FT-CI

Entretien avec Fatma Ramadan

Luttes ouvrières et syndicats indépendants en Egypte

27/11/2011

Fatma Ramadan est une militante syndicaliste égyptienne de longue date. Elle a commencé ã militer en appui au mouvement des paysans pauvres il y a prés d’une vingtaine d’années. Elle travaille aujourd’hui au ministère du Travail, en tant qu’inspectrice, dans l’une des branches locales du ministère, ã Gizeh, dans la grande banlieue du Caire. Elle expose ici sa vision du processus de recomposition du paysage syndical égyptien, très lié aux mobilisations ouvrières depuis le milieu des années 2000 sans lesquelles on ne peut comprendre les journées de janvier et février ayant conduit au renversement de Moubarak [1].


Dans la photo : Ramadan au cours d’une reunion -Photo Hossam Al-Hamalawy

JP Clech (JPC) : Si on laisse de côté « l’hypothèse facebook », selon laquelle Moubarak aurait été renversé grâce ã twitter, à lire la presse occidentale on a l’impression que le processus ayant conduit au renversement de Moubarak a été le fruit de quelques semaines de mobilisations, entre le 25 janvier et le 11 février. Pourtant je crois que le mécontentement ouvrier grondait depuis longtemps déjà , non ?

Fatma Ramadan (FR) : Dans la chute de Moubarak, le mouvement ouvrier a joué un rôle important, et pas seulement au Caire. Dans la grande banlieue du Caire aussi, et en province, ã Alexandrie, ã Suez, ã Port-Saïd, etc., il y a eu des mobilisations extrêmement importantes. En fait on a commencé ã sentir un vrai renouveau dans le mouvement ouvrier ã partir de 2006-2008, avec d’un côté la grève textile de Al Mahalla en 2006 et de l’autre le mouvement des collecteurs d’impôt foncier en 2007.

Dans plusieurs secteurs il y avait ã cette époque des grèves par rapport aux conditions de travail, par rapport aux salaires, par rapport aux questions de sécurité dans les entreprises. Toutes ces bagarres ont commencé ã faire, progressivement, boule de neige. On a commencé ã se dire, « mais si ã tel endroit, ã Mahalla par exemple, ils ont gagné, pourquoi pas nous ? ».

JPC : On peut parler selon toi, au cours de la seconde moitié des années 2000, de véritable montée ouvrière en Egypte ?

FR : Si on regarde un peu les statistiques, même si elles ne sont pas complètement exactes, en trois ans et demi, sans compter les journées de février 2011, ce sont plus d’un million et demi de travailleurs et de travailleuses qui ont fait grève.

JPC : Mais ces grèves étaient légalessous la dictature de Moubarak ?

FR : Parfois il s’agissait de grèves sauvages, avec des débrayages complètement illégaux. A d’autres moments ça pouvait être des grèves autorisées ou menées avec l’accord tacite de la Confédération des Syndicats Egyptiens (ETUF), dont les dirigeants étaient liés au Parti National Démocratique et au gouvernement, mais qui se trouvaient sous pression des travailleurs.

JPC : Comment a réagi le gouvernementface au mécontentement social ? Quel a été le positionnement du patronat ?

FR : Au début le gouvernement a été plutôt pris de court. Il a parfois accordé à la marge des augmentations ou a fait des concessions. L’essentiel pour le ministère du Travail et le gouvernement, c’était que les syndicats [officiels, liés au régime,] puissent « faire leur travail » : c’’est-à-dire que les directions officielles ne perdent pas la main et puissent participer elles aussi à la répression quand ça commençait ã devenir trop problématique.

C’est vraiment avec les répercussions de la crise économique internationale sur le pays que le gouvernement a commencé ã changer radicalement d’attitude. Non seulement le gouvernement n’était plus disposé ã faire la moindre concession, mais en plus les patrons voulaient en profiter pour ôter des droits aux salariés, pour nous attaquer encore plus durement. C’est alors qu’ont commencé vraiment ã émerger de nouvelles directions syndicales.

JPC : Quel est l’origine de ces nouvelles directions combativesqui ont donné corps à la Fédération des Syndicats Indépendants (ITUF) fin janvier 2011 ?

FR : Certaines sont liées ã des militants syndicalistes qui venaient des anciens syndicats, mais qui étaient honnêtes, à la différence des directions. Dans d’autres cas, il s’agissait de jeunes dirigeants, sans expérience préalable, parfois même pas spécialement politisés.

Le signal le plus fort a été la mise en branle des travailleurs des impôts, des collecteurs d’impôt foncier [en 2007] au sein de la RETA (Real Estate Tax Authority) [et dont le syndicat indépendant, dirigé par Kamal Abou Eita, a été reconnu en avril 2009]. Quand ils ont commencé ã se mettre en grève, pour leurs revendications salariales, ils ont rapidement compris que les syndicats étaient violemment contre eux. C’est ã ce moment-là qu’ils ont commencé ã s’organiser de façon autonome.

