrôle ouvrier signale la seule possibilité d’incorporer rapidement plus de travailleurs, et ne pas « rouvrir » avec moins, pendant que le chômage ne cesse d’exploser tout autour. Les travailleurs de Zanon comme ceux de Brukman ont élaboré des propositions concrètes qui permet-tent ã plus de travail-leurs d’y œuvrer avec le capital fixe actuel. En Argentine - ce qui est un des effets de la crise économique - il y a une grande capacité industrielle installée et non utilisée. Sous une planification de la production qui ne serait pas soumise à l’intérêt individuel du capitaliste, on pourrait intégrer plus de travailleurs dans la production étatisée et utilisée pour la satisfaction des besoins de la population, ã travers un plan d’œuvres publiques pour l’habitation, les écoles, les hôpitaux, etc.

Par contre, les coopératives sont une porte de sortie uniquement pour les travailleurs en place et uniquement si elles marchent bien d’un point de vue capitaliste : peu importe si ceux qui achètent la production sont pauvres ou riches, ni si des besoins restent insatisfaits. Elles peuvent embaucher de nouveaux travailleurs, mais dans ce cas elles le font toujours sous de pires conditions et pas comme « coopérants », mais comme salariés des coopérants d’origine.

La démarche des travailleurs de Zanon est différente, dans leur alliance avec les chômeurs du MTD de Neuquén, pour obtenir du travail pour tous. Ces jours-ci, les travailleurs de Zanon sont en train de discuter de l’engagement de 100 chômeurs des différents mouvements de sans-emploi de la région (proportionnellement à leurs effectifs) à la production, dans une « école des métiers » pour concrétiser l’unité des travailleurs et des sans-emploi.

Condamnés ã s’étendre

La question qu’il faut approfondir dans nos recherches est la suivante : est-ce que des expériences de ce genre peuvent se maintenir indéfiniment ? Est-ce que la multiplication évolutive et pacifique des expériences « d’autogestion ouvrière » comme contre-pouvoirs au pouvoir du capital est possible ? La conspiration féroce du patronat, de l’État provincial et national, des forces de répression et de la bureaucratie syndicale contre les travailleurs céramistes indique une réponse opposée.

Si le phénomène de contrôle ouvrier ne s’étend pas au moins ã quelques centaines d’usines dans les zones industrielles principales, comment les travailleurs pourraient-ils résister à la force de l’attaque des classes ennemies ? Quel est son avenir si cette expérience n’est pas défendue par d’autres travailleurs de la zone, et par les mouvements de sans-emploi, de voisins et étudiants qui font de cette cause la leur ?

Pour atteindre ce point il faut surmonter les barrières entre travailleurs et chômeurs, les barrières imposées par les vieux appareils syndicaux entre les ouvriers et le reste du peuple. Enfin, il faut développer une véritable unité entre les travailleurs et le peuple pauvre, faire face à la division existante et devenue « naturelle » entre eux, qui sert à la reproduction des rapports d’exploitation capitalistes.

Les travailleurs de Zanon ont l’intention de dépasser ces barrières. Leur alliance avec le MTD en est l’expression. Leur proposition d’organiser une coordination régionale de travailleurs et de sans-emploi, ã partir d’assemblées et avec des mandats de la base, poursuit le même objectif. Cette question a été avancée avec l’organisation de la Coordination de Alto Valle (la haute vallée du Rio Negro et Rio Neuquén). Leur revendication de l’étatisation de l’usine sous contrôle ouvrier et d’un plan d’œuvres publiques pour créer des emplois et couvrir les besoins fondamentaux de la population contribue aussi ã solidifier cette alliance avec d’autres secteurs populaires.

C’est un fait que d’atteindre une telle unité ouvrière et populaire organique à l’échelle d’une province ou ã fortiori à l’échelle du pays, représente un aiguisement de la lutte des classes car le pouvoir bourgeois serait ainsi remis en question de manière plus large et plus profonde. Cela implique un affrontement croissant non seulement avec le patronat, mais aussi avec la bureaucratie syndicale et l’État.

Par conséquent, nous pensons que le contrôle ouvrier peut être un moment passager dans un processus révolutionnaire, une grande expérience qui prépare les ouvriers plus intensément pour les luttes ã venir. Précisément ã cause de cette dynamique contradictoire, le contrôle ouvrier est une très grande école d’économie planifiée et de lutte anticapitaliste. Il montre ã échelle réduite que les travailleurs peuvent diriger l’ensemble de l’économie, qu’il est donc nécessaire d’exproprier les propriétaires capitalistes et d’affronter leur État et leurs forces répressives. Il montre également la nécessité de l’unité des travailleurs en tant que classe avec l’ensemble des secteurs opprimés, dans de nouvelles organisations démocratiques comme les coordinations qui dépassent le cadre étroit des syndicats établis.

