Les enjeux géopolitiques en Ukraine
05/02/2014
Les évènements en Ukraine dépassent les frontières de ce pays, et déteignent sur ses voisins, notamment les plus puissants : la Russie et l’UE, mais aussi les Etats-Unis. Historiquement, l’Ukraine a joué un rôle économique, politique et militaire clé pour la Russie, dans sa lutte avec les « empires occidentaux » pour le partage des zones d’influence. Et cela aussi bien à l’époque de l’empire des Tsars que pendant la « Guerre Froide » et la période post-Guerre Froide.
En effet, d’un point de vue économique l’Ukraine possède un grand potentiel pour la production agroalimentaire et minière. Elle possède également deux ports très importants dans la Mer Noire : Odessa et Sébastopol. En outre, c’est ã travers le territoire ukrainien que transite l’essentiel du gaz russe ã destination des pays européens (même si dernièrement la Russie essaye de développer des réseaux alternatifs contournant l’Ukraine).
D’un point de vue militaire l’Ukraine est toute aussi fondamentale pour la défense russe. En effet, Moscou se trouve seulement ã 480 kilomètres de la frontière ukrainienne, ce qui la rendrait très vulnérable une fois cette barrière franchie. Bien que dans l’immédiat aucune puissance impérialiste n’envisage d’attaquer et d’envahir la Russie, il est fondamental pour ce pays de garder l’Ukraine sous son influence, dont le territoire pourrait servir de « zone tampon ». C’est cela qui explique d’ailleurs les tensions lors des discussions sur la perspective de l’intégration de l’Ukraine au sein de l’OTAN.
Sous la pression de la crise économique actuelle, cette importance stratégique de l’Ukraine pour la Russie ne fait que s’accentuer. La baisse des prix des matières premières au niveau international ainsi qu’une certaine perte de vitesse de la compétitivité, au niveau national et international, du géant Gazprom, sont des facteurs inquiétants pour les dirigeants russes. C’est dans ce cadre que la Russie essaye depuis un certain moment de « régénérer » son ancienne « zone d’influence » ã travers une politique d’investissements dans les Balkans et dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est (récemment la Russie a octroyé un prêt de 10 milliards d’euros à la Hongrie pour la construction de réacteurs nucléaires) et surtout ã travers la constitution d’une Union Economique Eurasiatique, dans laquelle participeraient des anciennes républiques soviétiques.
Quant à l’UE, on peut dire que le retournement de dernière minute du gouvernement ukrainien a marqué un revers important pour sa « politique de voisinageoriental ». Lors des négociations avec le gouvernement ukrainien, les représentants de l’UE, sûrs de leur réussite, n’ont voulu entendre aucune des demandes de garanties des dirigeants ukrainiens. Ainsi, « à la veille de la rupture, le président Ianoukovitch demandait à l’UE (et aux États-Unis) une aide, face aux pressions du FMI pour honorer ses échéances de court terme, et une compensation de 20 milliards d’euros pour le coût que la Russie infligerait au pays en cas de signature de l’accord d’association. Il demandait en outre une réunion et une concertation avec la Russie, l’UE et l’Ukraine simultanément. La réponse de l’UE fut claire : elle était prête ã se substituer au FMI pour un coup de main, mais... à la condition que soient appliquées les réformes demandées par le FMI. Quant aux compensations, il n’en était pas question. Enfin, les accords d’association étaient contradictoires avec toute participation à l’Union douanière avec la Russie. Presque certains d’une impossible entente de Kiev avec Moscou, les négociateurs de l’UE ajoutèrent une condition politique ã toute avancée avec Kiev : la libération ou au moins le transfert en Allemagne de Ioulia Timochenko pour se faire soigner » [1].
Ce sont les mobilisations récentes qui permettent à l’UE d’envisager de limiter la casse voire de reprendre les discussions avec d’éventuelles nouvelles autorités issues de l’opposition en cas de démission du gouvernement. Cependant, l’idée d’une intégration rapide de l’Ukraine au sein de l’UE est loin de constituer un projet ã court terme pour les dirigeants européens. Avec la situation de crise que traverse l’UE, notamment les pays du Sud, l’intégration d’une Ukraine elle-même submergée dans une crise profonde serait un casse-tête cauchemardesque, sans parler des contradictions qu’une telle situation ouvrirait avec la Russie, qui fera tout pour ne pas perdre cette zone stratégique pour sa défense. C’est une lutte que l’Allemagne, malgré son attitude plus offensive ces derniers temps, est loin de pouvoir mener pour le moment.
Parallèlement, les évènements en Ukraine permettent aux Etats-Unis de reprendre un activisme international ã bas coût - autrement dit, ã travers le financement de partenaires locaux, en évitant les risques qu’impliquerait une opération militaire comme cela a été le cas en Irak ou en Afghanistan. Et cela d’autant plus qu’une telle intervention aujourd’hui dans la « périphérie russe » serait impensable. En effet, depuis un moment, les Etats-Unis cherchent à limiter le rôle que la Russie joue dans des dossiers de la politique internationale aussi sensibles que la Syrie.
Dans le contexte actuel, on ne peut pas encore exclure un scénario de type « yougoslave » pour l’Ukraine, quoique les implications et le contexte politique, économique et social international soient bien différents. Si la polarisation autour de projets bourgeois s’approfondit, si les mobilisations se radicalisent, si les camps en lutte n’arrivent pas ã trouver un accord, et en l’absence d’une alternative qui défende les intérêts des travailleurs et des masses, cette perspective ne serait pas ã négliger. Dans ce cas, il pourrait y avoir une lutte de type « séparatiste » où l’impérialisme et la Russie, avec leurs alliés locaux, se disputeraient l’influence des différents territoires. Cette perspective serait non seulement profondément réactionnaire mais aussi un cauchemar pour l’impérialisme lui-même.
Alors que l’on célèbre cette année les 100 ans du début de la Première Guerre Mondiale, pas un pays impérialiste ne saurait ignorer ce qu’impliquerait « jouer avec le feu » dans une région aussi stratégique pour autant de puissances. En ce sens, on peut penser que, si les masses n’arrivent pas ã donner une autre dynamique aux mobilisations – chapotées actuellement par des secteurs d’extrême-droite – les puissances impérialistes et la Russie chercheront ã imposer un nouveau compromis réactionnaire.
Les conclusions que les masses d’Ukraine tireront de ce nouveau chapitre de leur « drame national », entre leurs actions les plus avancées comme le contrôle de Maïdan et sa traduction politique ã droite, ou celles capitalisée par l’extrême-droite, seront fondamentales pour les luttes dans le futur. Il est clair qu’après la période stalinienne et celle des régimes de restauration capitaliste qui ont touché la Russie et l’Ukraine, la récupération de la conscience de classe du prolétariat ne sera pas facile. Elle passera par de grandes fluctuations. La recomposition de la tradition trotskyste dans la région de l’ex-URSS sera centrale pour pouvoir mener ã bout cette tache et tracer une voie différente aux alternatives impérialistes ou nationalistes réactionnaires qui ont toujours mis en échec les tentatives de libération du peuple ukrainien.
10/2/2014
NOTASADICIONALES
[1] Catherine Samary, « La société ukrainienne entre ses oligarques et sa Troïka », 25/1/2014.