Lutte de classes en Argentine
Lear, un conflit historique (et surtout victorieux !)
18/12/2014
Dernière minute [NdR]. Nous reproduisons ci-dessous un article paru dans La Izquierda Diario faisant le point sur la lutte ã Lear, un gros équipementier automobile installé dans la banlieue de Buenos Aires. Depuis les travailleurs ont obtenu une victoire très importante.
Le 16 décembre, la justice a ordonné la réintégration de 27 travailleurs licenciés, ã savoir la totalité de ceux dont la multinationale étatsunienne voulait se débarrasser. Les juges ont donc donné raison aux arguments de l’avocat des travailleurs, détaillés dans cet article. On peut bien sûr s’attendre ã ce que la direction fasse tout ce qui est en son pouvoir de manière ã repousser ou retarder l’application du jugement, qu’elle offre des indemnités plus élevées aux travailleurs licenciés pour les convaincre de partir. Mais il y a fort ã parier que « les indomptables », comme les appellent la presse argentine, ces ouvriers et ouvrières en lutte depuis plus de six mois, ne se laisseront pas faire.
17/12/14
Fernando Scolnik
Hier La Izquierda Diario a publié un article de Edgardo Moyano, avocat des travailleurs de Lear, sur d’une part l’ampleur des attaques vis-à-vis des droits des travailleurs qui visent ã des licenciements massifs ã Lear, et d’autre part, l’inaction du ministère du travail qui, face ã cette situation, refuse de faire appliquer la loi (qui dispose que, lorsqu’une entreprise licencie sans réaliser la Procédure préventive de crise, l’État doit interpeller cette dernière afin qu’elle réincorpore les licenciés). La lutte de Lear, désormais historique, a une double importance comme lutte témoin contre un grave précédent face ã des futurs licenciements. LE CELS de Horacio Verbitsky a fait une importante présentation légale remettant en question le non respect des droits fondamentaux des travailleurs licenciés.
Plus que jamais, la lutte de Lear est une cause de tous les travailleurs et la jeunesse
Alors qu’il est sur le déclin, le kirchnerisme se débarrasse de tous les étendards qu’il a porté pour gouverner après la crise de 2001. Les aspects de son « récit » [de gouvernement au service des classes populaires] qu’il maintient ne font que couvrir un virage ã droite dans différents domaines. Avec la nomination de César Milani à la tête de l’Armée, celle de Sergio Berni au Ministère de l’Intérieur, ou encore la criminalisation des luttes sociales, la question des droits de l’homme a été foulée au pied. Si l’étendard des droits sociaux a été recouvert par la soutane du nouveau meilleur ami de Cristina, le Pape François, aujourd’hui on se centrera sur un aspect central sur lequel le kirchnerisme veut faire un virage ã droite, rendant un grand service aux classes dominantes : la question de l’emploi. Comme le disait Edgardo Moyano, permettre les licenciements ã Lear sans la Procédure préventive de crise, c’est « briser une des ’digues de contention’ face aux licenciements massifs, avec les conséquences que cela implique, ce qui fait que le conflit soit vu comme un cas d’école ».
Il ne s’agit de rien d’autre que d’avancer sur un des piliers du droit du travail contre les travailleurs, pour faciliter les licenciements par les transnationales charognardes comme Lear Corporation. C’est pour cela que la lutte de Lear est la lutte de tous les travailleurs et de la jeunesse, et les licenciés, avec les organisation solidaires, sont prêtes à lutter jusqu’au bout, luttant pas seulement pour la réincorporation des ouvriers, mais aussi, en même temps, contre ce dangereux précédant qui pourrait entraîner d’autres licenciement massifs dans d’autres entreprises.
Pour Moyano « le droit du travail argentin repose sur trois piliers qui visent à la stabilité de l’emploi Le premier est constitué par la Procédure judiciaire obligatoire, et contrôlée par les délégués du personnel, qui s’impose à l’employeur lorsque celui-ci veut licencier des travailleurs. Le deuxième est constitué par le statut des fonctionnaires, très stable en lui-même. Le troisième pilier repose sur la Procédure de prévention de crise (la loi 24.013), qui cherche ã éviter que les entreprises effectuent des licenciements massifs sans aucun contrôle. Dans ces trois situations, le non respect des ces dispositions entraîne la suspension des licenciements ou leur annulation. »
Les licenciements de Lear sont illégaux parce qu’ils violent ce dernier pilier, avec la passivité du Ministère du Travail. Le CELS, une importante organisation de défense des droits de l’homme, animée par le journaliste argentin de renom Horacio Verbitsky, a présenté un dossier serré où étaient listées l’ensemble des atteintes aux droits fondamentaux des travailleurs licenciés.
Vaincre cette connivence illégale entre le Gouvernement national, les pouvoirs de cette transnationale et le SMATA, est essentiel pour tous les travailleurs et la jeunesse, car si elle aboutit, elle deviendrait un dangereux antécédent qui permettrait aux entreprises licencier massivement sans respecter la Procédure préventive de crise, sans autre conséquence que le paiement d’une indemnité plus élevée.
Lutte de classes et droit du travail
Les marxistes considèrent que le droit du travail cristallise le rapport de forces entre les classes. D’une certaine forme, les lois incorporent aussi quelques conquêtes historiques que le mouvement ouvrier a gagné ã travers la lutte de classes, tout comme les limites qu’impose la classe dominante, en commençant par le fait que ce sont « ses » juges qui délibèrent dans les procès. La Procédure préventive de crise met quelques limites à la possibilité de licencier massivement, de manière plus ou moins arbitraire par les entreprises, même si elle est utilisée par les patrons pour licencier massivement avec des indemnités plus faibles ou baisser les salaires en faisant un chantage aux travailleurs quand ils ont de leur côté les directions bureaucratiques des syndicats.