Après ils ont été suivi par les travailleurs de la santé [Syndicat Egyptien des Techniciens de la Santé, EHTS, dont le syndicat a été reconnu en décembre 2010], mais aussi par les enseignants [Syndicat des Enseignants Indépendants, ITS]. Et puis ont suivi certains secteurs de la métallurgie, ã Helwan par exemple, [un des bastions ouvriers de l’Est de la capitale], de l’énergie, les retraités même. Dernièrement, je te parle de ces jours-ci, c’est au niveau des transports publics du Caire que les travailleurs sont vraiment en train de faire des pas en avant.

JPC : Quelle est l’attitude du gouvernement d’Essam Sharaf [aujourd’hui démissionnaire] à l’égard des syndicats indépendants ?

FR : Après la révolution, les syndicats indépendants qui étaient nés et qui entre-temps avaient formé l’ITUF ont été reconnus pour certains. Et puis dernièrement [début août] le conseil des ministres a décidé de dissoudre le conseil d’administration de l’ancienne fédération, de l’ETUF, [en raison des élections frauduleuses qui ont présidé ã son élection pour la période 2006-2011].

D’un autre côté, il faut aussi avoir à l’esprit que le gouvernement et le Conseil Suprême des Forces Armées, qui est le vrai pouvoir, car Sharaf n’est qu’une marionnette, font tout pour criminaliser le mouvement social, quand ils le peuvent. C’est ainsi qu’un décret interdisant les grèves a été adopté [le 23 mars dernier] même si actuellement elle est inapplicable. Ils n’ont pas la force de le faire appliquer.

JPC : La situation évolue-t-elle aussi vite que tu le souhaiterais ? Les choses ont-elles vraiment changé pour les travailleurs depuis la chute de Moubarak ?

FR : C’est sûr qu’il y a des obstacles. La vieille bureaucratie contrôlait jusqu’il y a peu l’ensemble des fonds destinés aux retraites et aux pensions par exemple. Rompre avec le syndicat officiel, ça voulait donc dire courir le risque de renoncer ã tes cotisations vieillesse, ou ã tes cotisations maladie. Mais néanmoins le processus s’est approfondi au cours des derniers mois. Mais c’est vrai que globalement, pour les travailleurs, la situation n’a pas complètement changé,loin de là . Il suffit de demander ã Amr de te raconter son parcours.

Amr Shaf : Mon histoire est particulièrement compliquée. Je suis militant au Tagammu [2]. Je suis un dirigeant syndicaliste reconnu sur mon usine textile ã Alexandrie. J’ai été arrêté en 2009, avec cinq autres camarades, pour faits de grève et agitation ouvrière. On a été emprisonnés et puis menacés. On a fait pression sur nous, en nous proposant d’accepter de partir en retraite anticipée, faute de quoi on allait perdre le bénéfice de tout. Tu peux t’imaginer ma situation. Moi j’ai un fils qui doit aller à l’université. Il faut que je nourrisse ma famille. Trois collègues ont accepté. Trois autres, dont moi, ont refusé. J’ai passé 25 mois sans salaire. Alors le tribunal dernièrement m’a donné raison, c’est pour ça d’ailleurs que j’ai fait l’aller-retour entre Alexandrie et Le Caire. C’est lié au climat post-Moubarak bien entendu. Mais l’usine ne veut pas me réintégrer encore. Et la direction ne veut pas m’indemniser ni me payer mes arriérés de salaire. C’est ça la situation pour les travailleurs. Elle est encore très compliquée. Rien n’a vraiment été résolu.

Le Caire, 14/08/11

  • NOTAS
    ADICIONALES
  • [1Les propos ont été recueillis par Jean-Patrick Clech, Jamila M., Marco Rug et Silvia Kristof le 14/08/11 au Caire. L’interview a été rendue possible par Nivine S, militante, comme Fatma, de Renouveau Socialiste (Tagdid). Tagdid est partie prenante du processus de construction de la nouvelle Confédération Syndicale Indépendante (ITUF). Il est issu du groupe Revolutionary Socialist, avec lequel il rompt en 2010 pour créer un courant de gauche radicale large. Tagdid est ainsi partie prenante d’une nouvelle formation de gauche large, l’Alliance Populaire Socialiste (Tahalouf) qui aujourd’hui se présente aux élections législatives avec la Coalition pour la Continuité de la Révolution qui regroupe des partis de gauche, des partis réformistes libéraux comme le Parti Egyptien de la Liberté ou des courants issus des Frères musulmans, comme le Egyptian Current Party. La traduction de cette interview a été assurée par Paolo G.

    [2Le Parti National Unioniste Progressiste plus connu sous le nom de Tagammu est un parti de gauche au sein duquel évoluent plusieurs forces politiques, notamment les communistes égyptiens. Il s’agit d’un des deux courants tolérés sous Moubarak, avec les Frères Musulmans, qui pouvaient se présenter aux élections. Le Tagammu a notamment appuyé le régime moubarakiste dans sa lutte contre l’insurrection islamiste dans le Sud du pays au milieu des années 1990. Presque jusqu’au bout, sa direction a soutenu Moubarak. La base du parti cependant est constituée de nombreux militants ouvriers qui ont été en première ligne dans l’organisation des grèves de résistance. L’orientation droitière de la direction a notamment favorisé la scission de secteurs qui ont rejoint Tahalouf.

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