Autogestion de la crise ou socialisation de la richesse ?

Des expériences d’un type différent se développent actuellement en Argentine, où nous voyons que des secteurs de travailleurs, de chômeurs ou de "voisins" des assemblées populaires ont tendance ã se donner les moyens de surmonter la crise économique et sociale aiguë.
Beaucoup d’assemblées populaires de Buenos Aires et Rosario ont proposé la création de potagers communautaires dans les quartiers, de cantines populaires ou de dispensaires médicaux pour résoudre le problème de la faim et la crise sanitaire.

Certaines organisations de sans-emploi comme le MTD de Solano et la Coordination Anibal Verón organisent des micro entreprises : Des boulangeries, des fabriques de briques ou de chaussures, ã partir des plans d’emploi ou de l’attribution d’autres indemnités aux sans-emploi. Nous avons déjà mentionné les coopératives, stimulées dans beaucoup de cas par des secteurs de l’Église et par la Centrale des travailleurs argentins (CTA, troisième syndicat argentin) et ailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Dans certains hôpitaux, les "voisins" rejoignent les médecins et les infirmières pour discuter avec les autorités de la nécessité de cogestion. En prenant ces tendances en compte, des organisations comme le FRENAPO proposent un « budget participatif », déjà voté par la ville de Rosario en s’inspirant de l’exemple de Porto Alegre. Dans la situation argentine actuelle une telle proposition a surtout pour but de soumettre les assemblées populaires aux institutions étatiques, en leur permettant de « décider » seulement de la répartition d’une fraction minuscule du budget.

La tendance chez les travailleurs, les sans-emploi et les "voisins" ã prendre en main la résolution de leurs problèmes est un grand pas en avant après tellement d’années de passivité ou d’attente que des solutions viennent d’ailleurs. Toutefois, la question posée est de savoir s’il faut se résigner à l’autogestion de la crise ou viser à la jouissance de l’ensemble des richesses sociales pour la majorité.
Dans le cas de beaucoup de coopératives, comme nous l’avons expliqué plus haut, les travailleurs finissent par devenir des esclaves, travaillant plus de 12 heures par jour ou réduisent leurs propres salaires pour pouvoir continuer. Dans les entreprises de sans-emploi créées ã partir des plans d’emploi, ils ne reçoivent que le montant dérisoire de 150 Lecop (bons monétaires introduits lors de la crise du peso). Et entre-temps, des millions de travailleurs et sans-emploi continuent ã subir l’agonie de la crise capitaliste. Seule la prise de contrôle sur l’ensemble de l’économie, par l’autogestion de la totalité de la production et de la distribution, permettrait d’entrevoir un avenir digne pour ces millions d’hommes et de femmes.

Les issues autogestionnaires qui ne mettent pas en question l’ensemble des rapports sociaux capitalistes et prétendent mettre en place des enclaves alternatives au milieu de la misère et de l’exploitation capitaliste ne peuvent être autre chose que des illusions momentanées condamnées ã succomber.

Une grande contradiction du système capitaliste se retrouve entre la planification capitaliste à l’intérieur de l’usine et l’anarchie de la production dans son ensemble. La planification capitaliste à l’intérieur de l’usine n’est rien d’autre que le despotisme pur et l’exploitation des travailleurs. Le contrôle ouvrier affronte ce pouvoir patronal à l’intérieur de l’établissement. Or, l’anarchie capitaliste, qui naît du fait que les capitalistes individuels produisent pour réaliser leur propre profit et non pour satisfaire les besoins sociaux, produit ã un pôle la misère et à l’autre la surproduction. D’un côté les millions qui crèvent de faim et de l’autre l’appropriation privée d’énormes richesses sociales produites socialement. Seule la mise en question de l’ensemble des rapports capitalistes, comme totalité économique et politique, ouvre l’espoir d’un avenir digne pour des millions d’Êtres humains, avec la perspective d’une société de libres producteurs associés, le communisme.

Rosario, juin 2002

  • NOTAS
    ADICIONALES
  • [1Neuquén : chef-lieu de la province du même nom, située en Patagonie.

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