La tentative de liquider un des piliers du droit du travail implique alors une tentative de changer le rapport de forces entre les classes, en autorisant les licenciements massifs.
Les marxistes savent, bien sûr, que les conquêtes des travailleurs s’obtiennent ã travers la lutte et l’organisation de la classe ouvrière, de manière indépendante des classes dominantes et avec ses méthodes historiques de lutte, comme les grèves, les piquets et les manifestations, et que, en dernière instance, on ne peut donner une issue aux problèmes des classes populaires qu’à travers un gouvernement des travailleurs qui se dirige vers une société sans exploiteurs, ni exploités.
En même temps, nous défendons toutes les conquêtes que gagne la classe ouvrière par la lutte au sein du système capitaliste- qu’il s’agissent de ses organisations ou, dans ce ici, des protections inscrites dans le droit du travail, malgré leurs limites. On sait que si les classes dominantes s’en débarrassent, ce sera un point d’appui en moins pour les luttes ouvrières.
La réincorporation de travailleurs à la suite d’une décision de justice – et à l’issue d’une lutte- est un exemple. C’est le cas des travailleurs de Shell de la zone Sud du Grand Buenos Aires, ou de Kraft-Terrabusi, qui ont lutté contre leur licenciement en 2009. Il faut profiter de chaque point d’appui judiciaire qui aille en faveur des travailleurs pour renforcer nos luttes, tandis que les classes dominantes, avec leurs juges et leurs fonctionnaires, vont contre leurs propres lois, ce qui met ã découvert leur système légal face aux travailleurs et à la jeunesse.
D’une manière ou d’une autre, la conclusion doit être que les travailleurs doivent avoir confiance en leurs méthodes de lutte et d’organisation, et qu’ils doivent jouer avec intelligence et méfiance des mécanismes du régime qui peuvent être utilisés ponctuellement.
Dans le cas de Lear, la lutte dure depuis six mois sur tous les terrains, dans les rues et à l’usine au centre, mais aussi en utilisant les voies judiciaires ou la tribune parlementaire de Nicolas del Caño, député du PTS-FIT. Il s’agit un conflit historique pour le mouvement ouvrier argentin qui anticipe la résistance auxquelles feront face les plans patronaux qui veulent décharger la crise sur le dos des travailleurs.
Des centaines de personnalités et organisations entourent de solidarité les travailleurs, dont le CELS, le prix Nobel Adolfo Perez Esquivel, les Mères de la Place de Mai, comme Elia Espen, Nora Cortiñas et Mirta Baravalle, la petite-fille récupérée Maria Victoria Moyano, des députés de la majorité et de l’opposition, des figures comme Osvaldo Bayer ou Norman Briski, des journalistes comme Alejandro Bercovich, des intellectuels comme Eduardo Grüner, des musiciens, artistes, sportifs et des dizaines d’organisations ouvrières et étudiantes, pour ne mentionner qu’une petite partie de ceux qui ont soutenu les ouvriers.
Dans leur lutte, et entourés par cette forces, les travailleurs font face ã de puissants ennemis : la transnationale étasunienne, la bureaucratie syndicale d’une puissante fédération comme le SMATA et le gouvernement.
Face ã eux, se développe un conflit qui en six mois a fait treize journées nationales contre les licenciements, a fait face à la répression de la Gendarmerie, la Police de Buenos Aires et la Police Fédérale, avec des dizaines de blessés et garde-à-vues. Des manifestations regroupant étudiants et ouvriers ont eu lieu, des blocages d’usine, des rencontres ouvrières et une caisse de grève qui a réuni plus d’un million de pesos, comme différentes formes qu’a pris la lutte et qui expriment son importance.
Toute cette force a fait connaître le conflit de Lear dans tout le pays. Avec son mot d’ordre de « plus jamais des familles à la rue », défendu avec les ouvriers de Donnelley, nous avons su gagner la sympathie de millions de personnes. Les dénonciations à la Gendarmerie due à la répression ont remporté de petites victoires, comme la mise à l’écart du policier en civil Galeano et de Lopez Torales, après une infiltration, et la honte nationale du « Gendarme carancho ». De la même façon, à la suite d’une décision prise par la juge Sandra Arroyo Salgado, la Gendarmerie nationale ne peu plus, aujourd’hui, intervenir sur l’autoroute Panaméricaine pour assurer des fonctions de force de répression. Ce sont-là autant de victoires politiques du conflit. « On a gagné le droit de manifester, nous voulons travailler », disaient les ouvriers, même si les forces de l’ordre peuvent intervenir ã n’importe quel moment.
L’intensité de cette lutte est liée ã ce qui est en jeu, c’est-à-dire aux plans du patronat, de la bureaucratie syndicale et de l’appareil répressif de l’Etat. C’est pour cela que cette lutte dure depuis six mois et continue.
Avec la lutte pour les licenciements, se mène aujourd’hui la lutte contre le dangereux précédent que veut imposer le gouvernement de Cristina contre les travailleurs, liquidant un des piliers du droit du travail. Une raison en plus qui fait que ce conflit fait désormais partie du mouvement ouvrier argentin et doit être victorieux.
29/12/14